Thomas Sankara est avec Patrice Lumumba l’un des grands leaders africains du siècle passé. Celui qui transforma la Haute-Volta, nom issu de la colonisation, en Burkina Faso, « terre des hommes intègres », lança une révolution que son assassinat, en 1987, empêcha de mener à son terme. Francois de Negroni, alors jeune coopérant, l'avait croisé. Une nuit a Majunga livre les détails de cette rencontre.
L’essayiste Francois de Negroni a fait paraitre dernièrement un livre tout à fait curieux, entre témoignage historique, journal intime, digression politique et souvenir romance : Une nuit a Majunga. Dans ce texte dont l’action se situe a Madagascar au début des années 1970, il relate sa rencontre avec Thomas Sankara, futur héros de la révolution voltaïque. Jeune coopérant, Negroni enseigne alors les sciences humaines à l’Université de Tananarive et doit accompagner trois élèves officiers (deux Tchadiens et Sankara) envoyés par leur académie militaire en formation à Majunga, cité portuaire du nord-ouest du pays.
Après une journée de travail, ils finissent la soirée dans un bar interlope. Alors que les deux Tchadiens parviennent à s’isoler avec des filles en se faisant passer, sur le conseil de Negroni, pour des Afro-Américains en voyage d’affaires (les deux pages consacrées au « racisme » des prostituées malgaches à l’égard de leurs frères noirs d’Afrique sont riches d’enseignements !), le narrateur se retrouve seul avec Sankara. Commence alors entre eux une longue conversation qui durera jusqu’a l’aube sur des sujets aussi différents que la décolonisation, l’ethnologie, le sport, le cinéma ou encore l’œuvre de Michel Delpech... « Nous bavardâmes jusqu’à la clôture, écrit l’auteur, au bout de la nuit, sans succomber un seul instant à l’esprit de sérieux. »
Negroni est impressionne par ce jeune homme calme et instruit, par sa connaissance du marxisme (y compris de l’œuvre de Lénine, pourtant interdite en Haute-Volta) comme par son gout d’esthète pour le « Nietzsche prométhéen ». Il prend toutefois un malin plaisir à démolir méthodiquement tous les auteurs de gauche dont Sankara lui dit du bien, à commencer par René Dumont (auprès duquel le révolutionnaire ira pourtant chercher conseil après sa prise de pouvoir).
Les deux hommes ont a peu près le même âge et éprouvent une même sympathie pour les luttes de libération nationale de l’Afrique, mais si le jeune militaire fait preuve d’un certain volontarisme a partir de quelques idées simples et concrètes (il n’abat pas encore toutes ses cartes et n’anticipe sans doute pas la révolution dont il sera l’acteur), le Corse, plus roublard et volontiers sarcastique, semble meilleur pour détricoter la mascarade mise en place par les coopérants français sur le continent noir, plutôt que pour percevoir les forces de régénération l’oeuvre sur ledit continent. Il ne partage pas la confiance de son interlocuteur sur le rôle positif des ONG occidentales et se moque un peu de sa conception « maoïste » des révoltes paysannes. Lors d’une seconde rencontre en 1987, soit peu de temps avant l’assassinat de Sankara, Negroni reconnaitra d’ailleurs : « Nous ne sommes plus au bordel philosophique, mais en présence d’un homme confronte à la praxis du pouvoir. [...] La frivolité n’est pas de mise, ni les beaux atours de pédanterie allumée. »
On aurait toutefois tort de tancer l’auteur, qui se définit lui-même comme un « évanescent professeur de station balnéaire, polémiste vagabond et désaffilié », car sa vision de l'Afrique, du néo-colonianisme et des mille petites mesquineries des fonctionnaires occidentaux brassant de l’air qu’il observe autour de lui, annonce déjà cet heureux mélange de matérialisme perspicace, d’irrévérence pugilistique, d’ironie féroce et de sociologie très politiquement incorrecte qui caractérisera bientôt la petite équipe d’intellectuels réunis autour du philosophe Michel Clouscard.
Le refus des mises en scène tropicales
Proposant en annexe du livre un entretien qu’il a accordé à Jean Cau pour Paris Match en 1977, Negroni laisse libre cours à sa critique d’un milieu qu’il connait bien. Extrait : « Tout universitaire qui se respecte ramène de ses vacances en coopération la thèse qui fera de lui un des spécialistes à vie du Tiers-Monde. [...] Les grandes vacances dans le Tiers-Monde ne sont pour eux que le prétexte a la mise en scène tropicale de leurs angoisses ou de leurs impuissances. [...] Ils s’efforcent de rompre avec les comportements autoritaires instaurés par la colonisation. Ils veulent être aimés par leurs assistés et pratiquent la démagogie en virtuoses. Respecter la “dignité de l’indigène” cela consiste pour les coopérants à vouvoyer leurs boys tout en les exploitant aussi allègrement que par le passé. » Ces boys qui ne sont que les « cobayes à domicile de la relation interraciale paternaliste ». Un réquisitoire moqueur et implacable qui lui vaudra bien des inimitiés.
