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Carl Schmitt face à la gauche

Aristide Leucate pour son livre "Carl Schmitt et la gauche radicale" aux éditions La Nouvelle Librairie

Dans la foulée du colloque « Ernst Jünger et Carl Schmitt : une passion française » organisé par Éléments, Aristide Leucate publie aux Éditions de la Nouvelle Librairie Carl Schmitt et la gauche radicale. Une autre figure de l’ennemi. En bon connaisseur de Schmitt, Leucate nous livre une étude complète (et dans une langue irréprochable) sur les lectures à gauche du juriste allemand, qui ne font que souligner la richesse de la pensée schmittienne.

ÉLÉMENTS : Comment expliquez-vous l’engouement de la gauche pour l’œuvre de Carl Schmitt ? Cette relation paradoxale se noue-t-elle autour d’un antilibéralisme commun ? Qu’est-ce qui distingue cet antilibéralisme on n’ose dire de droite et de gauche ?

ARISTIDE LEUCATE. On pourrait parler d’un engouement à la fois polymorphique et amphibologique tant, au-delà des connivences dont l’antilibéralisme serait la figure de proue, les Marxisti Schmittiani, en proie à une agitation révolutionnaire aussi convulsive qu’endémique, ont cru trouver chez le juriste allemand les armes rhétoriques qui donneraient un coup de vis décisif à leur radicalisme débordant.

La référence gauchiste à Schmitt n’est pas dépourvue d’une certaine ambiguïté tendant à faire de ce dernier le héraut de la radicalité. La gauche a, en effet, comme projeté sur lui ses propres fantasmes révolutionnaires, en faisant oublier qu’il était avant tout et exclusivement juriste – unique qualité dont il se réclamait expressément. Ce serait donc se méprendre sur le sens d’une œuvre qui n’a jamais tendu, dès l’origine, qu’à simplement concevoir l’ordre juridique sous un angle qui ne soit pas entièrement normativiste. De ce point de vue, l’on peut considérer que la gauche radicale a lu trop rapidement l’œuvre du juriste, sans prendre garde à sa dimension principalement juridique – certes matinée de développements théologico-politiques. D’un autre côté, elle ne cèle rien de sa fascination pour un intellectuel qui s’est, tout autant qu’elle, abreuvé aux sources de la pensée révolutionnaire. Schmitt possédait une connaissance particulièrement fine et avancée des écrits de Marx, Bakounine, Lénine ou Sorel. Cela ne veut pas dire que la gauche critique a fait de Schmitt un « compagnon de route », mais plutôt qu’elle s’est trouvée en face d’un concurrent d’autant plus sérieux – sinon dangereux – qu’il faisait figure, pour elle, de représentant de la classe bourgeoise et possédante, voire d’ennemi fasciste ou libéral – sinon les deux, dans une improbable synthèse ordo-libérale-autoritaire – à abattre. Aussi, la navigation de la gauche dans les eaux idéologiquement turbulentes de la révolution, sous pavillon commun de l’antilibéralisme, ne peut-elle constituer une explication suffisante de sa dilection pour les thèses de Schmitt. D’abord, cet antilibéralisme s’épanouit aussi bien au sein d’une solide tradition contre-révolutionnaire de « droite » ; ensuite les prolégomènes critiques – hégélianisme matérialiste chez les marxistes et légitimisme métaphysique dans le camp adverse – ne peuvent fonder une contestation unique et uniforme du libéralisme politique et économique. Il convient, pour tenter de cerner les motifs qui ont amené la gauche à détourner à son profit les concepts schmittiens les plus opératoires pour sa praxis, de revenir aux échecs d’un socialisme scientifique d’autant plus réfutable qu’il a débouché sur les excès que l’on sait, en URSS, au Cambodge et ailleurs. Ayant manifestement échoué à endiguer l’avancée du capitalisme au bénéfice d’un antagonisme révolutionnaire de classes devant mener à la dictature du prolétariat puis à l’effondrement de l’État, les théoriciens post-marxistes-léninistes ont orienté différemment leur stratégie, désormais entée sur un procès en illégitimité structurelle et constitutionnelle – dans l’acception physiologique du terme – de l’État de droit libéral, les obligeant à couper d’eau un picrate hégéliano-marxiste qui avait franchement viré à l’aigre depuis la chute du mur de Berlin. Cependant, l’admiration de la gauche radicale pour Schmitt ne s’est jamais départie d’une vive répulsion à son égard et pas seulement à cause de l’intermède national-socialiste de celui-ci. Schmitt a su, plus que nul autre, lui fournir et lui fourbir les armes de sa critique de l’État de droit libéral et des droits de l’homme. La gauche entretient avec le juriste une relation teintée de ressentiment, ce qui ne fait que renforcer les malentendus quant à ses interprétations de la pensée de l’Allemand, comme les équivoques de ses larges emprunts à cette dernière.

