Né en 1918, mort en 2008, Alexandre Sojenitsyne aurait eu cent ans cette année, il lègue l’héritage d'une liberté enracinée et chrétienne.
Rien ne prédestinait les Lucs-sur-Boulogne à recevoir la visite d'un Prix Nobel. Rien, si ce n'est l'écho tragique de l'Histoire locale. En plein cœur du Bocage, ce village vendéen est un lieu de martyre. En février 1793, 500 civils y furent sauvagement massacrés par les colonnes infernales. Deux siècles plus tard, ce n'est plus le sang qui arrose la terre, mais la pluie. Ce 25 septembre 1993, le soir tombe et il a plu toute la journée. Cela n'a pas découragé la foule - vingt-mille personnes venue écouter un témoin slave à la barbe de prophète. Chacun sait que cet homme au large front a, par sa plume, posé un caillou de taille dans l'engrenage de la « Roue rouge ». C'est Alexandre Soljenitsyne qui leur parle :
« Chers Vendéens ! Il y a deux tiers de siècle, l'enfant que j'étais lisait déjà avec admiration dans les livres les récits évoquant le soulèvement de la Vendée, si courageux, si désespéré. Mais jamais je n'aurais pu imaginer, fût-ce en rêve, que, sur mes vieux jours, j'aurais l'honneur d'inaugurer le monument en l'honneur des héros et victimes de ce soulèvement ». Le vent de l'Oural souffle sur le Bocage. En invitant Alexandre Soljenitsyne, Philippe de Villiers a réalisé un coup de maître. Dans ses mémoires, le Vendéen montre combien ce séjour, loin d'être un simple « voyage d'agrément » participe en fait de la « vision du monde » de Soljenitsyne.
1789 et 1917
L'ancien déporté vient inaugurer le Mémorial des Lucs-sur-Boulogne, vaste espace mémoriel dédié à ceux qui sont tombés, ici, pour la foi de leurs pères. Le grand témoin du « socialisme réalisé », établit des parallèles, des ponts. Comparant 1789 français et 1917 russe, il transmet à son auditoire de précieuses clefs de compréhension, quatre ans après le Bicentenaire de la Révolution française. Un même esprit, affirme-t-il, anime ces deux mouvements : Lumières, régénération, révolution anthropologique. Dans la bouche du dissident, la paternité française du monstre soviétique devient évidente. Pendant la guerre civile russe, les foyers insurrectionnels à éliminer étaient nommés des « Vendées »; dans les plans de dékoulakisation, la Volga recevait le sobriquet de « Loire » en référence aux noyades.
Cette Révolution française qui servit d'exemple aux Bolcheviques, Soljenitsyne en décortique les concepts, montrant l'inanité de notre devise républicaine. Les Sages de la rue Montpensier, qui ont récemment fait de la fraternité un principe constitutionnel, seraient bien inspirés de relire ce passage dans lequel l'auteur affirme que « ce ne sont pas des dispositions sociales qui peuvent faire la véritable fraternité. Elle est d'ordre spirituel ».
Face à la Roue rouge
Le fantôme de 1917 n'aura cessé de poursuivre Soljenitsyne mais ce dernier, en brisant le mur du mensonge, aura fini par chasser le spectre. Il naît en pleine guerre civile, en 1918, orphelin de père. Fils de koulak, il vit une enfance marquée par le dévouement maternel et le dénuement matériel. Il s'en sortira à force d'études : passé par le tamis des Pionniers et du Komsomol, il accède à l'Université et devient ingénieur. Spécialisé dans les sciences dures, il est imprégné de matérialisme historique. Jadis enfant croyant, le voici adulte athée, converti au marxisme-léninisme. Décoré pendant la « Grande guerre patriotique », Soljenitsyne voit cependant son destin basculer en 1945. On l'accuse de critiquer Staline - qu'il surnomme « le Caïd » - dans sa correspondance privée. Pas de quartier : le « travailleur intellectuel » de 27 ans est expédié au bagne. Soljenitsyne connaît la sinistre Loubianka puis un camp de travail forcé, avant d'être envoyé dans une prison réservée aux ingénieurs. Il y est bien mieux loti - le socialisme doit cajoler ses cerveaux - mais, quand le régime lui demande de collaborer à un projet d'espionnage, Soljenitsyne refuse. Face à la machine totalitaire, il se dresse et proclame son mépris du mensonge; thème qui irrigue profondément son œuvre. S'ouvre alors l'ère du Goulag. C'est la période la mieux connue de la vie et de l'œuvre de l'écrivain. D'abord comme toile de fond de ses écrits et comme témoignage à valeur historique. Dans un Occident lâche et parfois complaisant, son cri de la vérité a eu une valeur prophétique. Mais le Goulag, où Soljenitsyne est devenu le matricule Chtch-232, est aussi pour lui un heu de création. Là, dans ces lieux de désolation, où les prisonniers politiques sont mêlés aux voyous, où l'âme se gèle plus vite que la chair, où la brutalité a force de loi, l'artiste commence d'édifier son œuvre légendaire. Mais comment faire sans papier ni encre, quand on est soumis à la fouille ? On doit se débrouiller. Soljenitsyne compose donc, et apprend par cœur son texte, le versifiant au besoin. Il retient et récite, fréquemment, l'œuvre qu'il édifie en secret (12 000 vers). Dans l'enfer du Goulag, face au mystère du Mal, Soljenitsyne retrouve également la foi de son enfance, qui ne le quittera plus. Sa rémission d'un cancer renforce cette détermination : pour le détenu, la vie est un don. Les huit ans de relégation au Goulag touchent à leur fin.
