État : de la force à la forme
Plus encore qu’un théoricien de l’État, J. Evola en est avant tout un partisan résolu. Rejetant toutes les doctrines classiques qui font de l’État la forme organisée de la nation, le produit de la société ou la création du peuple, il affirme et réaffirme sans cesse que c’est au contraire l’État qui doit fonder la nation, mettre le peuple en forme et créer la société. « Le peuple, la nation, écrit-il, n’existent qu’en tant qu’État, dans l’État et, dans une certaine mesure, grâce à l’État ». Bien entendu, cet État doit selon lui se fonder sur des principes supérieurs, spirituels et métaphysiques, car c’est seulement ainsi qu’il sera un « État vrai », un « État organique », non pas transcendant par lui-même, mais fondé sur la transcendance de son principe.
Cet « étatisme » est certainement ce qu’il y a de plus frappant dans la pensée politique d’Evola. C’est aussi l’un des points sur lesquels il sympathise le plus nettement avec le fascisme, qui donnait à l’État la même importance que la tradition allemande attribuait au contraire au peuple (Volk). Sans doute cet étatisme est-il assorti d’un certain nombre de précisions destinées à dissiper tout malentendu. Evola prend ainsi le soin de dire que la « statolâtrie des modernes », telle qu’on la trouve par ex. chez Hegel, n’a rien à voir avec l’« État vrai » tel qu’il l’entend. Il souligne aussi que bien des États forts ayant existé dans l’histoire ne furent que des caricatures de celui qu’il appelle de ses vœux. Il critique d’ailleurs avec vigueur le bonapartisme, qu’il qualifie de « despotisme démocratique », comme le totalitarisme, dans lequel il voit une « école de servilité » et une « extension aggravante du collectivisme ». Le primat qu’il attribue à l’État n’en est pas moins significatif, surtout lorsqu’on le rapporte à ce qu’il dit du peuple et de la nation.
Ce qui pose problème, c’est la formule d’« État organique ». Les théoriciens politiques de l’organicisme — à la possible exception d’Othmar Spann — ne parlent en effet pratiquement jamais d’« État organique ». Ils parlent plutôt de société organique, de culture organique, de communautés organiques, etc. Et le modèle auquel ils se réfèrent est incontestablement un modèle emprunté aux sciences de la vie : une société en bonne santé est une société où il y a, dans les rapports sociaux, autant de souplesse qu’il en existe entre les organes d’un être vivant. On comprend bien, évidemment, que si Evola préfère parler d’« État organique », c’est que pour lui l’État est incommensurablement supérieur à la société.
Mais un État peut-il être lui-même organique ? Pour les théoriciens classiques de l’organicisme, la réponse est généralement négative : seule la société peut être organique, précisément parce qu’un organisme se définit comme un tout et qu’il ne saurait donc se ramener ou s’identifier à l’une quelconque de ses parties, fût-elle la plus éminente. Dans une telle perspective, l’État ne peut pas être un organisme à lui tout seul. Au contraire, il est même souvent ce qui menace le plus l’organicité de la société. Dans Gli uomini e le rovine, Evola écrit qu’« un État est organique lorsqu’il a un centre et que ce centre est une idée qui modèle efficacement, par sa propre vertu, ses diverses parties ». Mais, pour l’organicisme classique, une société a d’autant moins besoin d’un « centre » qu’elle est précisément organique, car ce qui définit l’organicité du corps social, ce n’est pas sa dépendance par rapport à un centre (la “tête”), mais bien la complémentarité naturelle de toutes ses parties.
L’« organicisme » d’Evola est donc très différent de l’organicisme classique. Ce dernier tend généralement à dévaloriser l’État et les institutions étatiques, considérées comme intrinsèquement « mécanistes », et à donner le rôle principal aux collectivités de base et au peuple. L’organicité, chez les théoriciens de l’organicisme, est toujours associé à ce qui est « en bas » et à ce qui est « spontané ». Leur critique, en général, consiste à opposer à une conception mécanique, rationalisée, abstraite, voire excessivement « apollinienne » de l’existence sociale, les prérogatives du vivant, du sensible, du charnel, manifestées dans l’esprit « dionysiaque » et dans l’« âme du peuple ». Or, c’est précisément la démarche inverse qu’adopte Evola, puisque pour lui l’âme, le sensible, le peuple, le collectif, etc. renvoient systématiquement aux dimensions les plus « inférieures » de l’existence. Dans la mesure où il implique une déconnection radicale de l’organique et du biologique, l’exacte portée d’un « organicisme d’en haut » reste donc à établir.
Un « État vrai » qui se veut affranchi de tout conditionnement naturaliste peut-il être véritablement « organique » ? L’organicité peut-elle être le résultat de l’autorité, de la puissance et surtout de la volonté ? Pour répondre à ces questions, l’expérience historique incite pour le moins à la prudence. Au cours de l’histoire, en effet, chaque fois qu’un État s’est affirmé titulaire d’un pouvoir souverain absolu, l’organicité du social n’a pas augmenté, mais décru.
À suivre