Bande à part, 1964, Jean Luc Godard © Anouchka films / Orsay films / Collection Christophe L
La crise sanitaire nous a privés de la rencontre "charnelle" avec l'art. Mais au royaume de la performance, l'efficacité s'était déjà invitée en vedette dans le monde de la création. Au détriment de l'émotion.
Savons-nous réellement ce qui nous manque quand les théâtres, les musées, les cinémas sont fermés, quand les concerts et les expositions sont annulés ? Sommes-nous seulement persuadés que quelque chose nous manque ? Il est significatif que, plusieurs fois au cours de cette pandémie, les discours politiques aient oublié ce pan de notre vie commune, alors même qu’il représente aussi ce qui devrait intéresser nos pragmatiques décideurs : des emplois et une production de richesses.
La culture est désormais une industrie, qui en croise d’autres puisqu’une visite de château ou d’église, avec ses panneaux explicatifs et ses animations pour enfants, relève davantage du tourisme que de la démarche culturelle.
Et tel est le piège. Une industrie peut se moderniser. S’adapter aux conditions nouvelles de production. Les cinémas sont fermés ? Netflix et Amazon produisent des œuvres originales que chacun pourra regarder dans son coin. Et le théâtre, ça se filme. Les concerts aussi. On peut même visiter des musées grâce à Google Arts… S’il s’agit de se changer les idées, on trouvera bien d’autres moyens.
Tout le monde perçoit pourtant que le passage au virtuel nous prive d’une dimension essentielle. Le partage avec les autres, diront certains. Ou la culture comme élément du « vivre-ensemble »… Du film de super-héros, avalé dans un multiplex en même temps que le pop-corn et après le fast-food, jusqu’au petit festival local d’arts de rue avec échassiers et jongleurs, il n’y aurait qu’un vague continuum fait d’« émotions partagées ».
Expérience individuelle et collective
Mais si une pièce de théâtre ou un concert doivent se vivre en direct, face aux artistes, et un film se voir sur grand écran dans une salle obscure, sans interruption possible pour aller se chercher un verre en cuisine ou ouvrir la porte au chien, ce n’est pas seulement parce que cela contribuerait à souder une communauté dont les membres considèrent de plus en plus qu’ils n’ont rien à faire ensemble que consommer. Cette façon de réduire l’art et la culture à des instruments d’une politique sociale, des prétextes, est la négation même de l’art.
Le spectacle vivant est une expérience à la fois individuelle et collective dont la matérialité, à travers les vibrations, l’émotion commune du public, est le cœur même. C’est cette dimension charnelle qui nous renvoie à notre humanité commune et permet à l’artiste de nous donner à ressentir cette vision qu’il a traduite en notes, en mots, en lumières. Et la nature même de ce spectacle est de constituer un vécu, par essence unique, fruit de la rencontre entre ces spectateurs et ces artistes qui ne redonneront jamais le même spectacle. Il nous reste, bien sûr, l’émotion d’un livre, d’un morceau de musique écouté seul. Mais même un tableau ne s’admire pas dans un ouvrage ou sur un écran. Il faut en percevoir l’ampleur, et les traces du pinceau. De même qu’un livre n’est pas seulement l’histoire qu’il raconte, un tableau n’est pas seulement l’image qu’il donne à voir mais la façon dont le peintre a utilisé la matière de sa peinture pour transcrire sa vision. L’émotion esthétique est un bouleversement du corps.
