La période hivernale nous invite à redécouvrir ce texte de l’écrivain Jean Mabire, publié initialement en 1965 dans la revue L’Esprit public.
Cette nuit, nous savons que nous serons seuls. Chacun a choisi le lieu de sa retraite et de sa méditation. Moi, je pars sur une île. Je vais voir sombrer dans une mer sans couleur le dernier soleil de l’année.
Quand le bateau repart pour le continent, nous restons quelques-uns à nous attarder sur la cale. Très vite, le bruit du moteur est rongé par la brume. Des oiseaux crient, invisibles. Dans mon île, il n’y a pas d’hivernants. Les touristes ne rôdent pas dans l’Ouest à la mauvaise saison. Les chemins sont déserts sous les arbres dépouillés.
Nous restons entre nous, entre gens simples. Il y a les gardiens du phare, la patronne de l’hôtel qui se plaint toujours de ses mauvaises jambes et de la morte saison, les pêcheurs aux tignasses emmêlées, le fermier au péril de la mer, le curé avec sa grande barbe grise et ses pantalons rapiécés de matelot. Nous sommes au bout du monde. Les enfants imaginent les villes illuminées, là-bas, à plus d’une heure de bateau. Les vieux s’attardent dans le jour qui fuit. Pour eux, le prochain voyage vers la grande terre se fera les yeux fermés dans le roulis éternel.
La fin de l’année, c’est encore l’automne, l’arrière-saison. Il ne fait pas froid. Une pluie fine grignote les battements d’une cloche. Ce soir, le vent est tombé et les fumées montent toutes droites au-dessus des maisons écrasées par le ciel gris, immense, presque noir maintenant.
L’île que je voyais encore tout à l’heure du haut du fort avec ses plages désertes où pourrissent les bateaux, avec ses marécages et ses landes, l’île s’est endormie dans l’odeur du varech humide, du lait frais et de l’ajonc brûlé.
Les gens d’ici maintenant doivent dormir sous les gros édredons de satin rouge. Les meubles craquent dans la nuit comme les membrures d’un navire. Immobile, une goélette poursuit son voyage dans une bouteille, en plein cœur de l’église.
Le bruit de la mer est comme une respiration régulière.
Qui suis-je en train de tromper ? Ces gens simples qui ne font pas de « politique » – on a déjà bien assez de mal pour gagner sa vie. Ces amis ardents qui veulent bâtir un royaume ? Ceux qui attendent sur le bord du chemin ? Ceux qui travaillent en silence ? Ceux qui sont comme du pain très blanc et très fin sous l’écorce crevassée telle une paume de paysan ? Me voici étranger et désarmé. Comment dire aux gens intelligents que nous nous battons pour des choses simples ? Comment dire aux gens simples que nous nous battons pour des choses intelligentes ? Il faudrait si souvent se taire. Laisser les horloges moudre les heures, retrouver tout doucement cette union sans phrase avec un peuple sans détour.
Mon île est au bout du monde. Elle est si basse sur la mer, il y a tant de brume certains jours d’hiver que le continent ne voit plus ces rochers qui viennent respirer à la surface de l’eau. On croit parfois qu’ils vont plonger, disparaître. Mais mon île est un monde bien réel avec sa longue centaine d’hommes, de femmes, d’enfants.
Les gens de mon île savent que l’eau est glacée au petit matin, que le poisson se vend mal sur la côte voisine, que ceux qui ont péri en mer n’auront jamais une place au cimetière. Ils savent qu’on ne ruse pas avec le vent, que le courant fait la loi et que la marée mesure le temps.
L’herbe gorgée d’eau salée est douce sous le pied, mais les épines et les ronces déchirent les mains. Un fagot de bois arrache une vieille épaule. Le granit pèse aussi lourd que le monde.
*
Dans mon île, je n’ai pas appris de grandes choses ; je n’ai pas découvert les lois qu’il faut donner à l’État, ni comment faire pour que les impôts soient utiles et les armées efficaces. Mon île, qui n’est même pas une commune, ignore l’expansion économique et le fédéralisme politique. Ici, les gens se soucient peu de la Normandie, de la France et de l’Europe. Ils trouvent seulement que les touristes allemands ressemblent aux plaisanciers britanniques et qu’on ferait mieux de s’entendre une bonne fois plutôt que de mobiliser les inscrits maritimes pour les faire tuer aux Dardanelles, à Dunkerque, à Dakar, à Haiphong ou à Nemours.
Ce n’est pas dans mon île, minuscule royaume de sables, de dunes et de galets, que j’ai appris les lois de la bataille politique où nous nous sommes lancés pour prendre à bras-le-corps tout un continent. Mais c’est pourtant là-bas que je m’en vais quand je veux retrouver le sens profond de toutes choses en ce monde. Pourquoi tant de misères acceptées et tant de joies inattendues ? Pourquoi ces jeunes marins qui ne reviendront plus et ces vieillards qui n’arrivent pas à mourir ? Pourquoi des actes absurdes, pourquoi des amis inoubliables, pourquoi des fleurs fanées ?
Dans mon île, j’ai appris ce qui était autrefois et ce qui demeure aujourd’hui le plus nécessaire : ne pas craindre, ne pas subir, ne pas abandonner.
Notre action est exactement semblable à celle du pêcheur qui repart en mer après une tempête, les filets déchirés, le matériel perdu, le porte-monnaie vide. L’océan attend le labour de son bateau comme l’Europe attend le labour de notre charrue. Le mauvais temps ne nous rend pas amers, ni tristes. Nous sommes juste un peu fatigués. Les yeux se ferment certaines heures à la barre. On imagine le soleil, une plage, la joie…
Dans mon île, on ne se pose pas de questions. On trouve d’instinct ce qui est nécessaire et ce qui est inutile. On ne lit guère le journal, mais on consulte souvent le baromètre. On croit plus volontiers ce que votre père vous a appris que ce qu’on entend à la radio. On aime mieux ceux qui sont proches que ceux qui sont étrangers. On ne cherche pas tellement à comprendre pourquoi il faut travailler, mais comment.
Ce qui compte, ce sont des choses réelles, solides sous la main. Un casier à réparer, un état à remplir, une vie à sauver.
Je ne pense pas que je puisse apprendre quelque chose aux gens de mon île. Mais ce matin, quand le soleil de l’an nouveau se lève, je sais qu’il va éclairer, avant mon île, tout un continent, là-bas vers l’est, qui émerge du sommeil et de la si longue nuit.
Immense et rouge, le soleil illumine une année nouvelle. Les rochers sont comme des aiguilles sombres. Des paillettes jaune pâle scintillent sur la mer. Mon île, mon pays, mon peuple, mes amis saluent le soleil.
Et lentement, tu surgis du sommeil. J’ai veillé sur toi pendant toute cette nuit, ô mon Europe aux longs cheveux d’or dénoués sur mon épaule. Ouvre les yeux, vois, nous allons partir ensemble, pour une Île immense, hérissée de menhirs, de cathédrales et de stades. Nous naviguerons du cap Nord au détroit de Gibraltar, de la mer d’Irlande au golfe de Corinthe. Nous découvrirons les Shetlands et les Cyclades, les Baléares et les Lofoten, îles innombrables de ta couronne, merveilleux royaume de ta beauté et de ta puissance, sous le grand tournant du soleil.
Viens, c’est une année nouvelle.
Jean Mabire
L’Île du solstice d’hiver, (publié en 1965 dans L’Esprit public) ; réédité dans le livre Contes d’Europe (tome II), Dualpha, 2000.
https://institut-iliade.com/lile-du-solstice-dhiver-un-conte-de-jean-mabire/