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Black Lives Matter, les vies noires comptent Les autres vies aussi

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Par James Littell, notre correspondant aux États-Unis

1 146 civils, toutes ethnies confondues, se sont fait tuer par la police aux États-Unis en 2015. Vous avez bien lu : 1 146 victimes, blanches, noires, latinos… Ce nombre scandaleusement élevé de personnes tuées par la police américaine, qui en parle ? Personne. Une distorsion de l'information qui cache de lourds enjeux démographiques.

Ces deux dernières années, depuis que la ville de Ferguson, dans le Missouri, a été le théâtre de violentes émeutes, il ne se passe guère de semaine sans que les actualités annoncent la mort d’un homme noir non-armé abattu par la police. Par leur récurrence, ces incidents, dont nombre d’entre eux ont été captés en video avant de connaitre une diffusion virale, ont nourri une narration médiatique de la violence étatique gratuite à l’encontre de la minorité afro-américaine et engendré un nouveau mouvement social - Black Lives Matter (Les vies noires comptent) qui s’est donné pour objectif de dénoncer ce qu’il qualifie de « guerre contre les Noirs ».

Jusqu’à tout récemment, on en savait étrangement assez peu sur la nature et l’ampleur des tueries policières aux États-Unis. Le gouvernement fédéral n’ayant jamais recueilli de données d'une façon systématique en ce domaine, il était impossible de savoir avec précision combien de personnes trouvaient la mort chaque année des mains de la police, encore moins d’y voir clair sur les circonstances de leur mort ou sur les ethnies respectives des victimes et des policiers mis en cause.

Cela commence à changer. Persuadée que la vague récente et très médiatisée de civils noirs non armés tués n’était que la partie visible d’un iceberg statistique beaucoup plus vaste, une poignée de journalistes du Guardian et du Washington Post se sont mis en 2014, chacun de leur coté, à recueillir les données sur l’implication policière dans la mort de civils à travers les États-Unis.

Le scandale du nombre de tués par la police américaine

Le tableau qui en découle est considérablement plus complexe que ce que laisse entendre la notion de « guerre contre les Noirs ». Au dire du Guardian, pour la seule année 2015, 1 146 civils se sont fait tuer par la police aux États-Unis : parmi eux, 581 Blancs et 306 Noirs. Si le chiffre brut de Blancs tués par la police se révèle autrement supérieur que celui de Noirs - ce qui n’est guère surprenant au vu de leur part respective dans la population nationale -, le taux de mortalité des Noirs est très nettement supérieur à celui des Blancs (2.6). Dans le cas de civils non armés tués par la police, les Afro-Américains sont même encore plus surreprésentés (79 Noirs contre 104, Blancs).

De prime abord, ces chiffres pourraient apparaitre comme une preuve de l’existence d’un préjugé racial chez les forces de l’ordre. Mais comme Heather MacDonald du Manhattan Institute le fait remarquer dans le Washington Post, « le travail policier devrait se mesurer par rapport au taux de criminalité, et non par rapport au pourcentage de la population ». Partant de là, il n’y a rien de surprenant dans les chiffres du Guardian. Les Afro-Américains sont depuis longtemps surreprésentés dans les crimes violents, autant comme auteurs que comme victimes. Leur taux d’incarcération est par ailleurs largement supérieur a celui de tout autre groupe ethnique : pour environ 12 % de la population masculine, les Noirs représentent 37 % des détenus au sein des prisons américaines. Si on admet qu’un taux de criminalité plus élevé se traduit par une probabilité plus grande de confrontation avec la police, il s’ensuit mécaniquement que ces confrontations susceptibles de dégénérer en violence meurtrière frappent de façon disproportionnée la communauté noire.

Par un retournement ironique des idées reçues, deux nouvelles études universitaires vont plus loin, laissant entendre que les Noirs sont en réalité les bénéficiaires inconscients d'un préjugé racial implicite. Dans la première étude, menée entre aout 2012 et novembre 2013 - soit avant les récentes polémiques -, Lois James, chercheuse à l'Université de Washington, a analysé, dans le cadre d'une simulation numérique d’environnement urbain, le comportement de 80 policiers de Spokane, dans l’État de Washington, ayant dû prendre la décision de tirer ou non sur des suspects. Résultat : les policiers étaient trois fois moins enclins à tirer sur les suspects noirs non armés que sur les suspects blancs non armés; et la décision de tirer sur les suspects noirs armés leur prenait beaucoup plus de temps que la même décision quand il s'agissait de suspects blancs. Selon James, une explication possible de cette disparité se trouve dans la politisation antérieure de la question, qui aurait rendu les policiers particulièrement prudents dans l'utilisation de la force létale contre les suspects noirs.