Les admirateurs de Thomas Sankara trouveront peut-être que leur héros n’est ici utilisé que comme prétexte pour parler de bien d’autres choses (un peu comme pour Clouscard dans le livre que lui a consacré ce même auteur ?) et ils n’auront pas tort. Mais c’est justement ce talent pour la digression qui caractérise Negroni, et le portrait du jeune militaire voltaïque dessiné dans la décontraction d’un bar malgache n’en est pas moins précieux et inédit. Pour redécouvrir le Sankara tribun, le Sankara révolutionnaire, on se reportera à l’anthologie de ses discours publiée il y a quelques années par Kontre-Kulture ou au passionnant documentaire de Christophe Cupelin, Capitaine Thomas Sankara.
Dans l’anthologie comme dans le film, on découvre un leader populaire d’une grande intégrité - à l’image du nouveau nom qu’il avait donné a son pays Burkina Faso (« la terre des hommes intègres ») patriote, épris de justice sociale et artisan d’un nouveau type de développement endogène en rupture avec l’exploitation néocolonialiste. Lutte contre la pauvreté, la corruption et les dépenses somptuaires, réformes agraires, campagne de vaccination de masse, tentative « écologiste » d’endiguer la déforestation et la désertification, marche déterminée vers la souveraineté alimentaire, solidarité panatricaine : autant de chantiers entamés par l’officier burkinabé durant sa brève carrière d’homme d’Etat. Fustigeant le « fantochisme » et l’impérialisme dans un langage fleuri (« les hiboux au regard gluant, les caméléons équilibristes, les renards terrorisés, les pintades orgueilleuses... »), ses discours, construits sur une rhétorique incantatoire faite d’anaphores et d’appels directs à son auditoire, révèlent une figure charismatique souvent méconnue en Europe.
Confiant dans une révolution qu’il voyait comme la rencontre historique des aspirations du peuple et de celles de l’armée, laquelle n’est jamais qu’un détachement du peuple et non un corps professionnel - « les peuples conscients assumant eux-mêmes la défense de leur patrie » -, il fait remarquer dans sa première conférence de presse qu’il s’agit du « premier régime militaire à n’avoir pas établi [son] quartier général dans un camp militaire ». Il y a bien, comme l’avait relevé Negroni, des accents maoïstes dans cet éloge d’une armée populaire qui « sera aux champs, élèvera des troupeaux de boeufs, de moutons et de la volaille, construira des écoles et des dispensaires, entretiendra les routes, etc. ». Sur le front intérieur, Sankara faisait planter des arbres, nationalisait les entreprises, expropriait les propriétaires coupables de s’être comportés en accapareurs, purgeait l’État de ses fonctionnaires les plus parasitaires, supprimait le paiement des loyers pendant une année pour permettre aux plus pauvres de se remettre à flot, faisait fermer les night-clubs, considérés comme des ghettos bourgeois, pour leur substituer des bals populaires, faisait remplacer les anciennes voitures de fonction luxueuses par des Renault 5...
Une de ses plus grandes réformes aura peut-être été celle consacrée à l’amélioration de la situation des femmes alphabétisation des filles, lutte contre l’excision et contre les violences, instauration d’une nouvelle morale conjugale fondée sur l’amour, la responsabilité et le respect, nomination de trois femmes ministres dans le nouveau gouvernement.
Sur le plan extérieur, il avait rejoint le mouvement des non-alignés, dynamique internationale qu’il voyait comme « ce refus d’être l’herbe que les éléphants dans leurs affrontements piétinent impunément » et, à cette tribune, il s’en prenait à la persécution « ethno-fasciste » du sionisme à l’encontre du peuple palestinien et au régime d’apartheid sud-africain, se désolant de voir la France de Mitterrand leur donner un blanc-seing. Quant à la dette des pays du Tiers-monde, son discours était sans équivoque : « Si nous ne payons pas, nos bailleurs de fond ne mourront pas de faim, soyez-en surs, mais si nous payons, notre peuple mourra de faim, soyez-en surs également. » Très loin des dérives du socialisme réel, des crimes de masse du communisme et des trahisons de la sociale-démocratie, nous avons la le cas historique d’un modèle de révolution progressiste fauchée pour ainsi dire à l’état d’innocence, comme ce put être le cas sous nos latitudes avec la Commune de Paris.
Francois de Negroni, Une nuit à Majunga, Materia scritta, 2016, 148 p., 14€
Thomas Sankara, Anthologie des discours, Kontre-Kulture, 2013, 213 p., 13 €
Christophe Cupelin, Capitaine Thomas Sankara, Cineworx, 2074, 90 minutes.
David L’Epée éléments N°164