Le politique et l’homme d’État s’effacent et laissent la place au peintre et au poète. Les premières lignes ont quelque chose de vague et de terrible ; à la nouvelle du danger couru par Agrippine un peuple considérable s’est porté sur la plage ; à la lueur des torches on se demande avec une anxiété croissante les nouvelles de l’impératrice ; la troupe d’Anicet, armée, menaçante, refoule loin de la villa ces groupes nocturnes ; le silence succède au tumulte, la solitude se fait tout autour. Les portes sont enfoncées, les serviteurs massacrés ; Anicet pénètre dans la chambre impériale ; il n’y a qu’une faible lumière et qu’une seule femme auprès d’Agrippine qui se demande avec angoisse pourquoi ce subit changement dans l’aspect du rivage. Serait-ce l’annonce de ses derniers moments ? Le tumulte des soldats confirme ses craintes. Et comme la servante effrayée s’enfuit à ce fracas : — Et toi aussi tu m’abandonnes, murmure-t-elle, et pressée de tous côtés par les soldats d’Anicet, elle leur présente son sein en s’écriant : ventrum feri ! 16 et tombe percée de coups.
Telle est la catastrophe de ce drame où s’agitent toutes les dépravations et les misères d’une nation et d’une cour corrompue.
Cette corruption intérieure n’était pas le seul nuage qui planât sur le ciel de Rome. L’orage s’amoncelait vers le nord, où les tribus germaines pressées d’un côté par les mers et les solitudes, de l’autre par les aigles impériales devaient tôt ou tard avoir une revanche éclatante et terrible. Si les provinces fermentaient et se montraient impatientes du joug romain, si Rome descendait de jour en jour les échelons de sa gloire et de sa grandeur passée, il y avait sur le Danube et sur le Rhin, des peuples jeunes, hardis, indomptés, sauvages et belliqueux qui n’avaient besoin que d’un prétexte ou d’un chef pour se précipiter sur l’empire et l’écraser de leur masse. Tacite fut le premier à sonner le tocsin. 17 Car sa Germanie qu’on a voulu réduire aux mesquines proportions d’une satire 18 est sans doute le résultat de ses observations durant ses voyages à la suite d’Agricola 19.
Ailleurs, n’a-t-il pas exprimé les sentiments des barbares, en même temps que ses prévisions, dans la fière harangue de Galgacus : et nullae ultra terrae ac ne quidem mare securum, imminente classe romana. Ita praelium atque arma quae fortibus honesta, eadem etiam ignavis tutissima sunt… Nos terrarum ac libertatis extremos… Sed nulla jam ultra gens, nihil nisi flectus et saxa ; et infestiores Romani quorum superbiam frustra per obsequium et modestiam affugeris. Raptores orbis, postquam cuncta vastantibus defuere terrae, et mare scrutantur ; si locuples hostis est, avari, si pauper, ambitiosi… aufrere, trucidare, rapere, falsis nominibus imperium, atque ubi solitudinem faciunt, pacem appellant... 20 Sans doute le chef breton n’exprima pas ses sentiments avec cette énergie et cette profondeur ; mais on ne peut nier que ces idées ne flottassent dans les esprits, chez les voisins de Rome aussi bien que dans ses provinces, vers les IIIe et IVe siècles. Tacite les a devancées : il a vu par où s’écroulerait le colosse aux pieds d’argile, l’alliance des provinces avec les barbares débordant de toutes parts. Quelle ressource possèdent encore les Romains ? Leurs armées ? écoutez Tacite parlant par la bouche de Galgacus : Omnia victoriae incitamenta pro nobis sunt ; nullae Romanes conjuges accendunt, nulli parentes fugam exprobraturi sunt ; aut nulla plerisque patria aut alia est ; paucos numero… 21
Les mercenaires n’ont pu défendre Carthage, pourront-ils défendre Rome ? Ils ne le voudront pas — et l’historien constate une fois encore le plus douloureux symptôme d’abaissement chez un peuple : la perte de l’esprit public.
