Le Who's Who du fascisme européen est paru en Norvège depuis 6 ans déjà, grâce aux travaux de 3 universitaires d'Oslo, Stein Ugelvik Larsen, Bernt Hagtvet et Jan Petter Myklebust. Le bilan de leurs travaux est paru aux éditions universitaires d'Oslo en langue anglaise, ce qui nous en facilite la lecture, même si l'on serait tenté de déplorer l'anglicisation systématique des travaux académiques. L'intérêt pour le fascisme n'a cessé de croître depuis une quinzaine d'années. On a essentiellement retenu les noms de Nolte en RFA, de son compatriote Reinhard Kühnl, de l'Italien Renzo de Felice, de l'Américain Stanley G. Payne et, plus récemment, de l'Israëlien Zeev Sternhell. Mis à part Nolte, tous ces “fascistologues” figurent dans la table des matières de cette encyclopédie du fascisme de 816 pages. C'est dire le sérieux de l'entreprise et la rigueur historique qu'on acquerra en se livrant à une lecture critique de ces éclairages divers.
La première partie de l'ouvrage se penche sur la question très délicate de la définition du fascisme. Est-il, en effet, définissable de façon monolithique ? Sur le plan théorique, ne trouve-t-on pas autant de différences entre ce qu'il est convenu de nommer les fascismes qu'entre, mettons, les socialismes de diverses factures ? Pour être clair, il y a sans doute autant de différences entre un Hitler et un Mussolini, entre un Degrelle et un Monseigneur Tiso qu'entre Castro et Spaak, Olof Palme et Felipe Gonzalez. La recherche d'une définition du fascisme est sans doute vaine, sauf si l'on veut bien admettre que le dénominateur commun de ces “fascismes”, jetés pêle-mêle dans le même concept, est d'avoir appartenu au camp des vaincus de 1945. Car, si l'on prend le cas des “fascismes” cléricaux autrichien et slovaque ou du fascisme à coloration catholique des Oustachis croates, n'y constate-t-on pas une analogie, quant à la vision de l'histoire, avec bon nombre de conservateurs catholiques qui, comme un Pierlot, un Paul Van Zeeland ou un Otto de Habsbourg, se sont retrouvés dans le camp des vainqueurs en 1945 ? Par ailleurs, le socialisme fasciste d'un Drieu La Rochelle, anti-chrétien et nietzschéen, reprend tout de même à son compte des thématiques anticléricales du mouvement ouvrier traditionnel qui s'est souvent retrouvé du côté de la résistance au nazisme, perçu comme complice du conservatisme catholique pour avoir forgé un concordat avec le Vatican ou pour avoir soutenu Franco au cours de la guerre civile espagnole.
Seconde partie de l'ouvrage : les divers “fascismes autrichiens”. On y découvre l'ambiguïté du terme “fascisme” surtout quand celui-ci est utilisé dans une acception polémique. En effet, comment concilier le clérical-fascisme des chanceliers Dollfuss et Schuschnigg avec le programme de la NSDAP autrichienne, qui visait à les éliminer sans autre forme de procès... En Autriche, le pouvoir conservateur avait maté 2 révoltes en 1934 : celle portée par la social-démocratie et les communistes et celle fomentée par les nationaux-socialistes. Les ouvriers viennois rebelles ont été fusillés par la Heimwehr et les nazis pendus à la suite d'un procès assez sommaire. Les conservateurs pariaient sur l'alliance italienne et vaticane, alors que leurs adversaires, nazis, libéraux, socialistes et communistes tablaient sur l'avènement d'une société libérée de l'influence catholique et débarrassée de la tutelle italienne. La question sud-tyrolienne jouant dans cette problématique un rôle capital.
La troisième partie recense les variétés de fascismes italiens et allemands. Ce sont les thèses les plus connues.
la quatrième partie aborde le sujet plus complexe des fascismes est-européens (Slovaquie, Croatie, Roumanie et Hongrie). Pour les Croix Flechées hongroises, Miklós Lacko écrit que le recrutement est essentiellement prolétarien et plébéien en 1939 quand le parti enregistre 25% des voix dans l'ensemble du pays. Mais que ce recrutement donne une masse d'électeurs instables qui quitteront le parti en 1943, le réduisant ainsi à 25% de ses effectifs initiaux. Lacko estime que cette désaffection provient du manque d'encadrement sérieux du parti et de la faiblesse de la conscience politique réelle de ses effectifs. Après la guerre, les ex-membres des Croix Flechées se retrouveront largement au sein des formations de gauche.
