«Je crois à la possibilité, pour des enseignants motivés, aimant eux-mêmes la France, de transmettre cet amour à leurs élèves» AFP
Dans son dernier livre, Jean-François Chemain déplore que la France soit trop souvent délaissée dans les discours républicains. Fort de son expérience d'enseignant en ZEP, il plaide pour un enseignement de l'histoire qui fasse aimer la France à ses enfants.
Votre livre débute avec le constat qu'il faut faire aimer la France à ses enfants, parler à leur cœur plutôt qu'à leur intelligence. En tant que professeur en collège, avez-vous le sentiment d'être parvenu à transmettre cet amour de la France à vos élèves?
Jean-François CHEMAIN. - Effectivement, les élèves que j'ai eus en ZEP sont avant tout des affectifs, qui veulent aimer, qu'on les aime, et qu'on leur donne à aimer. C'est une équation très simple et très efficace, que j'ai personnellement expérimentée pendant une dizaine d'années. Avec des résultats très concrets, comme une classe qui se met spontanément debout pour chanter la Marseillaise à l'entrée du principal du collège, ou des élèves qui se mettent à danser en criant «vive la France» quand une de leurs camarades annonce qu'elle vient d'obtenir la nationalité. Mais faire aimer la France à ces jeunes est une gageure, puisqu’ils sont naturellement gorgés de discours de haine de notre pays, qu'ils proviennent de leur pays d'origine, de leur religion, de leur quartier, de leurs chanteurs préférés… À quoi s'ajoute le discours de repentance de plus en plus véhiculé par l'Éducation nationale elle-même. La France aurait tant à se faire pardonner – la colonisation, l'esclavage, la Shoah, son «racisme» actuel – que l'on ne touchera jamais le fond de ce tonneau des Danaïdes. Faire aimer la France ne fait absolument pas partie des missions d'un enseignant, au contraire c'est une prétention très mal vue par les instances qui veillent sur les programmes, très soucieuses d'un possible retour au «roman national». Le «roman de la gauche», par contre, fait fureur ! Donc oui, j'ai eu le sentiment de pouvoir, à mon petit niveau, faire un peu avancer l'amour de mes élèves pour la France, mais en franc-tireur, sous le manteau, et sans pouvoir préjuger de la pérennité du résultat.
Vous citez Péguy dans votre livre. S'il est connu pour sa description des hussards noirs de la République, il faisait aussi le constat d'une déliquescence de l'école républicaine dès la fin du XIXe siècle. Au contraire, votre propos semble teinté d'optimisme. Vous avez encore espoir en l'école?
Non, je ne crois pas que l'école, telle qu'elle est aujourd'hui, puisse régler des problèmes auxquels elle contribue largement. «Dieu se rit de ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes» disait Bossuet ! Le niveau des élèves français s'effondre d'un classement PISA à l'autre, mais les idéologues qui tiennent l'Éducation nationale n'en ont cure, tout à leur souci de nivellement égalitaire. Résultat, c'est un constat récurrent et général – mais que fait-on pour y remédier? – les élèves, dans leur grande majorité, ne maîtrisent plus la grammaire et le calcul, ce qui les rend inaptes à raisonner… peut-être est-ce ce que l'on veut, au moins inconsciemment, tant cette inaptitude permet de faire passer n'importe quelle ineptie, de susciter n'importe quels réflexes pavloviens. Je suis frappé, enseignant aujourd'hui dans des écoles post-bac, de l'homogénéité d'une grande partie de la jeunesse tant quant aux sujets qui lui semblent importants que quant à ce qu'il faut en penser. Pour ce qui est de faire aimer la France, je suis seulement optimiste de constater que la disposition existe chez les jeunes, mais il faudrait qu'il y ait en face quelque chose qui y réponde. Je crois donc à la possibilité, pour des enseignants motivés, aimant eux-mêmes la France, de transmettre cet amour à leurs élèves, quels qu'ils soient. Et là c'est un appel aux vocations !
Le but avoué de l'instruction publique était, selon les mots mêmes de son promoteur Ferdinand Buisson, de mettre en œuvre la morale évangélique mais sans Dieu, et sans l'Église. Ce qui est la véritable définition de la laïcité.
Jean-François Chemain
Si vous semblez attaché à l'école, vous êtes plus sévère à l'égard de la République qui selon vous prend trop de place dans les discours officiels au détriment de la France. Vous pensez vraiment que la République a supplanté la France dans l'enseignement de l'histoire à l'école? Opposer les deux a-t-il un sens?