Les événements s enchaînent ensuite. Liberté conditionnelle, réhabilitation, premiers écrits. Il devient une personnalité publique en sortant Une journée d'Ivan Denissovitch en 1956. Sous Krouchtchev cela passe encore. Sous Brejnev Soljenitsyne voit l'étau se resserrer autour de lui. Surveillé, harcelé, il ne peut se rendre à Stockholm chercher son prix Nobel en 1970. Ses proches sont inquiétés, son assistante est arrêtée et se suicide. C'en est trop Soljenitsyne active l’option nucléaire en faisant paraître à Paris (YMCA-Press) un livre faisant l’effet d'une bombe : L’Archipel du Goulag. La ligne rouge est définitivement franchie pour l'ancien bagnard, qui est expulsé d'URSS en 1974.
Le déclin du courage
Sa vie d'exil, surtout en Amérique, n'est pas la moins intéressante des périodes de sa vie. C'est peut-être même celle qui nous parle le plus, aujourd'hui. Celle dont on peut tirer les leçons politiques et spirituelles les plus concrètes. Pendant près de vingt ans, jusqu'à son retour en Russie (1994), Soljenitsyne côtoie le monde occidental. Certes, il vit reclus dans une propriété forestière du Vermont, à l'abri du tumulte de sa notoriété. Mais cela ne l’empêche pas d’observer ce « monde libre » que l'on oppose alors au glacis de l'Est. Et que voit-il ? Qu'à l’est, « c'est la foire du Parti », qui foule aux pieds notre vie intérieure; tandis qu'à l'Ouest, c'est « la foire du Commerce ». C'est le thème de son fameux discours prononcé à l'université d'Harvard, le 8 juin 1978. Alors qu’on aurait pu s'attendre à un discours marqué par le seul anticommunisme, le prophète slave se livre en fait à une analyse bien plus profonde du Mal qui ronge, non seulement sa Sainte Mère Russie, mais tout le monde civilisé. Ces racines du Mal, l’écrivain les fait remonter aux Lumières, voire même à la Renaissance : il pointe du doigt le renoncement spirituel et la folle prétention de l'homme à construire un monde matériel, anthropocentré et froid, qu'il soit socialiste ou libéral. À l’ère des deux blocs, Soljénitsyne renverse la perspective.
Le monde est éclaté, certes, mais « ce qui est effrayant, […] c'est que les principaux morceaux en soient atteints d'une maladie analogue ». Voilà l'Occident libéral repeint pour l'hiver, avec en prime une déconstruction en règle des plaies accablant le consumérisme américain : « juridisme sans âme »; « matérialisme sans bornes »; abrutissement des masses par la publicité, les média et la pornographie; « débridement des passions » quête de confort; civilisation des loisirs et des droits subjectifs au détriment des devoirs… Certes, le totalitarisme soviétique est une calamité, Soljenitsyne l'affirme et le sait mieux que personne. Mais en face, le prétendu contre-modèle s’avère plutôt être un « non-modèle », caractérisé principalement par la lâcheté et le « déclin du courage ». Infatigable pourfendeur du mensonge, Soljenitsyne décoche une flèche mortelle : « Non, je ne peux pas recommander votre société comme idéal pour la transformation de la nôtre ».
De là est née, chez les libéraux américains, une grande défiance à rencontre d'un Soljenitsyne jugé ingrat envers sa patrie d'exil. Mais l'homme est trop amoureux de la vérité pour se taire. Trop amoureux, aussi, de la Sainte Russie pour qu’on lui dévalue tout patrimoine culturel et spirituel propre. Pour lui, l'URSS n est pas la Russie mais son contraire. « Trop souvent, on confond le communisme avec le pays qu'il a conquis la Russie » (L’erreur de l'Occident, 1980). Alors, ses détracteurs usent de calomnie. L’Américain Richard Pipes estime qu'il « sent le pogrom ». On l'accuse d'antisémitisme, procédé employé par L'Humanité ou Témoignage Chrétien. À sa mort en 2008, Mélenchon le qualifie d'« inepte rebouteux ». Hommage du vice à la vertu !
Patriote russe, croyant orthodoxe, chantre d'un redressement national (mais non impérialiste) doublé d'une démocratie locale, l'auteur de L’Archipel du Goulag demeure, pour l’éternité, l'homme de l'authentique liberté. Une liberté qui ne se décrète pas en salle de marchés ni en Soviet mais qui se vit concrètement, par l'expérience de l'enracinement et l'horizon de la vie spirituelle. Avec, en leçon, ce cap donné par le vainqueur du Goulag : « Personne sur la Terre n’a d'autre issue que d'aller toujours plus haut ». Et de donner raison au Français Bernanos : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n’admet pas d'abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » (La France contre les robots, 1946).
François La Choüe monde&vie 27 décembre 2018 n°964