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Sparte, l'État militaire

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Lorsque Platon conçut son Utopie, il s'inspira des institutions réelles d'une communauté hellénique, l'État-cité de Sparte, qui était la plus grande des grandes puissances de son temps. Si l'on examine les origines du système lacédémonien, on constate que les Spartiates se trouvèrent acculés à la nécessité d'accomplir leur tour de force et de se doter, en vue de cette tâche, de leur “institution originale” parce qu'à une époque antérieure, ils avaient une orientation particulière : les Spartiates, en effet, s'étaient séparés à un certain moment de leur histoire de l'ensemble des États-cités helléniques.

Les Spartiates eurent une réaction toute particulière au danger commun qui menaça toutes les communautés helléniques au VIIIe siècle av. JC, lorsque, du fait du cours immédiatement antérieur du développement social, les rendements de surfaces cultivées dans la Grèce péninsulaire et dans l'Archipel, patries de la Société hellénique, se mirent à diminuer, tandis que la population de l'Hellade se multipliait rapidement. La solution “normale” trouvée à ce problème commun de la vie hellénique du VIIIe siècle consista en une nouvelle extension de la surface cultivable totale possédée par les Grecs grâce à la découverte et à la conquête de nouveaux territoires outre-mer. Dans la galaxie des nouvelles cités helléniques qui virent le jour à la suite de ce mouvement général d'expansion outre-mer, il y en avait une, Tarente, qui se réclamait d'une origine spartiate mais, même si cette prétention était conforme au fait historique, son cas fut unique. Tarente fut la seule cité hellénique d'outre-mer qui ait prétendu être une colonie de Sparte, et cette tradition tarentine ne fait que confirmer le fait que dans l'ensemble les Spartiates ont cherché à résoudre à leur manière, et non, comme les autres, par la colonisation d'outre-mer, le problème démographique commun à toutes les cités helléniques du VIIIe siècle.

Lorsque les Spartiates constatèrent que leurs vastes et fertiles terres arables de la vallée de l'Eurotas étaient elles-mêmes trop petites pour une population croissante, ils ne tournèrent pas les yeux vers la mer, comme les Chalcidiens, les Corinthiens ou les Mégariens. La mer n'est visible ni de la ville de Sparte, ni d'un point quelconque de sa plaine, ni même des hauteurs qui l'entourent immédiatement. Le trait naturel dominant du paysage spartiate est la haute chaîne du Taygète : elle s'élève d'un façon si abrupte au bord ouest de la plaine que sa face paraît presque verticale, et son flanc est si droit et si continu qu'il donne l'impression d'un mur. Cet aspect de muraille attire l'œil vers le Langadha, gorge qui coupe la chaîne à angle droit, comme si l'architecte titanesque de la plaine et de la montagne avait intentionnellement prévu cette unique cassure apparente dans une barrière par ailleurs uniformément infranchissable pour fournir à ce peuple une sorte de sortie.

Au VIIIe siècle, lorsque les Spartiates commencèrent à sentir la gêne de la pression démographique, ils levèrent les yeux vers les collines et, considérant le Langadha, cherchèrent leur salut dans le col traversant les montagnes, comme leurs voisins, sous l'aiguillon de la même nécessité, cherchaient le leur dans la traversée de la mer. À cette première séparation des chemins, les Spartiates furent soutenus par le dieu Apollon d'Amyclée et par la déesse Athéna Chalcièque.

La première guerre messéno-spartiate (vers 736 - 720 av. JC), qui fut contemporaine des premiers établissements helléniques sur les côtes de Thrace et de Sicile, assura aux Spartiates vainqueurs la possession en Hellade de terres plus vastes que celles des colons spartiates eux-mêmes à Tarente. Mais le génie de Sparte qui dirigeait la cité et “ne souffrit pas” qu'elle eut atteint son but, la Messénie, ne put par là la “préserver de tous les maux”. Au contraire, la fixité surhumaine — ou inhumaine — de l'attitude ultérieure de Sparte fut manifestement, comme la condamnation mythique de la femme de Loth, une malédiction et non une béndiction.

Les difficultés particulières aux Spartiates commencèrent aussitôt que la première guerre de Messénie se fut terminée par la victoire de Sparte, car la tâche de vaincre les Messéniens dans la guerre était moins difficile pour les Spartiates que celle de les soumettre dans la paix. Ces Messéniens vaincus n'étaient pas des Thraces ou des Sicules barbares, mais des Hellènes de même culture et mêmes passions que les Spartiates eux-mêmes : leurs égaux sauf dans la guerre et peut-être plus que leurs égaux en nombre.

