L’héritage est un objet politique hautement inflammable, qui touche à la fois à notre rapport à l’argent, à la mort, à la descendance, ainsi qu’à une conception équivoque du mérite de celui qui donne, comme de celui qui reçoit. Chercher à taxer ce qui est du ressort de l’intime, au nom d’une société moins figée sur le plan de la mobilité sociale, s’est jusqu’à présent heurté à un véritable mur.
Les arguments des uns et des autres tournent toujours autour de deux thèmes. D’une part, la fiscalité sur les successions reviendrait à taxer une deuxième fois ce qui a déjà été soumis à l’impôt, et d’autre part, de quel droit l’Etat ponctionnerait-il le fruit d’une vie de labeur patiemment amassé ? Comment nier cette réalité même s’il faut bien admettre que le débat est plus complexe. Car, en réalité, sous prétexte de défendre le travail, ces arguments laissent la rente prospérer et les inégalités se creuser, en évitant de regarder l’évidence : l’impôt sur les transmissions est, pour l’essentiel, une affaire de très riches, dont 99 % de la population restent les spectateurs consentants.
Si les Français se braquent face aux droits de succession, c’est avant tout par ignorance. Toutes les enquêtes vont dans le même sens : nous avons collectivement une fâcheuse tendance à exagérer les taux effectifs appliqués, et à systématiquement surévaluer le seuil d’exemption des droits. Les effets de ce miroir déformant sont aggravés par une véritable schizophrénie. Volontiers égalitaristes lorsqu’il s’agit de garantir le destin de nos enfants par rapport à celui des autres, nous restons allergiques à la taxation de ce que nous pouvons transmettre à notre descendance.
Dans les faits, l’immense majorité des Français héritent de sommes si faibles qu’elles échappent à toute taxation. Ainsi, moins d’une succession sur cinq dépasse les 100 000 euros, tandis qu’une sur deux est inférieure à 30 000 euros, selon l’Insee. A l’autre bout du spectre, 800 individus héritent en moyenne de… 13 millions d’euros.
Une passionnante note du Conseil d’analyse économique (CAE) intitulée » Repenser l’héritage » (https://www.cae-eco.fr/repenser-lheritage) prend le contre-pied de bien des idées reçues et plusieurs enseignements s’en dégagent.
Le premier est que la France est redevenue une société d’héritiers dans laquelle le patrimoine global provient à 60 % des successions (soit un doublement en cinquante ans). Les transmissions alimentent ainsi une accumulation de capital privé, qui a retrouvé des niveaux équivalents à ceux de 1914, annihilant les effets redistributifs qu’avaient eus les deux guerres mondiales et la crise de 1929.
Second enseignement, notre système fiscal n’est pas aussi progressif qu’il le proclame. Sur le papier, le fisc a effectivement la main lourde. Mais les stratégies d’exonération sont nombreuses et ciblées sur des types d’actifs qui sont massivement détenus par les ménages les plus riches (assurance-vie, patrimoine professionnel, démembrement de propriété), de sorte qu’à l’arrivée, les taux appliqués restent faibles.
« Notre système fiscal est un tigre de papier », résume l’économiste Camille Landais, coauteur de la note avec Clément Dherbécourt, Gabrielle Fack et Stefanie Stantcheva. Ainsi, le taux effectif payé par les 0,1 % des Français les plus riches sur l’intégralité du patrimoine qu’ils lèguent n’est que de 10 %, bien en dessous des 45 % théoriques pour les successions supérieures à 1,8 million d’euros. « Désormais, pour être tout en haut de l’échelle des niveaux de vie, il faut avoir hérité, constate M. Landais. La société basée sur le mérite dû au travail est en train de partir en fumée », déplore-t-il.
Nous affirmions, en titre de cet article, que la fiscalité successorale est un système aveugle, injuste et inefficace La cécité vient de ce que, depuis 2006, l’administration fiscale est incapable de retracer précisément les transmissions et les droits payés. La faute à une réforme inaboutie de la collecte des informations. Résultat, près de 40 % du patrimoine transmis échappe au regard de l’administration, selon la note du CAE.
L’injustice, elle, repose sur la multiplication des exemptions et exonérations, qui favorise les très riches, au détriment des classes moyennes supérieures sur qui l’incidence des droits de succession est proportionnellement beaucoup plus forte, d’où leur faible acceptabilité sociale et la colère justifiée des classes moyennes.
Enfin, cette fiscalité est inefficace sur le plan économique car ses effets sur les comportements d’épargne, de consommation ou d’investissement restent marginaux. Pour résumer, c’est un système onéreux pour le budget qui ne fait qu’encourager la concentration des patrimoines. Et qui fait donc (avec d’autres causes) que les plus riches sont de plus en plus riches et que les moins riches sont en fait… de plus en plus pauvres !
Dans ce contexte, les propositions des candidats à la présidentielle font preuve d’une incroyable paresse intellectuelle. Elles ne visent qu’à perpétuer un système bancal au lieu de chercher à le réparer. A droite, Valérie Pécresse, Eric Zemmour et Marine Le Pen veulent davantage alléger l’impôt sur l’héritage, qui ne concernera qu’une part infime de leur électorat. Quant à la gauche, elle reste silencieuse, alors qu’elle prétend sans cesse agir en faveur de l’égalité des chances. Seul Jean-Luc Mélenchon veut confisquer les héritages supérieurs à 12 millions d’euros. Révolutionnaire, mais irréaliste (pléonasme ?).
En fait, pour être plus en phase avec la réalité successorale des Français, nous ne saurions trop conseiller aux candidats à l’élection présidentielle de lire la note du CAE. Celle-ci propose une remise à plat des droits de transmission avec un barème beaucoup plus progressif, mais sans exonérations. Près de 99 % des Français seraient gagnants grâce à davantage de recettes fiscales prélevées sur le 1 % restant.
Alors, cessons de bercer les électeurs de fausses illusions voire de mensonges caractérisés. Une spécialité de notre pays.
Le 30 décembre 2021. Pour le CER, Jean-Yves Pons, CJA.