Charles Robin, Jean-Claude Michéa et les autres...
Après le succès de La gauche du capital, Charles Robin prolonge son analyse de l’impasse libérale-libertaire dans Itinéraire d’un gauchiste repenti. Il explique quelles raisons biographiques et intellectuelles l’ont amené à rompre avec ses anciens camarades du NPA et leur agenda libertaire.
Charles Robin renoue avec une tradition de pensée qui s’inspire aux États-Unis de Christopher Lasch et en France de Jean-Claude Michéa. Le but de ces auteurs n’a jamais été de rompre avec la véritable tradition socialiste; ils accusent plutôt la gauche de méconnaitre histoire originelle du socialisme, et de reproduire sans cesse les mêmes travers : un sectarisme rampant, une obsession de la pureté idéologique, voire une idéalisation des groupes d’exclus.
C’est pourquoi Robin entend réhabiliter l’anarchisme socialiste, qu’il prend soin de distinguer de l’anarchisme libertaire : « S’il y a un sens à intégrer la pensée anarchiste dans le vaste accordéon philosophique du socialisme - rappelons ici que le mot latin socialis renvoie littéralement au fait d’être “uni, joint, mis en commun” - c’est précisément en raison de la primauté qu'elle accorde à la notion d’“intersubjectivité” (c’est-à-dire à la sphère des relations entre les individus) par rapport à celle de “subjectivité” autrement dit : à la sphère de l’individu envisage comme entité isolée et indépendante du groupe. »
À ce titre, la redécouverte de l’anarchisme conservateur des origines nous permettrait de mieux comprendre le sens profond du socialisme, qui s’est trouvé à tel point galvaudé au cours des dernières décennies. Car, aujourd’hui, les vrais socialistes ont presque entièrement disparu de l’arène médiatique. Le camp libéral est surreprésenté. Tandis que la droite met l’accent sur le libéralisme économique et peine à assumer son libéralisme moral, la gauche met l’accent sur le libéralisme moral et peine à assumer son libéralisme économique : mais toutes deux se rejoignent sur l’essentiel, et l’on a bien vu depuis le tournant réformiste de 1983 que la gauche faisait toujours le jeu du capitalisme, malgré ses professions de foi socialistes, en même temps que la droite faisait toujours le jeu du libertarisme, malgré ses professions de foi conservatrices.
[Du social au sociétal]
Face à une gauche de gouvernement ultra-libérale, on aurait au moins pu s’attendre à ce que l’extrême gauche continue d’incarner une critique sans concession du capitalisme. Mais les gauchistes les plus radicaux recentrent eux aussi leur discours sur des problématiques qui n’ont rien a voir avec le socialisme. Au lieu de lutter contre les injustices économiques, ils préfèrent « jouir sans entraves ». Au lieu de parler de lutte des classes, ils promeuvent la théorie du genre. Tout en se disant ennemis du Capital, ils abandonnent le terrain pour investir prioritairement celui des mœurs. La logique des droits individuels et privés l’emporte sur celle des droits collectifs et publics. Du social, on est passé au sociétal. « En accolant à ses revendications anticapitalistes un discours social et culturel “anti-conservateur” l’extrême gauche enfouit dans le sol des fossoyeurs progressistes les derniers moyens de lutte concrets contre l’hégémonie capitaliste. » Elle prône « la liberté de circulation intégrale des individus (pour le plus grand bénéfice des spéculateurs sans-frontiéristes), la lutte contre toutes les formes d’autorité (aussi bien sous sa forme politique que morale et éducationnelle), la disqualification du sacré et de l’idée de norme, faisant du principe d’atomisation universelle le préalable anthropologique a tout engagement anticapitaliste ».
Le socialisme des origines renvoyait quant à lui ouvertement à l’idée de communauté. On voulait souder la population autour d’un patrimoine commun, qu’il fallait gérer ensemble, de façon égalitaire. « De la provient le différend théorique qui opposa, dès le XVIIIe siècle, les socialistes et les libéraux, les premiers cherchant à faire valoir la supériorité de l’idéal collectif par rapport à l’égoïsme individuel, quand ces derniers rejetaient toute manifestation d’altruisme ou de gratuité comme contraire à leur axiomatique de l’intérêt. » Les bourgeois étaient accusés de privilégier leur intérêt matériel égoïste, c’est-à-dire de penser en tant qu’individus plutôt qu’en tant que groupe.