La première guerre messénio-spartiate (vers 736-720 av. JC) ne fut qu'un jeu d'enfant par rapport à la seconde (vers 650-620 av. JC), au cours de laquelle les Messéniens asservis, trempés par l'adversité et remplis de honte et de rage d'avoir supporté un sort qu'aucun autre des Hellènes ne s'était laissé imposer, prirent les armes contre leurs dominateurs et combattirent bien plus rudement et plus longtemps pour recouvrer leur liberté qu'ils ne l'avaient fait lors du premier conflit pour la conserver. Leur héroïsme tardif fut finalement impuissant à empêcher une seconde victoire spartiate, et après cette guerre acharnée et épuisante au-delà de tout ce que l'on avait vu, les vainqueurs traitèrent les vaincus avec une sévérité inouïe.

Cependant, aux yeux perçant des dieux, les Messéniens insurgés avaient obtenu leur revanche sur Sparte, au sens où Annibal devait avoir sa revanche sur Rome. La deuxième guerre messéno-spartiate bouleversa le rythme de la vie de Sparte et infléchit tout le cours de son histoire. Ce fut une de ces guerres où le fer pénètre dans l'âme des survivants. L'épreuve fut si terrible qu'elle laissa la vie de Sparte rivée à une chaîne de misère et de fer et qu'elle “aiguilla” son évolution dans une impasse. Et, comme les Spartiates ne parvinrent jamais à oublier ce qu'ils avaient enduré, ils ne purent jamais s'adoucir et par conséquent se dégager de l'impasse où les avait conduits leur réaction d'après-guerre.

Les relations des Spartiates avec leur environnement humain à Messène passèrent par les mêmes vicissitudes ironiques que celles des Esquimaux avec leur milieu naturel dans la zone arctique. Dans les 2 cas, on a le spectacle d'une communauté osant s'attaquer à un milieu qui effraie les voisins de cette communauté, afin de tirer de cette entreprise formidable une récompense d'une exceptionnelle richesse. Tout d'abord, cet acte d'audace semble justifié par les résultats. Les Esquimaux font une chasse plus fructueuse sur la glace de l'Arctique que leurs cousins indiens moins aventureux dans les prairies nord-américaines ; les Spartiates, dans leur guerre avec Messène, arrachent des terres plus riches aux autres Hellènes d'outre-monts que les colons de Chalcis, leurs contemporains, n'en enlèvent aux barbares d'outre-mer.

Mais dans la phase suivante, l'acte d'audace initial — et irrévocable — entraîne sa sanction inéluctable. Le milieu vaincu s'empare à son tour de son audacieux vainqueur. Les Esquimaux deviennent prisonniers du climat boréal et doivent jusque dans le moindre détail modeler leur existence d'après les exigences impérieuses. Les Spartiates, ayant dans la première guerre vaincu la Messénie afin de vivre sur eux-mêmes, se voient contraints, dans la seconde et même au-delà, de consacrer toute leur existence à la tâche de conserver ce pays. De ce jour et à tout jamais ils seront les humbles et obéissants serviteurs de leur propre domination de la Messénie. Les Spartiates s'équipèrent en vue de l'accomplissement de leur tour de force en adaptant des institutions existantes aux nouveaux besoins à satisfaire.

« La façon... dont ces institutions primitives qui, ailleurs, disparurent dans toutes les communautés grecques devant les progrès de la culture (hellénique), furent transformées en pierres angulaires de l'organisme spartiate, est une chose qui nous inspire la plus profonde admiration. On ne saurait se refuser à discerner dans cette adaptation quelque chose de plus qu'une évolution automatique. La façon méthodique et tenace dont tout a été orienté vers un but unique nous oblige à voir ici l'intervention d'un ordonnateur conscient. L'existence d'un ou de plusieurs hommes travaillant dans la même direction, et qui ont transformé les institutions primitives pour en faire l'agôgê et le Cosmos, est une hypothèse nécessaire ».

