N’en déplaise aux métaphysiciens évaporés, la question de l’être est d’abord celle de l’économie, c’est-à-dire de la production des biens matériels et de leurs échanges, et de la science, c’est-à-dire de la mobilisation des ressources logiques qui en assurent l’efficacité. Parler de biens matériels, c’est mettre l’accent par antinomie sur le principe de la valeur. Persévérer humainement dans son être, c’est-à-dire satisfaire les besoins vitaux (manger, boire, etc.) et, si possible, accéder au bien-être, c’est quoiqu’on dise dans une perspective matérialiste, être déjà animé par le principe du sens, c’est-à-dire de l’orientation culturelle que la valeur donne à l’être.
Il est alors vital de ne pas réduire le développement économique qu’appelle l’épanouissement humain, à la croissance économique, c’est-à-dire à la simple augmentation de la production et des échanges, ce scénario matérialiste radical qui nous enferme depuis plus de deux siècles. De fait, c’est la méconnaissance de notre statut poétique au monde qui explique nos impasses économico-politiques présentes. L’erreur du socialisme européen fut l’oubli écologique, la confusion de la science et de la culture, avoir cru que le problème humain était de « domestiquer la nature », croire et faire croire par la mythification de la connaissance rationnelle que l’horizon technologique était, à lui seul, le chemin de l’épanouissement véritable. Au contraire, nous proposons ici, un autre chemin, le chemin de traverse d’une écologie poétique, d’une métapolitique de l’écologie, d’une écologie naturaliste, c’est-à-dire d’une économie vue non comme domination de la nature mais comme modalité humaine de sa réaffirmation naturiste.
Qu’on soit clair – et, nous parlons d’Afrique ! -, le souci du matériel fut toujours premier parce que les peuples ne peuvent vivre d’une authentique vie dans la misère, les luttes sociales et l’insécurité urbaine mais il ne nous a pas échappé non plus que la créativité économique, la capacité de relever le défi environnemental consiste à retourner la raison occidentale contre elle-même, la logique technicienne de l’Europe. Nonobstant, il apparaît de plus en plus que l’option technicienne n’est en réalité qu’une option productive parmi d’autres possible ; l’option technologique illimitée n’est pas une fatalité. Refléchissons, par exemple, à la figure de l’ingénieur, elle est double : d’un côté, l’ingénieur cartésien, l’ingénieur de la technologie de la vie, dont le sombre horizon, est de permettre de se rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature », et de l’autre, l’ingénieur de la « poétique de la vie » dont parlait le controversé président-poète Léopold Sedar Senghor, qui aspirait à mobiliser la créativité technologique dans l’horizon fécond de la maîtrise raisonnée d’une nature sans domination. Il s’agissait pour lui de retrouver le sens étymologique du mot « ingénieur » et, par conséquent, de passer de celui-là à celui-ci : « l’ingénieur est un homme habité par l’esprit : un poète, c’est-à-dire un créateur »1. Autrement dit, l’ingénieur doit cesser d’être le rouage d’une sombre machinerie économique, le pantin d’une techno-science pour devenir l’homme d’une connaissance pratique, le vieux sens grec du mot technê, le savoir au service d’une manière créative d’habiter le monde. C’est d’un horizon poétique qu’il est ainsi question sous la formule écologique du monde. Le développement industriel pose des problèmes dont les solutions comportent des modalités techniques qui relèvent de la compétence des ingénieurs. L’ingénieur a un rôle important à jouer dans la perspective d’une poétique écologique de la vie : il lui revient d’articuler les nouvelles conditions de l’habitation de la nature. Notre sénégalais note judicieusement que ce que l’on nomme design relève de la technologie poétique précisément parce qu’il s’agit de « joindre l’efficacité à la beauté, l’ingéniosité à l’art »2.