Je le pense vraiment. La France est une terre, un peuple, une histoire, une civilisation multicentenaires. La République c'est l'État, et un certain mode de gouvernement depuis cent cinquante ans. Ce sont deux notions aussi différentes que le cheval et le cavalier. Et pour filer la métaphore, je dirais que la République n'est pas très tendre avec sa monture, qu'elle a tendance, depuis l'origine, à vouloir dresser à la cravache. Ça commence par une Terreur, dont on ferait mémoire ad nauseam si quelqu'un d'autre l'avait commise, mais qu'on escamote pudiquement, quand on ne lui trouve pas des excuses… Et ça se poursuit par un lancinant travail d'éducation/rééducation… Pour faire simple, le discours sous-jacent est celui-ci: la France a commis bien des péchés au cours de sa longue histoire. Elle y a été entraînée par l'Église catholique qui avait trop de pouvoirs. Heureusement, les Lumières sont arrivées, permettant l'avènement de la République qui, elle, a enfin tiré la France vers le haut. Donc tout ce qu'il y a eu de bien par la suite, on peut le mettre sur le compte de la République, et des républicains. Et tout le mal est advenu du fait de ceux qui, manipulés par l'Église et les nostalgiques de la France d'Ancien Régime, refusaient la République. Le combat n'est jamais terminé.
L'esclavage? C'est Louis XIV et le Code Noir, tandis que la Seconde République l'abolissait définitivement – après que Napoléon l'a restauré: présentés ainsi, les faits sont simples et sans appel. La participation à la Shoah? C'est Pétain et le régime de Vichy, qui avaient supprimé la République. Là aussi c'est simple et sans appel. La Résistance? Les républicains ! La collaboration? Les adversaires de la République… L'affaire Dreyfus? D'un côté les gentils dreyfusards, de gauche et anticléricaux, les «républicains», en somme, de l'autre les méchants cathos patriotes. Pour la colonisation, c'est maintenant plus délicat, avec Ferry et son discours sur le devoir des «races supérieures» de dominer les «races inférieures», et son successeur Paul Bert qui a dit encore pire, mais on ne s'étale pas trop là-dessus. Le Président Macron a récemment reconnu le rôle de «la France» au Rwanda, alors que je ne crois pas que beaucoup de Français savent même où se trouve ce pays, et que si du mal a été fait c'est sur les instructions des dirigeants de la République. Donc la République est, en permanence, le procureur de la France et des Français, appelant à l'expiation et, pour ce qui la concerne, elle, en conserve toujours les mains propres.
Vous reprochez à la République laïque son ambiguïté vis-à-vis du sacré. Vous pensez qu'elle ignore trop son propre héritage — chrétien et gallican — en prétendant s'ériger en nouvelle mystique?
La République n'est pas, contrairement à ce qu'on croit, neutre religieusement. Elle est même le résultat de l'absorption de l'Église catholique – au moins de ses missions éducatrices et moralisatrices – par l'État absolutiste. La Révolution ne constitue en rien une rupture par rapport à l'Ancien Régime, mais bien l'accélération, la finalisation d'un processus commencé depuis Philippe le Bel. Il a d'abord pris la forme du gallicanisme, soumission de l'Église à l'État au temporel, puis celle de l'absolutisme, affirmation que le souverain tient sa sacralité de Dieu lui-même et non plus de l'Église, ce qui affaiblit les prétentions de cette dernière, enfin celle du despotisme éclairé, idée qu'il appartient à l'État de rationaliser l'Église dans l'esprit des Lumières, ce qui a été fait pendant les trois premières années de la Révolution, expérience de monarchie constitutionnelle. La République a donc achevé cela, d'abord par le Concordat de 1801, qui a nationalisé, fonctionnarisé l'Église, ensuite par les lois de la IIIe République. Celle-ci a rendu sa liberté à l'Église, en 1905, mais après en avoir repris la fonction moralisatrice et éducatrice, avec la création d'une «instruction publique», devenue «éducation nationale», dont le but avoué était, selon les mots mêmes de son promoteur Ferdinand Buisson, de mettre en œuvre la morale évangélique mais sans Dieu, et sans l'Église. Ce qui est la véritable définition de la laïcité.
