Agnès Verdier-Molinié, directrice de la Fondation iFRAP, le think tank dédié à l'analyse des politiques publiques et laboratoire d'idées, traque depuis des années les dépenses inutiles, les fausses promesses et les politiques des gouvernants. Dans un livre très riche, documenté et chiffré, Le vrai état de la France, publié aux Éditions de l’Observatoire, elle veut donner aux Français qui s'apprêtent à choisir par leur vote le prochain président de la République les éléments indispensables à un choix éclairé. Pour Boulevard Voltaire, au moment où la candidature d'Emmanuel Macron aux présidentielles se dessine, Agnès Verdier-Molinié tire un bilan sévère des cinq années écoulées.
Le gouvernement se vante d’avoir traversé la crise et d’avoir permis à la France de rattraper le retard pris du fait de la crise sanitaire. Est-ce légitime, d’après vous ?
Ce que dit le gouvernement n’est pas faux : la croissance est très importante en 2021, il y a une baisse du taux de chômage et un déficit moins terrible que ce qu’on attendait pour 2021. Il y a aussi des investissements en France et des entreprises qui croissent et deviennent des licornes. Tant mieux ! Mais on ne peut pas seulement voir les bonnes nouvelles et fermer les yeux sur les moins bonnes. La question que nous nous posons tous, à la veille de l'élection présidentielle, est : où en est vraiment la France ? C’est à cette question que j’ai tenté de répondre dans mon livre en faisant un audit global de la situation de notre pays.
Selon vous, quelques bonnes nouvelles cachent une réalité bien plus difficile. Il y a, dites-vous, un décrochage de la France par rapport aux autres pays. Où ?
Nous ne produisons plus assez en France, comme le montre le chiffre terrible de notre balance commerciale 2021, avec plus de 84 milliards d’euros de déficit. Notre croissance est trop financée par la dépense publique. Entre 2020 et 2021, notre richesse nationale a augmenté de 170 milliards d’euros. Or, notre déficit public est d’environ 170 milliards d’euros. Notre croissance est financée à crédit. Nous produisons chaque année un peu moins de valeur ajoutée dans l’industrie que l’Italie… Et plus de moitié moins par rapport à l’Allemagne.
Emmanuel Macron sera-t-il le Président qui aura accumulé le plus de dette ?
La dette a augmenté sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy d’environ 600 milliards, sous François Hollande d’environ 400 milliards d’euros et le quinquennat actuel l’aura vu bondir d’environ 690 milliards. La France se rapproche de la barre des 3.000 milliards de dette, un montant gigantesque. Montant dont une bonne partie nous est prêtée par des investisseurs étrangers sans que l’on sache pour autant quelles sont les nationalités des principaux prêteurs de la France alors que cela a été demandé à plusieurs reprises par des parlementaires.
La France est passée au 23e rang sur le critère de la richesse par habitant…
Dans les années 1980, la France était onzième… C’est un décrochage important. De nouveaux chiffres récents disent d’ailleurs qu’on décroche encore plus. La France affiche 39.000 euros de richesse nationale moyenne par habitant. Les Allemands sont à 46.000 euros, et si on parle des pays du nord de l’Europe, on est plutôt autour de 60.000 euros. Nous sommes en train de nous rapprocher des pays du sud de la zone euro, qui sont plutôt à 25.500 euros par habitant. La France décroche donc de la zone cœur de la zone euro. Et ce, alors même que la politique accommodante de la BCE va bientôt prendre fin avec un risque non négligeable de remontée des taux sur les emprunts de la France.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
En oubliant qu’avant de distribuer de l’argent public, il faut d’abord créer de la valeur ajoutée marchande, dans nos entreprises. L’État, la Sécurité sociale, les collectivités locales ne peuvent se financer que si les Français travaillent, les entreprises tournent, si l’on produit en France, si l’on exporte, etc. Donc, on a inversé les valeurs en pensant d’abord à dépenser de l’argent public avant de penser à produire de la richesse. Beaucoup de pays du nord de l’Europe ont fait ces erreurs mais ils se sont réveillés dans les années 1990 ou au début des années 2000. Les Hollandais, les Suédois ou les Allemands ont adopté des règles de bonne gestion publique (frein à l’endettement, par exemple) qui les ont amenés à dépenser moins et à se désendetter. Quand nous sommes autour de 114 % de dette par rapport au PIB, les Allemands sont autour de 70 %... En France, nous continuons de financer à crédit des dépenses de fonctionnement, ce que ne font pas nos partenaires européens du Nord.
Peut-on dater cette dérive ?
Cette dérive date du moment où à la fois les politiques et les gestionnaires publics se sont rendu compte que la dette augmentait mais que la charge de la dette baissait. Cela a commencé dès les années 1990 (1996 en volume) et cela s’est accéléré ensuite (2009 en valeur grâce à la politique monétaire expansionniste de la BCE). Nous nous sommes appuyés sur des taux d’intérêt très faibles pour emprunter beaucoup et à moindre coût en oubliant toute notion d’évaluation et de bonne gestion publique. Au début des années 2000, quand on alertait sur le fait qu’il fallait, comme dans les autres grandes démocraties, évaluer l’utilisation de chaque denier public, on nous répondait qu’il n’y avait aucune urgence à le faire car la dette montait mais la charge de la dette baissait ! Sauf que nous sommes dans un moment charnière, car le paradigme est en train de s’inverser suite à la crise sanitaire et au « quoi qu’il en coûte ». Le taux à 10 ans de la France était de -0,3 %, il y a un an ; il est de 0,77 % au 11 février 2022.
Marc Baudriller