D’une façon générale, on ne peut définanciariser l’économie, c’est-à-dire pratiquer la subversion et le dépassement de l’économétrie, si l’on n’articule pas autrement le rapport valeur d’usage / valeur d’échange, le scénario capitaliste se caractérisant par la cannibalisation de la valeur d’usage par la valeur d’échange, réduite au simple calcul mercantile. À propos de la valeur d’usage, le frugal Épicure a théorisé pour les siècles l’enseignement du bon sens : c’est l’estomac qui est la mesure de l’appétit. Autrement dit, c’est la nature, irréductible ici à la nature-matière, qui dit la valeur d’usage. Il s’agit de comprendre que c’est elle, qui dit à celui qui est à même de l’écouter et de l’entendre, la limite humaine qui sépare ce qui est susceptible de favoriser la survie et le bien-être d’un côté, et, de l’autre, le délire consumériste. « Ce n’est pas le ventre qui est insatiable, comme le croit la multitude, mais la fausse opinion que nous en avons de sa capacité indéfinie », écrivait le sage grec du Jardin3, suggérant en vrai sceptique que ce serait manquer de sagesse que de vouloir trop s’éloigner des leçons simples de la nature.
Il revient à Marx d’avoir vu que c’est le propre du scénario capitaliste et la responsabilité de la bourgeoisie que de réaffirmer la valeur d’usage dans et par la valeur marchande en un sens qui retourne celle-ci contre celle-là. Le scénario marchand, qui a toujours assuré, selon telle ou telle modalité, la circulation sociale des biens, ne se réduit plus qu’au scénario mercantile, au fétichisme de la marchandise et à la cannibalisation des rapports sociaux. Autrement dit, le capital ne vit que de dévorer le travail, dont l’activité productrice réaffirme pourtant la valeur d’usage dans l’horizon historique de la socialité, force et faiblesse de la civilisation bourgeoise.
Œuvrer à son renversement nécessaire, c’est par conséquent subvertir ce scénario cannibale, se dégager du fétichisme pour ouvrir l’horizon écologique de la réconciliation de l’homme avec lui-même, retrouver la phusis grecque, la nature au sens le plus englobant du terme, celui par exemple d’un Marcel Conche : « L’absolu pour moi, c’est la nature. La notion de matière me paraît insuffisante. Elle a d’ailleurs été élaborée par les idéalistes et c’est hors de l’idéalisme que je trouve ma voie. Il est très difficile de penser la créativité de la matière. […] La nature est à comprendre non comme enchaînement ou concaténation de causes, mais comme improvisation ; elle est poète. »4
L’écologie n’est vraie que de relever le défi du capitalisme, c’est-à-dire d’être capable de restituer à la valeur d’usage son rôle primordial en jouant la force d’horizon du capital contre sa force d’impasse mais cela renvoie aussi dos à dos une conception anthropocentrique de l’écologie, qui serait celle d’un intérêt individuel et collectif politiquement bien compris, et une conception intégriste de l’écologie, qui poserait le sacrifice de soi au nom de la Nature comme si elle n’était qu’une extériorité à défendre. L’écologie anthropocentrique est le théâtre d’une réduction idéologique de la Nature à la nature et l’écologie intégriste, celui d’une intégration, tout aussi idéologique de la nature dans la Nature essentialisée. En fait, la valeur d’usage, que l’homme a en partage avec l’animal, qui a des besoins comme lui, n’est vraiment humaine que si elle est réaffirmée dans un horizon poétique de la nature dont la valeur propre est celle du beau. La société requiert ainsi un sens de l’usage impliquant la nécessaire définanciarisation de l’économie et de la technologisation de la vie, posant par conséquent le caractère écologique d’une économie véritable des « communs », une économie solidaire des communautés d’utilisateurs ou de producteurs qui gèrent ensemble une ressource collective.
L’écologie n’est vraie que d’être une inscription poétique de l’effort humain de vivre dans la Nature. C’est au nom de la Nature qu’on doit se servir de la nature soit la distinction capitale de la nature au sens vulgaire du mot, c’est-à-dire comme réservoir de disponibilités, et la nature-cosmos ou nature-création, qui interdit d’absolutiser l’instrumentalisation de la première. La lucidité quant à cette différence est au cœur de la conscience écologique de la diversité comme réaffirmation culturelle et politique de la géographie et du « climat ». Le triomphe de l’homme technocentrique signifie au contraire la spoliation de l’humain et la dévastation de la nature, alors qu’une écologie poétique, une écologie naturante ne saurait se réduire à l’exploitation raisonnable des ressources naturelles, à la surenchère verbale et verbeuse d’un « développement durable » sans décroissance.
