A Marseille, le 24 juillet 2021, lors d'une manifestation contre les mesures sanitaires. - © Clément Mahoudeau/AFP
« Société de contrôle », démocratie « suspendue »... Pour la philosophe Barbara Stiegler, les décisions du gouvernement contre le Covid-19 nous plongent dans une « impasse politique et sanitaire » inquiétante. Et elle interroge la façon dont est menée la politique de vaccination.
Reporterre — Comment vivez-vous la période actuelle ?
Barbara Stiegler — Difficilement. J’ai le sentiment que l’on s’enferre dans une impasse politique et sanitaire. Les décisions prises par le gouvernement depuis le 16 mars 2020 construisent un pays fracturé où l’on oppose deux camps, celui du bien et celui du mal. On construit un affrontement entre vaccinés et antivax, créant un état de sidération dans la société qui empêche de penser et d’appréhender les questions avec nuance et précision. Toute position critique vous condamne à une dissidence invivable. À un an de l’élection présidentielle, c’est extrêmement inquiétant. En renvoyant toute forme de contestation à l’extrême droite, tous les ingrédients d’une crise politique majeure sont là.
Et je ne vois pas de porte de sortie. Depuis le début de l’épidémie, le gouvernement n’a cessé de brandir des solutions miracles : le confinement d’abord, le couvre-feu, les nouveaux vaccins et maintenant le passe sanitaire. Mais cela ne fonctionne pas comme ça. En santé publique, il faut une stratégie diversifiée, une panoplie d’outils ciblés, de l’accompagnement, de la précision. Là, au contraire, les dispositifs mis en place sont extrêmement brutaux et simplistes.
En quel sens ?
Le passe sanitaire en est l’illustration. Le caractère « sanitaire » du dispositif n’est nullement démontré. Pour que la vaccination soit réellement efficace, il faudrait cibler en priorité les personnes à risque, les personnes âgées, celles et ceux qui vivent avec des facteurs de comorbidité aggravants et qui sont éloignés du système de santé. Il faudrait recueillir leur consentement éclairé, les suivre, les accompagner. Ce qui implique un ensemble d’actes de soin et non des mesures de police. Et qui suppose donc le déploiement massif de personnels de santé, eux-mêmes formés et informés des risques et des bénéfices du vaccin.
Mais le gouvernement préfère [utiliser la menace. Au lieu de cibler les populations à risque, il exerce sur l’ensemble des Français un véritable chantage. Si la menace au code QR fonctionne pour les populations les mieux insérées socialement, elle est globalement inopérante pour les publics précaires et fragiles. Le gouvernement laisse les citoyens livrés à eux-mêmes, seuls devant leurs applications numériques.
Pourquoi le gouvernement a-t-il fait ce choix ?
Parce que, outre l’ivresse que procure l’excès de pouvoir, il refuse de revenir sur sa doctrine néolibérale. Depuis le début du quinquennat, le gouvernement démantèle les services publics et mène des politiques d’austérité qui affaiblissent l’hôpital, les services sociaux, le système éducatif. Au lieu de reconnaître ses torts et ses responsabilités, il transforme les victimes de sa propre politique — à savoir les citoyens — en coupables. Il les rend responsables de la situation présente. Il pointe leur prétendu « relâchement », insiste sur leur ignorance, leur irrationalité ou leur penchant sectaire. Depuis un an et demi, son état d’esprit n’a pas changé. Il privilégie toujours la répression, le contrôle et la mise au pas de la population. Il n’hésite pas non plus à manipuler les chiffres et à diffuser des informations fausses ou tronquées.
Lesquelles par exemple ?
Quand vous vous faites vacciner, ce qui a été mon cas, vous devez signer un formulaire de consentement. Mais c’est un consentement extorqué et pas réellement éclairé. Le formulaire ne donne pas toutes les informations, il n’évoque que des effets secondaires tout à fait bénins — des douleurs au point d’injection, des petites migraines — mais par exemple, il ne fait pas mention des risques de complications cardiaques pour les jeunes. Ça n’a pourtant rien d’anodin, les myocardites peuvent conduire à des hospitalisations et des réanimations [1]. Une politique sérieuse de santé publique impliquerait que l’on ait une discussion contradictoire et documentée sur la question de savoir s’il faut vacciner les jeunes et les mineurs [2]. La réponse n’est absolument pas certaine. Le bénéfice-risque leur est défavorable et le bénéfice collectif n’est pas avéré : il consiste uniquement en un pari sur l’immunité collective et sur l’extinction supposée des nouveaux variants.
Il faut arrêter de présenter ces deux doses de vaccin Pfizer comme une sorte de panacée. Croire que la vaccination massive de toute la population va bloquer les variants est un pari hasardeux. Les variants vont probablement continuer à entrer par les frontières, car nous ne vivons pas dans un bunker ni sur une île. Il n’est pas impossible non plus que les variants contournent la vaccination et que l’on assiste à un échappement immunitaire. Promettre aux plus jeunes que nous reviendrons à une vie normale après leur vaccination est au mieux une illusion, au pire un mensonge. Même Jean-François Delfraissy [le président du conseil scientifique] et le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) le reconnaissent [3].