C’est ainsi que Tacite jetait autour de lui ses regards scrutateurs et qu’il s’écriait avec le paysan de Jérusalem : Voix du côté de l’Orient, voix du côté de l’Occident, voix du côté des quatre vents, voix contre Jérusalem et contre le temple, voix contre tout le peuple ! Malheur ! Malheur sur Jérusalem ! 22 Et il ajouterait volontiers, lui aussi : Malheur à moi ! Car au milieu des ruines, voyant s’écrouler les murailles et s’effondrer les tours, témoin dans un siècle d’oubli et de festins qui dansait sur les cadavres et les débris amoncelés, que lui reste-t-il que de pousser cette dernière clameur, novissima verba 23, et après avoir rempli le sacerdoce historique qu’il s’était imposé d’exhaler le consommatus est de la langue, de la vertu et de la grandeur de Rome ? 24
Il n’est pas donné à tous de sentir et de comprendre des hommes de cette trempe ; les génies sublimes et puissants ne sont pas accessibles à tous les esprits ; il est une médiocrité qui s’effraie, qui s’indigne, qui se scandalise des plus vigoureux élans, des touches les plus profondes ; malheureusement le vent fait souvent tourner les têtes de ce côté-là 25, et c'est cette médiocrité d'intelligence et de goût qui domine dans la foule et fait l'opinion.
Si 26 l’on jette un coup d’œil sur l’histoire littéraire, on en sera bientôt convaincu. Homère et Eschyle tant admirés dans l’Antiquité furent plutôt subis qu’acceptés par les modernes jusqu’au XIXe siècle. Aristophane effarouche Fénelon et Boileau ; Lucrèce est oublié pendant des siècles ; Plaute et Juvénal sont sacrifiés à Horace et à Térence ; Dante est parodié par Voltaire, Shakespeare est traité de sauvage ivre par le même personnage : à cette liste de glorieux martyrs de la routine et du purisme il ne manquait plus que Tacite, et Tacite a subi le sort commun. Il a eu ses détracteurs, et ses Aristarques, bonnes gens qui ont regardé au microscope des hardiesses qui étonnent déjà à l’œil nu. Fénelon entre autres lui fait son procès (et sans rire) sur l’énergique brièveté de son style, sur la profondeur de sa politique et l’audace de ses peintures et de ses idées. Longues phrases que résume sa bienheureuse devise Ne quid nimis — en vertu de quoi, défense d’être trop beau. Vive Horace ! vive Térence ! mesure parfaite, goût exquis, art délicat, tout se trouve à son juste degré chez ces heureux écrivains. Mais Tacite ! mais Juvénal ! Allons donc ! ils ne laissent pas de repos à nos imaginations, on est toujours hors d’haleine à les suivre, ce qui est très malsain.
Tels étaient la plupart des critiques au XVIIe siècle ; mais notons vite une illustre exception : Bossuet qui appelait Tacite le plus grave des historiens, et celui qui burina le portrait de Cromwell devait s’y entendre.
À l’âge suivant, Tacite ne fut pas plus heureux. Arouet, triste roi d’une triste époque, menait à l’assaut du grand historien la tourbe du XVIIIe siècle, le traitait de hâbleur, et réhabilitait Agrippine et Néron, Tibère et Domitien. Tel patron, tels clients. Toutes ces réclamations ne valent pas grand chose partant d’une telle bouche : mais quand bien même on voudrait prendre Voltaire au sérieux (qui s’en met d’ailleurs peu en peine), il ne serait pas difficile de renverser tout son échafaudage ; car tout ce que dit Tacite sur l’état de Rome au temps des empereurs est confirmé par Juvénal !
— Juvénal ! mais je le récuse ! oubliez-vous que, selon le vers de l’immortel Boileau, ce poète
Poussa jusqu’à l’excès sa mordante hyperbole ?
— Au diable votre immortel Boileau, devant lequel Juvénal s’incline au moins autant que Racine devant Chapelain ! Passons donc condamnation là-dessus ; item sur les auteurs chrétiens excommuniés d’Arouet, mais Suétone? Suétone qui sur le même ton et avec la même placidité retrace la vie de Néron et celle d’Horace ! Qu’en dites-vous… ?
— Suétone ? ah ! saperlotte ! je n’y avais pourtant pas pensé ! au fait : Testis unus, testis nullus, vous le savez bien !
— Quelle belle chose que d’avoir si bien étudié le droit ! dit Paul Albert : il a bien raison.
À suivre