Dans la mémoire occidentale, peu de batailles sont autant chargées de symbole que celle de Lépante. Dans les eaux de ce golfe de l’ouest de la Grèce s’affrontèrent plus de 100.000 hommes, le 7 octobre 1571, dans une gigantesque bataille navale qui s’acheva sur l’écrasement de la flotte ottomane par les forces pour la première — et dernière — fois réunies de Venise, du Saint-Siège et de l’Espagne sous la bannière d’une Sainte Ligue, parrainée par Pie V.
Elle fut célébrée comme un miracle qui sauva la chrétienté, voire Rome elle-même, de la déferlante turque. Avec l’imprimerie naissante, des libelles furent imprimés partout et se multiplièrent des tableaux montrant le triomphe de la flotte de la Croix commandée par Don Juan d’Espagne. « L’importance historique de Lépante tient surtout à son énorme impact émotif et à la propagande qui s’ensuivit. La nouvelle de la victoire fut accueillie dans les capitales catholiques avec un enthousiasme sans précédent, et ce d’autant plus qu’elle arrivait après des années de frustration et de disette », relève l’historien Alessandro Barbero, qui a su redonner toutes ses lettres de noblesse à ce genre d’«histoire des batailles » trop longtemps décrié.
Prophétie.
Comme il l’avait déjà fait pour Waterloo et Andrinople (la plus grosse défaite de l’Empire romain finissant en 378), il met tout son talent de conteur — car il est aussi romancier — à narrer ces 2 années, entre la conquête de Chypre par les forces ottomanes et leur défaite à Lépante, qui auraient fait basculer l’histoire de l’Europe. Les historiens, à commencer par le grand Fernand Braudel, ont pourtant mis en doute l’effet réel de Lépante. C’est aussi le point de vue d’Alessandro Barbero. La flotte ottomane était vieillie, mal équipée, affaiblie par les épidémies et la saison était déjà avancée. En ces temps, on ne faisait la guerre sur mer que l’été et les galères chrétiennes ou turques rentraient à leur port d’attache stambouliote fin octobre. Même si elle avait gagné, la flotte ottomane n’aurait donc pas pu aller plus loin, prendre Corfou, « l’œil de Venise dans l’Adriatique », et encore moins menacer la «pomme d’or» — la coupole de Saint-Pierre comme l’appelaient les Ottomans, convaincus selon une prophétie que bientôt ils auraient conquis Rome. En outre, un an plus tard à peine, la flotte est reconstituée. Plus nombreuse, plus moderne, avec canons et arquebuses, elle est surtout placée sous le commandement du grand Kilic Ali Pacha, renégat calabrais, devenu l’un des plus fameux pirates barbaresque et qui, seul lors de la bataille, réussit à enfoncer les galères chrétiennes et à ramener ses navires. « Ils m’ont juste coupé un poil de la barbe », commenta Selim II apprenant cette défaite dont il fut le premier responsable.
Année cruciale.
Petit-fils du conquérant de La Mecque et des lieux saints, fils de Soliman le Magnifique qui arriva jusqu’aux portes de Vienne, le nouveau sultan contrefait et alcoolique avait besoin d’une grande victoire pour asseoir son pouvoir. Les oulémas sans cesse lui rappelaient que, selon la tradition, seuls les tributs de chrétiens nouvellement soumis devaient payer les projets architecturaux dont il rêvait. Il pensa un moment secourir les morisques — musulmans convertis — qui venaient de se révolter en Andalousie. Contre l’avis d’une bonne partie de ses conseillers, il choisit de conquérir Chypre, déclenchant une guerre contre Venise, de longue date pourtant partenaire commercial de la Sublime Porte. Ainsi commença une guerre absurde qui devint rapidement, avec un pape Pie V tentant de monter une nouvelle croisade, celle de la Méditerranée chrétienne contre le péril turc. Seule la France resta fidèle à son alliance de revers nouée entre François Ier et Soliman.
Alternant récits vus du côté ottoman et des pays chrétiens, s’appuyant sur de nombreux témoignages de l’époque dont ceux de l’ambassadeur vénitien à Istanbul, Alessandro Barbero prend le ton de la chronique pour narrer cette année cruciale tout en montrant en filigrane les enjeux économiques de la guerre navale de l’époque. C’était déjà une guerre industrielle avec des chantiers navals et des arsenaux pour armer les galères. Il fallait trouver les hommes pour la chiourme. Lépante fut peut-être la dernière bataille globale en Méditerranée. « Plus jamais autant d’hommes ne se sont affrontés en un seul jour et en un espace aussi étroit » dans les eaux de cette mer, note l’historien. Le monde était déjà en train de basculer avec la colonisation des Amériques.
Marc Semo, Libération 13-09-2012.