Que faudrait-il faire alors ?
Nous devons protéger en priorité les populations à risque par la vaccination et l’information. Il faut multiplier les soins précoces. Dans mon tract De la démocratie en pandémie, je rappelle que la situation que nous vivons n’est pas simplement une épidémie à diffusion mondiale, mais une « syndémie », pour reprendre l’expression de Richard Horton, le rédacteur en chef de la revue internationale de médecine The Lancet.
Le Covid-19 ne nous menace pas tous à égalité. C’est une maladie létale et dangereuse pour des publics déjà fragilisés. Elle vient révéler le tableau sanitaire négatif des pays occidentaux, avec leur population vieillissante et souffrant de polypathologies chroniques. En creux, le Covid-19 pose une question sociale et écologique. Dans les pays industrialisés, plus les inégalités augmentent, plus les maladies chroniques explosent et plus le Covid-19 flambe. Notre mode de vie est aussi, en partie, responsable de la situation actuelle avec la sédentarité, l’alimentation industrielle, le stress, l’augmentation de l’obésité et des cancers, etc.
Appelez-vous à manifester contre le passe sanitaire ?
Oui, et j’ai moi-même manifesté la semaine dernière [à Marseille, le samedi 24 juillet]. L’argument selon lequel il n’est pas question d’aller manifester aux côtés d’électeurs d’extrême droite est ici de mauvaise foi. Il n’est jamais évoqué quand il s’agit de manifester contre un attentat terroriste ou pour soutenir la police. Récemment, des membres du Parti socialiste (PS), d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) et du Parti communiste (PCF) ont marché aux côtés du syndicat de police Alliance et à côté du Rassemblement national (RN), et cela ne leur a posé visiblement aucun problème.
« Nous vivons un point de bascule. »
Je trouve étonnant que cet argument soit évoqué maintenant, et pas dans les autres situations. Devant de telles remises en cause de nos libertés, la gauche et la société civile devraient se mobiliser dans la rue pour ne pas laisser l’extrême droite ramasser la mise. Le mouvement naissant est éruptif, spontané, hétéroclite. Il y avait toutes sortes de gens dans la manifestation à laquelle j’ai participé, une réelle diversité, un mélange de générations et de classes sociales. J’ai croisé des soignants, des professeurs, des restaurateurs, des artisans, etc. Il me paraît fondamental de les soutenir. Ce mouvement est un signe de santé démocratique dont je me réjouis.
Dans quel monde nous plongent la pandémie et ce passe sanitaire ?
Nous sommes désormais dans un régime où un seul homme peut décréter de manière arbitraire les détails les plus infimes et les plus intimes de nos vies. Nous vivons un point de bascule. Depuis un an et demi, une partie des classes supérieures semble avoir renoncé au modèle démocratique. Nos dirigeants sont fascinés par le modèle chinois et son approche technosécuritaire où tout est numérisé et où les autorités distribuent des permis de citoyenneté. C’est exactement l’esprit de ce passe prétendument « sanitaire ». Un nouveau mode de gouvernement est ici testé. Les autorités détournent les questions sanitaires pour instaurer une société de contrôle extrêmement invasive dans laquelle la démocratie est suspendue à l’aide des outils numériques et d’un discours permanent sur l’urgence.
Il faut bien comprendre que le Covid-19 n’est qu’une répétition générale. Ce n’est qu’un épisode parmi d’autres de la crise écologique. Des événements similaires risquent de se reproduire à l’avenir, avec la dégradation des écosystèmes et le réchauffement climatique. Il faut donc dès maintenant les anticiper, réfléchir à la manière dont nous souhaitons les surmonter, démocratiquement et non sur un mode autoritaire. Je suis très étonnée de voir qu’Europe Écologie-Les Verts ne s’empare pas réellement du sujet. Ils devraient se positionner beaucoup plus clairement contre le passe sanitaire. La gauche et les écologistes doivent se réveiller. Il est temps que les partis qui se disent progressistes rejoignent le front de la contestation, au Parlement comme dans la rue.
[1] L’ L’Agence nationale de sécurité du médicament a indiqué la possibilité de très rares cas de myocardites
[2] La communauté pédiatrique a pris position en faveur de la vaccination des jeunes, même si certains spécialistes estiment que ce n’est pas la priorité.
[3] Avis du 9 juin 2021 du CCNE : « Les adolescents, comme l’ensemble de la population, risquent d’être à nouveau confinés alors même qu’ils seront vaccinés. […] Le risque encouru ici est majeur : si les adolescents recourent à la vaccination avec la certitude qu’elle leur permettra un retour à la vie normale et que cette motivation finit par être déçue dans les faits, c’est leur confiance dans les institutions qui risque d’être ébranlée à long terme. »
Barbara Stiegler est professeure de philosophie politique à l’université de Bordeaux. En janvier 2021, elle a écrit le tract De la démocratie en pandémie aux éditions Gallimard, vendu à plus de 80 000 exemplaires.
Source : https://reporterre.net/