Le 18 mai 1565, la flotte turque débarque sur les côtes de Malte une armée de près de 30 000 hommes, un important parc d’artillerie et tout un appareil logistique pour le déploiement de cette immense force. L’objectif : s’emparer de l’île, verrou de la Méditerranée occidentale défendue par les Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem – plus connus sous le nom d’Hospitaliers. Après quatre mois ininterrompus de siège rythmés par des assauts sanglants et des bombardements destructeurs, les Turcs doivent rembarquer : l’ordre, secouru par les Espagnols, a tenu le choc jusqu’au bout malgré des effectifs nettement inférieurs.
Le contexte
Les XVe-XVIe siècles sont marqués par l’expansion apparemment inexorable de l’Empire ottoman : après la chute du royaume serbe en 1389 acquise à la bataille du Champ des Merles (Kosovo Polje), les Ottomans s’emparent de la multiséculaire Constantinople en 1453, la pillent et en font leur capitale, Istanbul. En 1522, le dernier vestige des états croisés d’Orient, Rhodes, tenue par les Hospitaliers, tombe aux mains des Turcs, qui contrôlent ainsi toute la Méditerranée orientale. En 1526, c’est le puissant royaume de Hongrie qui s’effondre après le désastre de Mohàcs, et en 1533 c’est au tour du Maghreb de se soumettre avec la prise d’Alger par les galères turques, tandis qu’à l’est Bagdad est conquise l’année suivante.
Les chrétiens divisés par les guerres de religions sont incapables de réagir de manière coordonnée et efficace pour lutter contre l’envahisseur musulman qui razzie sans vergogne l’Italie et l’Europe orientale, Vienne subissant même un premier siège en 1529. Une véritable terreur s’empare des populations chrétiennes balkaniques et hongroises, le Turc étant perçu comme l’incarnation du courroux divin, un nouveau fléau de Dieu venu punir les pécheurs.
Pourtant plusieurs puissances chrétiennes décident de faire barrage à l’empire musulman, dont l’influence s’étend désormais sur tout le Maghreb et menace la péninsule ibérique. L’empire des Habsbourg, implanté à Madrid comme à Vienne, est le premier à réagir. Charles Quint (1500–1558) lance une expédition contre Tunis en 1535, l’occupant brièvement, mais sans pousser l’avantage plus loin. En 1538, le Pape le persuade de s’allier à Venise et Gênes dans une « Sainte Ligue » pour repousser les Turcs alors en opération dans les montagnes albanaises. La flotte réunie est malheureusement vaincue à la bataille de Préveza en 1538 par le célèbre Barberousse. Ce nouveau revers entérine un état de fait humiliant pour la chrétienté : les Turcs leurs sont militairement supérieurs.
Les Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, vaincus à Rhodes, sont bien placés pour le savoir. Mais sous l’autorité de Jean de Valette, ils fortifient leur nouveau territoire, Malte, avec la ferme intention d’en faire un bastion inexpugnable de la chrétienté en Méditerranée. Le port de Borgho est préféré comme centre décisionnaire plutôt que la capitale, Mdina, trop éloignée des côtes. Une rade est aménagée pour l’accueil des navires corsaires chrétiens qui répondent coup pour coup aux razzias barbaresques, allant même jusqu’à capturer un vaisseau personnel de Soliman richement doté en bijoux et autres objets luxueux. Dans les années 1540, la place est fortifiée par de nombreux ouvrages défensifs, dont trois bastions : le fort Saint-Elme au nord de la baie de Marsa et les forts Saint-Michel et Saint-Ange venant entourer respectivement Senglea et Borgho. La Valette, âgé de 71 ans, multiplie en parallèle les appels à l’aide pour mobiliser l’Europe occidentale contre le Grand turc. Mais seules la papauté et l’Espagne l’assurent de leur soutien en cas d’assaut sur l’île, que tous savent imminent. L’ordre ne peut compter dans l’immédiat que sur ses 600 chevaliers, renforcés par 2500 mercenaires italiens et 4000 miliciens maltais.
Le siège
Le 21 mai, l’armée turque lance donc un premier assaut frontal sur les fortifications de Borgho, sans succès. Impressionné par l’ampleur des fortifications, les Ottomans se préparent pour un siège particulièrement long et éprouvant sur une île aride et sans source d’eau potable facilement accessible.
