La dimension éthique du socialisme, en tant que combat contre l’injustice, est aussi capitale aux yeux de Blanqui. Une de ses principales critiques contre le positivisme vise son absence de distance critique/morale devant les faits : « Le positivisme exclut l’idée de justice. Il n’admet que la loi du progrès (quand même et) continu, la fatalité. Chaque chose est excellente à son heure puisqu’elle prend place dans la série des perfectionnements (la filiation du progrès). Tout est au mieux toujours. Nul critérium pour apprécier le bon ou le mauvais [20]. »
Blanqui a pourtant la réputation d’être un penseur autoritaire. En effet, ses projets de « dictature révolutionnaire » ou de « dictature parisienne » (« pendant dix ans »), chargée d’éclairer pédagogiquement un peuple encore plongé dans les ténèbres grâce à la « diffusion générale des lumières » –, démarche typique des Encyclopédistes du XVIIIe siècle et de leurs disciples socialistes du XIXe –, sont préoccupants. Toutefois, dans le même texte, il ne condamne pas moins toute tentative autoritaire d’établir un communisme par en haut : « Loin de s’imposer par décret, le communisme doit attendre son avènement des libres résolutions du pays [21]. »
En réalité on trouve, au cœur des écrits de Blanqui, un équilibre instable entre l’illuminisme autoritaire et une profonde sensibilité libertaire. Cette dernière s’exprime, par exemple, dans son éloge de la diversité et du pluralisme au sein du mouvement socialiste : « Proudhoniens et communistes sont également ridicules dans leurs diatribes réciproques, et ils ne comprennent pas l’utilité immense de la diversité dans les doctrines. Chaque nuance, chaque école a sa mission à remplir, sa partie à jouer dans le grand drame révolutionnaire, et si cette multiplicité des systèmes vous semblait funeste, vous méconnaîtriez la plus irrécusable des vérités : « La lumière ne jaillit que de la discussion » [22] ».
Autre aspect étonnant est son attitude face à l’ennemi : autant Blanqui prêche la guerre des classes, dénonce passionnément les exploiteurs, et appelle à la vengeance populaire, autant il répugne à la terreur, à la guillotine et aux pelotons d’exécution. Le pire châtiment qu’il propose pour les contre-révolutionnaires, notamment les agents de l’Église, c’est l’expulsion hors de la France. De ce point de vue, il est plus proche de la démocratie athénienne de l’Antiquité, que du jacobinisme de 1794 (dont il est un critique féroce). Quant aux capitalistes – « la race des vampires » –, l’instruction intégrale du peuple les rendra impuissants et ils finiront par « se résigner au nouveau milieu ». Il n’est pas question de manier contre eux la guillotine : « Qu’on ne s’y trompe pas, la fraternité, c’est l’impossibilité de tuer son frère [23]. »
Blanqui n’est pourtant pas un utopiste ; il refuse de proposer des épures d’avenir, et considère les utopistes doctrinaires comme des « fanatiques amants de la claustration », « maçonnant à l’envi des édifices sociaux pour y claquemurer la postérité ». Convaincu qu’il faut laisser aux générations futures la liberté de choisir leur chemin, il n’attribue à la Révolution que le rôle de déblayer le terrain, ouvrant ainsi « les routes, ou plutôt les sentiers multiples, qui conduisent vers l’ordre nouveau ». Sur ce dernier, il se limite à évoquer les principes les plus généraux du communisme : l’instruction universelle, l’égalité, l’association (et non le partage, qui reproduit la propriété privée). Cet avenir communiste, il le conçoit dans un esprit libertaire, comme une société d’êtres humains « ombrageux comme des chevaux sauvages », chez qui « rien de ce quelque chose d’exécrable et d’exécré qui s’appelle un gouvernement ne pourrait montrer son nez » ; une communauté d’individus libres qui n’admettront « pas une ombre d’autorité, pas un atome de contrainte ». De façon encore plus explicite, il proclame dans un manuscrit (resté inédit de son vivant) de novembre 1848 : « L’Anarchie régulière est l’avenir de l’humanité. […] Le Gouvernement par excellence, fin dernière des sociétés, c’est l’absence de gouvernement […] [24]. »
Ce n’est pas un hasard si, un demi-siècle plus tard, Walter Benjamin s’est inspiré de Blanqui pour insuffler un nouvel esprit révolutionnaire dans un marxisme réduit, par ses épigones, à une misérable poupée automate ?
Auguste Blanqui ou l’histoire à rebrousse-poil
Figure de transition entre le babouvisme républicain, la Charbonnerie conspirative et le mouvement socialiste moderne, Auguste Blanqui illustre, dès les années 1830, la prise de conscience des limites du républicanisme. Certains de ses énoncés semblent annoncer la mue de Marx lui-même, de l’humanisme libéral au socialisme lutte de classe. Plus impitoyablement que lui, il rejette « la burlesque utopie » des fouriéristes qui faisaient leur cour à Louis-Philippe, ainsi que le cléricalisme positiviste d’Auguste Comte. Il entrevoit la transcroissance de l’émancipation seulement politique en émancipation sociale et humaine. Il en nomme la force propulsive – le prolétariat –, bien que le mot précède encore, dans une large mesure, sur la chose telle qu’elle surgira de la grande industrie. Blanqui reste cependant un révolutionnaire de la première moitié du siècle, des révolutions de 1830 et 1848, affilié dès l’âge de 19 ans à la Charbonnerie française.