La deuxième étude, réalisée par Roland Fryer, un économiste afro-américain d’Harvard, parvient à une conclusion similaire. À partir d’une analyse des rapports de fusillades impliquant les policiers a Houston, dans le Texas, Fryer avance que les policiers de cette ville sont, à un niveau d’environ 24.%, moins enclins à tirer sur les Noirs que sur les Blancs. Faisant appel à un autre ensemble de données plus large recouvrant cinq agglomérations et une partie de l’État de Floride, Fryer n’a pas manqué de conclure que 47 % des policiers sont moins enclins à sortir leur arme sans avoir été préalablement agressés quand il s’agit d’un suspect noir.

Rien dans ces propos ne veut suggérer que les tueries policières sont à tous les coups justifiées. En revanche et compte tenu des méthodes de plus en plus agressives adoptées par les services de police américains ces dernières années, ainsi que de la répugnance notoire des procureurs à poursuivre en justice les policiers ayant tué un civil, il ne serait pas surprenant que quelques-uns de ces cas dont certains seraient du reste motivés par le racisme n’aient pas été justifiés. À tout le moins, le nombre scandaleusement élevé de personnes tuées par la police mis au jour par le Guardian et le Washington Post milite en faveur d’un réexamen des méthodes policières et d’un recours à la force plus graduée. Cela étant dit, il est particulièrement malhonnête et incendiaire d’arguer des seules disparités raciales, au motif d’une guerre inavouée contre les Noirs, pour expliquer ces Morts.

Un mouvement au service du pouvoir

Black Lives Matter commence a provoquer une certaine lassitude chez les Américains. Durant les deux années écoulées depuis la mort de Michael Brown, les homicides ont augmenté de 16 % dans les 56 villes les plus peuplées des États-Unis. Pour les deux tiers, cette augmentation est concentrée dans une poignée de villes ou réside une large population afro-américaine - phénomène que le département de Justice a malgré lui reconnu comme preuve éventuelle d’un effet « Ferguson » consécutif au retrait des policiers des quartiers sensibles, en guise de réponse aux critiques dont ils sont les cibles.

Parallèlement, les violences auxquelles les manifestations ont donné lieu dont des émeutes, des agressions gratuites de passants blancs, ainsi qu’une série d’assassinats, en forme de représailles contre la police, notamment à Dallas, dans le Texas, et a Baton Rouge, en Louisiane, où huit policiers se sont fait tuer et douze autres ont été blessés - ont jeté le discrédit, sur de grands pans de la population, sur ce mouvement qu se présente commodément comme non-violent.

Pourtant, quelle que soit la fortune à venir de Black Lives Matter - dépendant au moins en partie, du résultat de l’élection présidentielle -, la dynamique politique qui l’a transformé en enjeu national est loin d’être épuisée. Depuis ses débuts Black Lives Matter bénéficie du soutien des médias de prestige ainsi que d’une bonne partie de l’Establishment politique. En cela, le Président Obama a ouvert la voie, en rencontrant les activistes du mouvement et, en appuyant publiquement leur cause. Ce parrainage politico-médiatique, constituant une source précieuse de légitimité, a transformé un mouvement réfractaire et inorganisé en force nationale. Cela a permis à sa rhétorique de préjugé racial implicite et de racisme structurel d’assumer la forme d'une critique plus globale des institutions de la société américaine.

Ce n’est pas la moindre des ironies que cette critique soit promue avec un tel acharnement par nombre des institutions et personnalités les plus puissantes de la société. Au fur et à mesure que les enquêtes et les travaux de recherche mettent en lumière le caractère fondamentalement tendancieux de la narration du mouvement, les contours d’une autre lutte, bien différente, se dessinent : celle d'une nouvelle élite cherchant à s’emparer de l'agenda médiatique et à s’assurer du pouvoir symbolique nécessaire pour refaire la société. En un temps de bouleversement démographique et d’antiracisme triomphant, Black Lives Matter va surement se révéler être la première bataille d’une offensive beaucoup plus longue qui s’échelonnera au moins sur une génération.

éléments N°163 Novembre-Décembre 2016

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