La cinquième partie de l'ouvrage traite des “fascismes” du Sud et de l'Ouest de l'Europe (Espagne, Portugal, Suisse, France, Belgique, Pays-Bas, Grande-Bretagne, Grèce et Irlande). Pour la Belgique, les textes de Luc Schepens, par ailleurs excellent historien de la diplomatie belge au cours de la Première Guerre mondiale, et de Danièle Wallef, sur l'émergence et le développement du mouvement rexiste, sont assez banals. Pour la France, Zeev Sternhell nous livre un texte excellent, profond mais hélas trop court. La lecture de son œuvre complète reste indispensable. Le lecteur curieux s’intéressera davantage aux mouvements suisses et irlandais moins connus. En Irlande, le mouvement découle d'une amicale d'Anciens Combattants hostiles à l'IRA qui adopte, par catholicisme social, une idéologie “corporatiste” et un certain décorum fasciste. Présidé par O'Duffy, le parti n'aura guère de succès.
La sixième partie est la plus dense : elle aborde un sujet quasiment inconnu dans le reste de l'Europe, celui des “fascismes” scandinaves et finlandais. Les racines agrariennes du Nasjonal Samling de Quisling, et sans doute du national-socialisme littéraire de Knut Hamsun, y sont analysées avec une rigueur toute particulière et avec l'appui de cartes montrant la répartition des votes par régions.
Pour la Finlande, Reijo E. Heinonen brosse l'historique de l'IKL (Mouvement patriotique du peuple). Pour le Danemark, Henning Poulsen et Malene Djursaa évoque le plus significatif des groupuscules danois, le DNSAP, calque du Grand Frère allemand. Ce groupuscule n'a enregistré que des succès très relatifs dans le Sud du pays, où vit une minorité allemande. Plus intéressant à nos yeux est l'essai de Bernt Hagtvet sur l'idéologie du “fascisme” suédois. Hagtvet ne se borne pas seulement à recenser les résultats électoraux mais scrute attentive- ment les composantes idéologiques d'un mouvement qui, à vrai dire, ne s'est jamais distingué par de brillants scores électoraux. Il nous montre clairement ce qui distingue les partis proprement classables comme “fascistes” des mouvements conservateurs musclés. Il nous signale quelles sont les influences du juriste et géopoliticien Rudolf Kjellen dans l'émergence d'un “socialisme national” suédois. Néanmoins, les groupuscules “fascistes” suédois se sont mutuellement excommuniés au cours de leurs existences marginales et ont offert l'image d'un triste amateurisme, incapable de gérer la Cité. Asgeir Gudmundsson relate les mésaventures du “national-socialisme” islandais sans toutefois nous fournir le moindre éclaircissement sur les réactions de cette formation à l'encontre de l'occupation américaine de l'île au cours de la Seconde Guerre mondiale. Gudmundsson nous signale simplement que les réunions publiques du parti se tinrent jusqu'en 1944.
En résumé, même une encyclopédie aussi volumineuse du fascisme ne parvient pas à lever l'ambiguïté sur l'utilisation générique du terme pour désigner un ensemble finalement très hétéroclite de formations politiques, dans des pays qui n'ont pas de traditions communes. Une encyclopédie semblable devrait voir le jour mais qui prendrait pour objets de ces investigations les références et les formulations théoriques de ces partis. Sans oublier comment ils se situent par rapport à l'histoire nationale de leurs patries respectives. La diversité en ressortirait encore davantage et l'inanité du terme “fascisme” en tant que concept générique éclaterait au grand jour.
Stein Ugelvik Larsen, Bernt Hagtvet, Jan Petter Myklebust, Who were the Fascists, Social Roots of European Fascism, Universitetsforlaget, Bergen / Oslo / Tromsø, 1980, 816 p.
Michel Froissard, Vouloir n°27, 1986.