[Les auxiliaires du capital]
En cela, le tort des gauchistes actuels n’est pas de critiquer l’« ordre moral » chrétien, comme le faisaient déjà bien des socialistes par le passé : presque plus personne ne souhaite d’ailleurs en revenir au vieil idéal de chasteté ou à l’oppression patriarcale, même chez les catholiques ! Le tort des gauchistes actuels est plutôt de valoriser l’individu, exactement comme le font les libéraux. Ils refusent par principe les idées d’autodiscipline et de tradition. Ils remettent en cause la famille et l’autorité, parce qu’ils y volent une somme insupportable de contraintes, au lieu d’un cadre structurant. Ils se font les apôtres d’un nomadisme érigé comme dogme, à travers lequel ils cherchent moins à découvrir les autres cultures dans un esprit de curiosité qu’à proscrire pour eux et pour les autres toute forme de repère où le seul fait d’entretenir des racines leur parait suspect de « xénophobie » et de « haine de l’étranger ». Ils préfèrent le zapping à la fidélité. De leur point de vue, les liens aliènent, alors que nous en avons au contraire besoin pour nous libérer, nous structurer et grandir. Ils ne comprennent pas que, dans leur monde de particules élémentaires, la vie finit par ressembler à un chaos déprimant, digne des romans de Michel Houellebecq. Faute d’héritage, on ne se transmet plus aucune flamme pour éclairer horizon. Et le « vivre-ensemble » à la mode devient une incantation vaine, un songe dépourvu de consistance, derrière lequel se dissimule une société clivée par les lobbies et les intérêts particuliers.
Plus la faction progressiste oublie ses origines socialistes et cummunautariennes, plus elle ressent le besoin de se dire « de gauche », afin de mieux dénoncer toute pensée dissidente comme réactionnaire. Elle se coupe ainsi des milieux ouvriers, qui constituaient autrefois sa base militante; et elle n’est plus en définitive que le « complément libertaire de la droite libérale », selon la formule de Jean-Claude Michéa. La droite dérégule l’économie pendant que la gauche dérégule les mœurs. La société de jouissance promue par Mai 68 représente la face festive et branchée de la société de consommation. Comme l’écrit encore Robin : « En plaçant sous l’idéal de liberté la tendance infantile à l’égoïsme, en réduisant le bonheur à la jouissance éphémère du corps, en élevant au rang de révolutionnaire le principe de transgression de toutes les normes et valeurs instituées, l’idéologie libérale trouve un moyen redoutable de satisfaire à ses ambitions. »
[Pour une authentique alternative socialiste]
Dès les années 1970, Christopher Lasch avait montre que la puérilité et le dévergondage sont les conditions de possibilité morales du capitalisme mondialisé : notre système économique repose sur ce qu’on pourrait appeler une « culture du narcissisme ». Il faut que les consommateurs soient frivoles pour gaspiller leur argent dans des gadgets inutiles au lieu d’épargner et de préparer l’avenir de leurs enfants. Il faut que les hommes d'affaires soient cupides pour vouloir sans cesse s’enrichir au lieu de privilégier les biens existentiels comme la communion et le partage. Il faut que les Laboratoires scientifiques soient présomptueux pour s’affranchir des contraintes de la nature au lieu d’en respecter le cours. Telle est aussi l’analyse qui se dégage du livre de Robin. Pour rompre avec l’idéologie du marche, nous ne pouvons plus nous contenter de mettre la barre à gauche. Nous devons élaborer de nouveaux clivages et restaurer une authentique alternative socialiste. Sans quoi le Capital continuera de tirer les ficelles de l’agitation contestataire.
Charles Robin, Itinéraire d’un gauchiste repenti. Pour un anti-capitalisme intégral, Krisis, 200 p., 18 €
Thibault lsabel éléments N°164 Février-Mars 2017