ÉLÉMENTS : Lire Carl Schmitt pour la gauche radicale, n’est-ce pas pour elle une manière de tenir à distance son idéalisme, de borner son utopisme et de conjurer sa tentation impolitique ?

ARISTIDE LEUCATE. Les apparences sont trompeuses, car on ne peut pas affirmer qu’avec Schmitt, la gauche révolutionnaire soit entrée de plain-pied dans le réel et qu’elle soit parvenue, ce faisant, à exorciser son impolitisme génétique. Sans doute a-t-elle perçu chez lui un moyen de rendre sa critique plus audible et, surtout, plus sérieuse. Mais chassez le naturel, il revient inexorablement au galop. Un auteur comme Giorgio Agamben est l’archétype de l’intellectuel d’extrême gauche qui commence par une critique relativement pertinente des dérives liberticides de l’État de droit prétendument libéral pour, sans tarder, se prendre lamentablement les pieds dans le tapis de ses utopies absconses et de ses contradictions les plus aporétiques. Ainsi, son concept d’anomie qu’il infère d’un état d’exception permanent prêterait à sourire s’il n’était tout simplement pas inopérant conceptuellement. Il convient d’ailleurs d’avoir toujours présent à l’esprit que chez nombre d’auteurs de cette mouvance, le présupposé de la déconstruction derridienne est un préalable méthodologique. On pourrait dire également la même chose d’un auteur comme Antonio Negri. Vraisemblablement peut-on tracer l’origine de cette propension faussement épistémologique, mais réellement littéraire, à détourner le réel, souvent de manière artificielle, en partant d’un philosophe comme Walter Benjamin. On sait que si cet éminent inspirateur de l’École de Francfort vouait une admiration à Schmitt, était-ce moins pour sa théorie antilibérale du droit que pour le pessimisme esthétique qui s’en dégageait, qu’éclaire d’ailleurs la « Huitième thèse » sur le concept d’histoire. En bref, si l’œuvre de Carl Schmitt eut pu être à même de faire mûrir la « théorie critique », force est de constater que le rendez-vous a été manqué. Certes, pourra-t-on raisonnablement réserver le cas de Chantal Mouffe dont le concept d’agonisme, bien que d’essence libérale, peut rivaliser sans trop rougir avec l’antagonisme limite de Carl Schmitt. Notons, cependant, qu’une hirondelle, fût-elle mouffienne, ne fait pas le printemps d’une politique et semble, au contraire, n’être que le prolongement d’un long hiver d’impolitique idéale-révolutionnaire.

ÉLÉMENTS : En définitive, la fascination de la gauche pour Carl Schmitt ne tombe-t-elle pas à certains égards sous les coups de la critique schmittienne du Romantisme politique ?

ARISTIDE LEUCATE. Assurément. D’ailleurs, ici, le romantisme n’est pas loin du romanesque. C’est un fait que la gauche radicale s’empêtre, à son corps défendant, dans les rets d’un « occasionalisme subjectivé », pour reprendre le célèbre syntagme schmittien. Raison pour laquelle la gauche, en dépit de sa fréquentation plus ou moins assidue des écrits de Schmitt, s’est avérée proprement incapable de se grandir de leur méditation. Elle en est restée au stade infantile et régressif de son gauchisme impénitent. Son indécidabilité est une constante ; elle est même consubstantielle à sa volonté têtue de demeurer aux marges. Faire la révolution ? Certes, mais laquelle ? Ses atermoiements tout comme ses funestes faillites historiques et politiques ne lui ont jamais permis de transformer définitivement l’essai d’une chimère qui prenait essentiellement racine dans une vision à la fois anthropocentrée et prométhéenne du monde.

Pour en savoir plus : Intervention d’Aristide Leucate lors du colloque « Ernst Jünger et Carl Schmitt : une passion française »


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