À partir du 24 mai, ils se concentrent sur le fort Saint-Elme et le pilonnent sans arrêt grâce à la supériorité de leurs canons. Mustafa Pacha, le commandant de l’armée et Dragut, le corsaire barbaresque, agacés par la résistance du fort, lancent chaque jour leurs janissaires soutenus par l’artillerie terrestre et navale. Malgré la mort de Dragut, une partie de la forteresse est finalement investie le 21 juin. Le 23, l’assaut final est donné : après 5 semaines de siège et au prix de 8000 morts, Mustafa peut finalement entrer dans le fort Saint-Elme.
Ordre est alors immédiatement donné de décapiter et mutiler les cadavres des chevaliers, La Valette répondant immédiatement en exécutant tous les captifs turcs : les deux forces se retrouvent engagées dans une lutte à mort, dans laquelle aucun parti ne fera de quartier. Les deux camps ont par ailleurs reçu des renforts : les chrétiens depuis la Sicile voisine, environ 700 hommes dont 42 chevaliers, les musulmans près de 3000 guerriers d’Alger. Le 5 juillet, l’armée ottomane, repositionnée devant sa nouvelle cible, le fort Saint-Michel, lance un premier assaut.
Repoussée durant toute la journée, l’armée turque commence à fatiguer. Délaissant cette stratégie coûteuse en vies humaines, Mustafa Pacha organise un bombardement constant sur les murailles pour préparer l’assaut définitif. Il organise en même temps un blocus total de l’île pour empêcher l’arrivée de renforts et met en place des convois logistiques efficaces pour réapprovisionner son armée.
Le 7 août, les Turcs lancent un nouvel assaut général, mené en personne par Mustafa sur les deux bastions pour empêcher la coordination des défenseurs. Mais au moment où les forces turques investissent le fort Saint-Michel et repoussent les chevaliers, Mustafa doit se replier, prévenu d’une attaque sur son camp. Les cavaliers maltais postés en garnison à Mdina ont en effet profité de l’absence du gros des forces ottomanes pour piller leur camp et détruire les réserves d’eau et de nourriture, accordant un sursis bienvenu aux défenseurs de la côte. Mustafa prépare alors activement un nouvel assaut qu’il espère être le dernier : une tour de siège est montée, des tranchées pour avancer l’artillerie creusées, des sapeurs envoyés pour poser des mines…
Le 18, l’opération est lancée : dans des fortifications à moitié détruites, les chrétiens repoussent à grand-peine les assauts incessants des Turcs, La Valette devant prendre lui-même les armes pour défendre une brèche. Le 19, le fort Saint-Michel est particulièrement visé, ruiné par l’explosion d’une mine : il faut le courage une nouvelle fois du maître de l’ordre, et le sacrifice de son neveu, pour repousser cette nouvelle vague ottomane et détruire leur tour d’assaut. Le 20, les combats, indécis, continuent, les Turcs ne parvenant pas à prendre l’avantage sur des défenseurs, qui profitent des dernières fortifications en place et de l’environnement urbain pour compenser leur infériorité numérique.
Le dernier assaut n’aura pas lieu. L’armée turque, démoralisée, touchée par la dysenterie et dont les meilleurs éléments sont déjà tombés, est moralement abattue. Les échecs répétés forcent Mustapha à repenser sa stratégie. Mais le 7 septembre, les renforts chrétiens bravent enfin l’armada musulmane, dispersée par un coup de vent, et débarquent 6 000 hommes sur les côtes de Malte. Pensant avoir à faire à une armée beaucoup plus importante, Mustapha ordonne le rembarquement, précipité par la fouge des tercios espagnols qui infligent le 8 septembre une importante défaite aux soldats turcs, manquant de peu de capturer leur chef. Malte est enfin libérée.
Les conséquences
La victoire, difficile, n’en est pas moins cruciale pour la chrétienté : les armées de Soliman peuvent donc être vaincues, et même saignées à blanc, l’île étant jonchée des corps de près de 30 000 musulmans. Les derniers défenseurs, à peine 600 hommes valides, sont auréolés d’un immense prestige, qui permet de redorer le blason de l’ordre et d’en faire le défenseur de la foi chrétienne en Méditerranée.
La victoire lors de ce « Grand Siège » de Malte, assurée par le courage inébranlable et l’abnégation sans faille d’une poignée de preux, réveille l’ardeur et la combativité des Européens qui s’étaient pris à douter. C’est grâce à la conduite exemplaire des Chevaliers de Saint-Jean que les chrétiens feront face et triompheront une nouvelle fois de la menace turque à Lépante en 1571.
Arthur Van de Waeter
Photo : Levée du siège de Malte assiégé par le général Ottoman Mustapha, en septembre 1565. Tableau de Charles-Philippe Lariviere, 1842 ou 1843. Salle des croisades, Château de Versailles.
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