Sa critique du jacobinisme apparaît originale pour l’époque, sans doute en raison de son héritage babouviste, mais aussi parce qu’il prend conscience des limites d’un certain républicanisme bourgeois. Ainsi critique-t-il durement Robespierre pour avoir, avec la tête de Cloots, « immolé les sujets rebelles réfugiés dans la Révolution française » et avec celle de Chaumette donné des gages aux prêtres. Derrière l’Incorruptible, il voit déjà percer le Bonaparte, « un Napoléon prématuré » ; derrière l’être suprême, la bigoterie républicaine (et le fétichisme encore théologique de l’État) [25].
Une révolution nouvelle se profile donc, qui n’a pas encore reçu son nom. Une révolution spectrale encore, que Michelet baptisait romantique dans son Histoire de la Révolution française, percevant chez les Enragés de 93 « le germe obscur d’une révolution inconnue » : « Les républicains classiques avaient derrière eux un spectre qui marchait vite et les eût gagnés de vitesse : le républicanisme romantique aux cent têtes, aux mille écoles, que nous appelons aujourd’hui socialisme. » Blanqui est, dans une certaine mesure, leur héritier, qui cherche à dépasser l’idée d’une République sans phrases, d’une république tout court, pour mieux en déterminer le contenu social. Ainsi écrit-il en 1848 : « La République serait un mensonge, si elle ne devait être que la substitution d’une forme de gouvernement à une autre. Il ne suffit pas de changer les mots, il faut changer les choses. La République c’est l’émancipation des ouvriers, c’est la fin du régime de l’exploitation ; c’est l’avènement d’un ordre nouveau qui affranchira le travail de la tyrannie du Capital. »
Désormais, la république sera sociale ou ne sera pas. Cet approfondissement social de la révolution politique fait écho à la critique par Marx (dans son article de 1844, À propos de la question juive) de la seule « émancipation politique » au nom de « l’émancipation humaine », et de l’aliénation religieuse muée en aliénation sociale. Blanqui a retenu des cours de Jean-Baptiste-Say une critique encore mal conceptualisée du capital. De même que, pour Marx, le christianisme (notamment dans sa forme protestante) dissocie le privé et le public pour laisser libre cours à l’intérêt égoïste, Blanqui voit dans le protestantisme victorieux « notre contre-pied absolu » en tant que « religion de l’égoïsme et de l’individualité », autrement dit en tant qu’esprit du capitalisme [26].
Quelle force sera capable de porter la révolution nouvelle au-delà des limites atteintes par la Révolution française ? Déjà son allocution du 2 février 1832 devant la Société des amis du peuple présente une analyse lucide de l’antagonisme de classe et de sa dynamique : après la révolution de Juillet, « la haute classe est écrasée, la classe moyenne, qui s’est cachée pendant le combat et l’a désapprouvé, montrant autant d’habileté qu’elle avait montré de prudence, a escamoté le fruit de la victoire remportée malgré elle. Le peuple, qui a tout fait, reste zéro comme devant. Mais le peuple est entré comme un coup de tonnerre sur la scène politique qu’il a enlevée d’assaut et, bien que chassé presque au même instant, il n’en a pas moins fait acte de maître, il a repris sa démission. C’est désormais entre la classe moyenne et lui que va se livrer une guerre acharnée. Ce n’est plus entre les hautes classes et les bourgeois, ceux-ci auront même besoin d’appeler à leur aide leurs anciens ennemis pour mieux lui résister. En effet, la bourgeoisie n’a pas longtemps dissimulé sa haine contre le peuple [27]. »
Dans sa lettre à Maillard du 6 juin 1852, il précise à nouveau, à la lumière des événements de 1848 : « Vous me dites : je ne suis ni bourgeois ni prolétaire. Gare aux mots sans définition, c’est l’instrument favori des intrigants. » On sait depuis à quel point le ni-ni est un tic caractéristique de l’idéologie bourgeoise du juste milieu. Mais que signifie démocrate, si ce n’est un masque œcuménique pour dissimuler la lutte des classes : « Cette mystification toujours renouvelée date de 1789. La classe moyenne lance le peuple contre la noblesse et le clergé, les met par terre et prend leur place. À peine l’ancien régime abattu par l’effort commun, la lutte commence entre les deux alliés vainqueurs, la Bourgeoisie et le Prolétariat. » Dans Le Peuple, Michelet constatait dès 1846 qu’un demi-siècle avait suffi à la bourgeoisie pour tomber le masque de sa cruauté de classe. Après 1848 a fortiori, il est devenu nécessaire d’appeler un chat un chat. Blanqui a cependant de la notion de classe sociale une compréhension plus large et plus ouverte que l’ouvriérisme d’un Tolain (qui préfigure une tendance tenace du mouvement ouvrier français) qui ne veut admettre dans la Ire Internationale et dans le mouvement coopératif que des ouvriers sociologiquement certifiés. Blanqui est au contraire pour y accueillir tous « les déclassés » (nous dirions les exclus et les précaires), qui « sont aujourd’hui le ferment secret qui gonfle sourdement la masse et l’empêche de s’affaisser dans le marasme. Demain, ils seront la réserve de la révolution ».
À suivre