Il s’agit de penser l’économie à partir de l’écologie et non l’inverse : écologie poétique, économie métapolitique.
La critique de l’économisme s’associe forcément à celle de la volonté de puissance, au rêve de Prométhée mais aussi à celui de Narcisse car les deux sont inextricablement liés à la dialectique du pouvoir. L’image que contemple Narcisse et dans laquelle il se noie est à la fois celle que lui renvoie sa vie de luxe comme celle de l’obéissance inconditionnelle d’autrui à son modèle, à sa propre parole. La nécessité vitale de l’économie ne doit donc pas nous conduire à penser que le corps serait la seule finalité de l’économie. L’idée est bien sûr une fois de plus celle de la sagesse classique, celle que l’homme ne mange pas pour manger, pas davantage pour se maintenir en vie ou pour fortifier son corps mais que la conservation existentielle ne vaut humainement que dans l’horizon métapolitique du dépassement intellectuel de soi, par conséquent dans l’horizon poétique.
Si l’être passe par l’avoir, et que l’avoir devient la finalité absolue en tant que le bonheur qu’il procure passe par le paraître ou le virtuel, la société du spectacle et la dématérialisation des rapports sociaux, le projet économique du conatus se mue en désespoir ne pouvant entraîner dans sa fuite en avant du toujours-plus que l’extrême solitude et la déliaison sociale. La politique et l’économie ne sont plus alors des forces de vie mais des pulsions de mort.
La créativité poétique de l’homme appelle au contraire sa reprise, au sens musical du terme, c’est-à-dire une répétition irréductible à une pure et simple répétition, par la créativité collective. L’institution de l’école ou de l’hôpital par exemple, d’une coopérative agricole ou d’une usine n’est vraie, c’est-à-dire vivante, que si elle s’affirme comme une affirmation solidaire. On a bien vu dans la crise sanitaire du covid-19 que l’acte de soigner, pour ne retenir ici que l’exemple de l’hôpital, ne saurait, à bon droit, être réduit à une simple technologie de la médication, de protocoles sanitaires hygiéniques mais qu’il n’est humain que s’il s’affirme dans et par la communication qui d’ailleurs favorise en plus la confiance dans le traitement. Tout guerrier connaît bien humoristiquement l’effet placebo des jolies infirmières.
Ce n’est pas un hasard si Platon, l’inventeur de la police culturelle, qui s’en prend notamment à la liberté créatrice du poète, mobilise par sophistes interposés le mythe de Prométhée dans le Protagoras pour justifier l’idée que le principe de l’Ordre est le principe même du politique. Le mythe de Prométhée est un mythe de genèse de la vie. Le récit de son scénario mérite de retenir notre attention car il est la dénégation en acte du principe poétique en réduisant et annihilant toute puissance créative du pouvoir. Prométhée vole à Héphaïstos, le dieu de la forge, le principe du faire et à Athéna, déesse de la lumière de l’esprit, des ressources pour l’homme et pas seulement de la guerre, celui du savoir-faire. C’est ainsi que l’homme fut pourvu pour répondre à la nécessité biologique de l’utile. Il lui manquait toutefois la science politique, c’est-à-dire la capacité d’organiser le vivre-ensemble humain. En nous insinuant ce manque, Platon laisse entendre, à la fin, que c’est précisément le devoir qui incombe au genre humain, à la raison philosophique toute entière : recouvrer le calumet de la paix, le secret du règne sans conflit de Zeus sur l’Olympe. Ce mythe archaïque du pouvoir distingue le droit naturel des animaux et le droit naturel des hommes mais c’est pour dire que le droit à la vie des animaux procède de l’activité de l’autre frère, de la répartition inégalitaire mais équilibrée des biens, d’Epiméthée c’est-à-dire d’un être qui n’est pas un dieu même s’il est proche des dieux, alors que le droit à la vie des hommes leur vient directement de Prométhée, qui n’est certes pas un dieu lui-aussi mais qui a eu l’intelligence, la ruse ou la tromperie de l’arracher à des dieux. Autrement dit, c’est le sens de ce mythe que de considérer, et d’inviter à considérer, que le pouvoir des hommes équivaut à la puissance des dieux.