Aujourd'hui le processus s'accélère, avec l'affaiblissement des fonctions régaliennes de l'État, conséquence de l'Union européenne, et celui de ses missions de producteur de biens et services, et de «providence», faute de moyens financiers. Il ne lui reste plus qu'à nous rendre plus vertueux, ce qui constitue désormais son obsession. C'est la mission que s'est donnée un véritable «clergé» républicain, constitué, comme sous l'Ancien Régime, d'intellectuels à statut protecteur, forts de leur magistère intellectuel et moral, et payés avec les impôts du peuple pour lui faire en permanence la leçon: universitaires, «chercheurs» en sociologie, journalistes et artistes subventionnés, juges…
Il faut en revenir à plus de modestie, de réalisme, de vérité aussi, en sortant de la révérence idolâtre à des idées abstraites, qu'on a cherché à imposer par les moyens les plus coercitifs, pour en revenir au simple amour de la France.
Jean-François Chemain
Vous dites que le dialogue est plus facile à établir entre croyants — chrétiens et musulmans dans le cadre de vos interactions avec vos élèves — qu'entre croyants et athées. Mais que faire face à ce constat? La France ne doit-elle pas protéger justement la liberté de ses citoyens de ne pas croire?
Ayant enseigné en milieu presque exclusivement musulman, j'ai pu constater que mes élèves étaient très intéressés par les discussions d'ordre religieux, et que beaucoup s'y montraient plus ouverts qu'on aurait pu l'imaginer. Mais cela ne veut bien sûr pas dire qu'il faudrait obliger quiconque à croire, ou même à faire semblant ! Je note au passage que les reproches qui sont faits à l'Église quant à l'obligation de pratiquer, sous l'Ancien Régime, au moins aux grandes fêtes, ou à l'esprit dévot qui régnait au sommet du pouvoir au Grand Siècle, sont bien autant à mettre au compte de l'État, tant il est vrai que, comme l'écrivait la Bruyère, «un dévot est quelqu'un qui serait athée sous un roi athée». Et on en a aujourd'hui, des dévots de la laïcité ! Au contraire, l'Église a toujours su que la foi est une question personnelle, un effet de la «grâce», et qu'on ne saurait l'obtenir par décision d'État.
Vous diriez qu'au fond l' «évangile républicain» est trop abstrait pour susciter un sentiment d'appartenance? Il façonne des constructions intellectuelles trop éloignées de toute réalité tangible pour être aimées?
On cite régulièrement la devise «liberté, égalité, fraternité» comme un mantra, supposé galvaniser l'énergie du croyant, produire un effet magique, susciter l'intervention de quelque force surnaturelle. Mon expérience est que ces mots, dans les classes, ne suscitent que scepticisme et frustration. Ils sont trop abstraits, et constituent un objectif impossible à atteindre. Qu'est-ce en effet que la «liberté»? Je mets quiconque au défi de donner une définition claire et opératoire de la liberté républicaine, surtout à l'heure où, comme le notait Philippe Muray, il est devenu impossible, au nom de l'avènement de L'Empire du Bien, de «ne pas tout interdire, absolument». Qu'a-t-on désormais le droit de faire, de dire, et même de penser? Les jeunes musulmans ne voient dans ce mot qu'une imposture, alors qu'on demande aux filles d'enlever leur voile à l'école.
Idem pour l'égalité… Les Français ne sont déjà même pas d'accord sur son contenu: égalité des chances? Égalité matérielle? Les jeunes issus de l'immigration trouvent anormal d'être, pour beaucoup, au bas de l'échelle sociale, et considèrent les Français «de souche» comme des privilégiés, sans voir qu'il a fallu à ces derniers des générations de labeur et de sacrifice pour sortir de la misère… Le malentendu est total !
Quant à la fraternité, les «noirs», les musulmans, s'appellent «frères» entre eux, les féministes «sœurs»… La fraternité n'existe plus que dans les «communautés» ennemies d'une nation éclatée… Mais qui se sent «frère» d'un autre français de qui il ne partage ni la race, ni la religion, ni le genre, ni les préférences sexuelles? Quant à la laïcité, elle sera inopérante tant qu'elle ne reconnaîtra qu'elle n'est qu'un catholicisme sécularisé. Il faut en revenir à plus de modestie, de réalisme, de vérité aussi, en sortant de la révérence idolâtre à des idées abstraites, qu'on a cherché à imposer par les moyens les plus coercitifs, pour en revenir au simple amour de la France, de son Histoire, de son patrimoine, de sa culture, de sa langue… et de son peuple.
Agrégé et docteur en histoire, Jean-François Chemain a été professeur en ZEP pendant une dizaine d'années. Il enseigne aujourd'hui dans le supérieur et a récemment publié Non, la France ce n'est pas seulement la République (Artège, 2021).
Source : https://www.lefigaro.fr/vox/