Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Vers le royaume

Balzac avait voulu, dans le roman éponyme, se hasarder dans ce qu’il appelait L’envers de l’histoire contemporaine. C’est un peu le projet de trois romanciers qu s’expriment dans la revue Ligne de risque : Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz. Mais qu’est-ce que l’envers de l’histoire ? Le revers du canevas, l’éternité… ou son contraire, l’immortalité transhumaniste que l’homme se donne à lui-même !

Le livre commence sur un constat, arraché à un sdf, qui a élu domicile Place de la République à Paris : « On m’a tout volé », lit-on sur un grand écriteau qui lui cache la poitrine. L’idée mère de nos trois complices est que nous pourrions tous porter cet écriteau. La modernité, les Lumières, la Révolution française mais aussi le nazisme et le communisme nous ont tout volé.

Le monde se réduit à la logique des systèmes que l’homme a mis en place. Sa seule réalité est la cybernétique. À force d’automatisme, de calculs et de codes, nous nous retrouvons dans le monde virtuel et parce que dans l’opération, nous avons perdu la liberté de notre esprit, avec le rythme qui lui est propre, il est juste de dire que le Dispositif nous a tout volé. Il faut chercher à nous retrouver nous-mêmes, et, pour ces trois romanciers, c’est la littérature, son verbe ou le leur, qui nous y aidera. Ils lancent donc, comme une bouteille a la mer, leur appel des derniers jours. Et ils posent la question : comment échapper au Dispositif ? Comment retrouver la liberté ? Il s’agit pour chacun de se soustraire à « la stupeur du monde », cette stupeur qui nous rend tous interchangeables dans le grand Œuvre comptable du Dispositif et pour cela il importe à nouveau de croire dans l’histoire.

L’histoire n’est pas une suite incohérente d’événements qui seraient tous régis par la loi des plus forts. C’est un récit sacré, fait de coïncidences enthousiasmantes ou terribles, qui nous raconte, sans s’en donner l’air, notre propre histoire, mais surtout, Nietzsche l’avait bien compris, qui nous murmure à l’oreille l’histoire de ce Dieu, si solidaire de l’homme, qu’il parait mort, lui aussi empoisonné par le Dispositif. Vous lirez dans ces pages des choses que vous n’avez sans doute jamais lu ailleurs, par exemple la conversation entre Marmontel et Chamfort sur le sens caché de cette Révolution française, qui veut faire époque dans un recommencement de l’histoire. Vous découvrirez aussi que Hitler est, selon ses propres dires, le pur produit du Dispositif, et qu’il unissait dans la même exécration le judaïsme et le christianisme. Cette histoire, qui est proprement l’envers de l’histoire contemporaine, n’est pas constituée de souvenirs du passé, elle est ce qui du passé forme aujourd’hui notre présent. Elle est ce qui peut nous permettre de nous comprendre, en puisant dans cette connaissance  les ressources qui nous feront échapper au Dispositif.

Mais je leur laisse la parole à propos des Lumières : « Pour Emmanuel Kant, les Lumières furent le moment historique ou l’espèce humaine sort de sa minorité et devient adulte. Ce qu’il n’a pas anticipé c’est l’aspect coudé et sinueux que prendront les Temps modernes au moment de leur apothéose. On veut atteindre un but : l’émancipation humaine. Et par une déviation inattendue, on aboutit à son contraire le comble de la servitude ». « De la liberté absolue j’en arrive au despotisme absolu » marmonnait le Chigalev de Dostoievski. C'est tout le paradoxe de la modernité : la liberté mute en despotisme a l’ombre de Dame Guillotine. Comme l’immortalité est le contraire de l’éternité parce que c’est une fabrication humaine qui croit l’avoir remplacée et qui l’a seulement fait oublier.

Dans la partie suivante, “Le sacrifice d’Israël”. c’est justement à un exercice de mémoire que se livrent nos auteurs, mémoire de la Shoah, dont le récit est déjà esquissé dans la Bible lorsque Amann le ministre d’Assuerus roi des Perses organise la destruction des juifs dans l’immense empire de son maitre. C’est une femme Esther (la cachée) l’une des épouses de l’Empereur, qui lui fait prendre conscience de l’horreur. Renversement de situation : c’est Amann qui va mourir. Yahvé est bien ici le goël d’Israël, le rédempteur. De la même façon aujourd’hui c’est une rédemption, c’est un racheteur (goël), un renverseur de situation que nous attendons pour sortir du Dispositif.

Le livre, vaste quête littéraire et historique, se termine par la bonne nouvelle le royaume est possible. Il n’est pas hors d’atteinte. C’est une expérience intime qui nous est proposée : « Écoutez ! Voila que s’allume un passage en vous. Quelque chose s’ouvre et respire. C’est un endroit que vous ne connaissez pas, aussi ténu qu'une brise entre deux fleurs des champs et c’est extraordinaire vous sentez que rien encore n’est venu toucher ce lieu, que la société n’y a aucune part. Il y a en vous un endroit indemne, absolument séparé, vers lequel vous vous mettez à marcher : c’est le Royaume ». Tout est accompli !

Yannick Haenel, François Meyronnis, Valentin Retz, Tout est accompli, éd. Grasset, 364 p., 22 €

Abbé G. de Tanoüarn monde&vie 5 décembre 2019 n°979

Les commentaires sont fermés.