À l’inverse, en affirmant que le principe de poésie est le fondement véritable de l’existence humaine, c’est ce principe platonicien de l’Ordre que l’on conteste et remet en question, y compris par l’éloge de l’ornement et du décor. C’est en effet à tort que le décor est considéré ordinairement comme ce qui s’ajoute, au titre de l’agrément, et qui, par conséquent, n’est pas fondamental. Il s’agit pourtant de renouer avec le baroque éternel5 et de comprendre que contre le minimalisme exclusif, l’ornement réaffirme. C’est en lui et par lui que ce qui est susceptible d’être vu, fabriqué ou non, se met à avoir de la profondeur artisanale et s’affirme dans l’horizon du scénario humain écologique, celui étymologique de l’oikos, de la « maison » et du « logos », la science de l’habitat et ce n’est pas un hasard non plus si les mots cosmétique et cosmos ont même racine (du grec kosmos, qui veut dire « ordre », « harmonie » mais aussi « parure »). L’architecte qui se soucie à la fois de l’utile et du beau ne saurait ignorer que c’est dans et par la conjugaison des deux qu’il est à même d’accomplir son métier d’art.
Tenter de répondre à la question de savoir de quelle vie vivre aujourd’hui en terre des hommes, ce serait donc s’efforcer de bâtir une écologie poétique, premier pas, pour nous, d’un nouvel habitat solaire. C’est le propre de l’architecture que d’être à la fois un art et une technique, la réaffirmation de l’art dans et par une technique, la raison calculante et le calcul de l’incalculable par l’accueil de la surprise, la possibilité de l’hospitalité, une architecture horizontale d’ouverture à l’opposé de l’architecture verticale de la mort, l’architecture des gratte-ciels de New-York démontée par Lorca, l’éclipse du soleil sur Pékin.
Le peuple-masse, amas indifférencié des grandes villes, est la mort de l’affirmation singulière baroque, c’est-à-dire du style. Le propre de toute singularité véritable est de s’affirmer comme style, le style de la vie même. C’est d’ailleurs pourquoi le style, qui caractérise la vie vraie, est déjà dans la nature, où aucune feuille d’arbre ne ressemble à une autre, comme Leibniz l’avait vu sans voir vraiment ce qu’il avait ainsi vu car, aucun algorithme ne saurait rendre compte de cet événement à la fois banal et inouï, qu’est, par exemple, un sourire, même commercial ou, celui d’un geôlier ou d’un policier lors d’une garde à vue contestataire après une manifestation de gilet jaune.
Le mathématicien et philosophe Pascal affirme que le mal moral est tout entier dans le fait de se vouloir « le centre de tout ». Il le dit à propos de l’individu humain mais n’est-ce pas valable aussi pour tout communauté humaine ?
Le principe du foyer, de l’enracinement, principe du vivre-ensemble dans la maison ou l’ethnie, la nation ou la fédération constitue la force solaire de l’écologie poétique. Il revisite le concept non pas de nation ou de monde mais de région, de « pays », de terroir. Seule, en effet, la région permet d’articuler la vie d’une nation à un ensemble qui la dépasserait et, tout à la fois, la porterait. Autrement dit, penser vraiment l’affirmation régionale, comprendre que la région est la modalité politique par excellence de l’écologie poétique et métapolitique que nous esquissons.
Michel Lhomme
Source : Livr’Arbitres, numéro spécial « La nature comme socle », septembre 2020
Notes
- Léopold Sedar Senghor, Liberté 5, Le dialogue des cultures, Paris Seuil 1993, p.124.
- Ibid, p. 127.
- Épicure, Sentences vaticanes, 59.
- « Entretien avec Marcel Conche » dans Philosophie magazine, n°1, en ligne pour les abonnés, plus loin l’auteur remarque que : « la physis grecque ne s’oppose pas à autre chose qu’elle-même, alors qu’au sens moderne la nature s’oppose à l’histoire, à l’esprit, à la culture, à la liberté. La physis est omni-englobante. » Lire bien sûr de l’auteur sur la notion de nature, Présence de la nature, Puf, Paris 2001.
- Eugenio d’Ors, Du baroque, trad. d’Agathe Rouart-Valéry, Gallimard, coll. « Idées », 1936 ; rééd. 2000.
Crédit photo : Renaud Camus via Flickr (cc)
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