Inexprimable exception
Ne soyons pourtant pas naïfs ou hypocrites. Ce n’est pas le coronavirus qui porte le plus grand coup à la culture au sens où l’on voudrait entendre ce mot, c’est-à-dire à tout ce qui nous nourrit en tant qu’êtres humains et nous arrache à notre condition d’animaux condamnés à la survie. Encore faut-il justement s’accorder sur les mots. Dans un monde où les « espaces culturels » désignent ces zones d’un supermarché où l’on achète des livres consommables, des jeux vidéo et tout ce que l’industrie du divertissement met à disposition de nos cerveaux fatigués. Dans Roue libre passionnant florilège de ses chroniques dans la Croix et publié chez Flammarion, Cécile Guilbert cite Jean-Luc Godard : « Il y a la culture, qui est la règle, et il y a l’exception, qui est de l’art. Tous disent la règle – ordinateurs, tee-shirts, télévision. Personne ne dit l’exception. Cela ne se dit pas, cela s’écrit – Flaubert, Dostoïevski ; cela se compose – Gershwin, Mozart ; cela se peint – Cézanne, Vermeer ; cela s’enregistre – Antonioni, Vigo. Ou cela se vit, et c’est alors l’art de vivre. Il est de la règle de vouloir la mort de l’exception. »
Dans notre monde où tout est devenu culture, ce qui signifie que la « culture de masse » au sens où l’entendait l’historien Christopher Lasch a éradiqué les formes authentiques de la culture populaire (on serait presque étonné qu’en subsistent quelques traces extraordinaires, comme ces joutes d’improvisation poétique en langue basque, qui attirent quantité de jeunes gens), l’art se trouve désormais écartelé entre les formes industrielles du divertissement et l’instrumentalisation pour servir toutes les causes les plus nobles et les plus « inclusives », et rééduquer les masses rétives. Le coronavirus est-il plus efficace pour détruire toute forme d’émotion esthétique que ce mélange de négation même de l’esthétique et de moralisme complaisant qui constitue le dogme de l’époque ?
La démocratisation de la culture, programme politique de chaque gouvernement depuis qu’existe un ministère dédié, est un échec tragique.
Le plus vertigineux est sans doute la destruction systématique par tous les outils idéologiques et technologiques de la possibilité même d’accueillir l’œuvre d’art et de ressentir cette émotion qui nous fait y participer, en être partie intégrante. Car s’il existe quelque chose d’autre qu’on puisse appeler « culture » et qui ne soit pas de l’ordre de la simple habitude, du divertissement ou de la distinction, cela doit être une façon de nous acclimater à l’expérience esthétique, de nous ouvrir à ses différents langages. La démocratisation de la culture, programme politique de chaque gouvernement depuis qu’existe un ministère dédié, est un échec tragique. Le public des musées, comme celui des concerts classiques, est toujours le même, et, faute de se renouveler, il vieillit. Le constat est violent : nous sommes incapables d’ouvrir à l’art, au plaisir du beau et à l’admiration du patrimoine les générations de futurs citoyens. Le plaidoyer pour l’ouverture des librairies pendant le premier confinement avait d’ailleurs ce côté légèrement élitiste qui le rendait gênant : ceux qui voient les livres comme autre chose qu’un bien de consommation comme les autres ont a priori dans leur bibliothèque suffisamment d’ouvrages qui méritent d’être relus – parce que lire implique de lire une fois, deux fois, dix fois… – de sorte qu’on se demandait à qui, exactement, s’adressaient les proclamations sur le caractère essentiel des librairies.
Il y a, bien sûr, dans la promesse de l’école républicaine, cette idée qu’elle doit, en plus d’apprendre à lire et à compter, donner accès aux œuvres, au patrimoine, à tout ce qui forme un héritage commun et qu’on peut appeler « culture ». Cette promesse s’est peu à peu abîmée, à mesure qu’on reléguait les savoirs au rôle de prétextes pour développer les « compétences » des futurs travailleurs. L’utilitarisme a envahi chaque strate de notre monde. La recherche d’efficacité, de performance, d’optimisation, est sans doute le plus mortel ennemi de l’art et de la culture. Le plus mortel ennemi de l’homme.
Le miracle, heureusement, s’opère malgré tout, parce que l’homme est homme, et parce que l’émotion esthétique est bel et bien un besoin vital, autant que l’intuition que nous portons tous de notre humaine condition. Et ceux que tout éloignait de cette émotion y accèdent pourtant. Pas tous, et cela constitue un scandale qui devrait nous tenir éveillés. Mais en attendant, nous demander comment échapper à la mise en nombres du monde est sans doute la seule façon de défendre réellement cette culture que nous pleurons le temps de l’épidémie.
Source : https://www.marianne.net/