La tradition hellénique attribuait à “Lycurgue” non seulement la reconstruction de la Société lacédémonienne après la seconde guerre messéno-spartiate — reconstruction qui fit de Sparte ce qu'elle resta ensuite jusqu'à sa chute — mais encore tous les évènements antérieurs et moins anormaux de l'histoire sociale et politique de Sparte. Mais “Lycurgue” était un dieu, et les savants occidentaux moderne, à la recherche de l'auteur humain du système de Lycurgue, ont cru le trouver dans Chilon, éphore spartiate qui a laissé une réputation de sage et qui semble avoir été en fonctions vers 550 av. JC. Nous ne nous tromperons sans doute pas beaucoup en considérant le système de “Lycurgue” comme l'aboutissement des efforts accumulés d'une série d'hommes d'États spartiates pendant une centaine d'années, à partir du début de la seconde guerre messéno-spartiate.

Le trait dominant du système spartiate, celui qui explique à la fois son efficacité étonnante, sa rigidité fatale et par suite son effondrement, était son “sublime dédain pour la nature humaine”. Toute la charge du maintien de la domination de Sparte sur Messène fut pratiquement imposée aux enfants nés libres. En même temps, dans le corps des citoyens de Sparte eux-mêmes, le principe d'égalité était non seulement bien établi, mais poussé très loin.

Quoique l'on n'ait pas procédé à l'égalisation des fortunes, chaque “Égal” spartiate tenait de l'État un des fiefs ou “lots” de même surface, ou d'égale productivité, provenant du partage des terres arables de Messénie effectué après la seconde guerre messéno-spartiate, chacun de ces domaines, cultivés par des serfs messéniens rivés au sol, étant calculé de façon a assurer l'existence d'un “égal” et de sa famille suivant le frugal mode de vie “spartiate” sans qu'ils aient à travailler de leurs propres mains. Par suite, chaque “Égal” spartiate, même le plus pauvre, était économiquement en état de consacrer tout son temps et toute son énergie à l'art de la guerre, et comme chacun d'eux, si riche fût-il, était tenu à l'entraînement et au service militaires permanents et perpétuels, l'inégalité de fortune restante ne se traduisait pas, à Sparte, par le mode de vie du riche et du pauvre.

En matière de hiérarchie héréditaire, la noblesse spartiate semble n'avoir conservé aucun privilège politique refusé aux roturiers, à l'exception de l'éligibilité à la Gérousia. Pour le reste, ils étaient absorbés dans la masse ; en particuliers, les 300 chevaliers de Sparte ne furent plus, dans le système de “Lycurgue”, ils étaient devenus un corps d'élite d'infanterie lourde recruté au mérite parmi tous les “égaux” qui se livraient à une vive rivalité afin d'y être admis. La manifestation la plus surprenante de l'esprit égalitaire du système de “Lycurgue” était la situation à laquelle il réduisait les rois. Bien que ceux-ci eussent continué à se succéder au trône par droit d'hérédité, ils n'avaient conservé d'autre pouvoir important que le commandement militaire en campagne. À cela près, sauf quelques obligations et privilèges moins importants que pittoresques, les rois régnants, ainsi que tous les autres membres des 2 familles royales, devaient se soumettre pendant toute leur existence à la même discipline rigoureuse que les “égaux” ordinaires. Comme héritiers présomptifs, ils recevaient la même éducation, et leur accession au trône ne leur procurait aucune exemption.

Dans le “système de Lycurgues”, les différences de naissance et les privilèges héréditaires ne comptaient donc, dans la fraternité des “égaux” spartiates, pour rien ou peu de chose et, quoique la naissance libre eût été la condition normale pour l'administration à cette fraternité, aucun candidat à l'admission n'eût, même intérieurement, et encore moins en public, jamais songé à dire l'équivalent spartiate de “Nous avons Abraham pour père”, car la naissance spartiate n'était pas une garantie d'accession au statut convoité, bien qu'onéreux, “d'égal”. En fait, la naissance spartiate, quoique normalement exigée n'était pas une condition suffisante. Elle condamnait simplement un enfant (s'il n'était pas repoussé comme chétif après sa naissance et mis à mort par exposition) à subir le supplice de l'éducation spartiate et ces ordalies ne donnait d'autre droit au jeune homme que de postuler une place dans la fraternité des “égaux” lorsqu'il était majeur. La façon dont l'enfant supportait cette épreuve comptait plus, en définitive, que sa naissance. Il y avait des spartiates de naissance qui ne pouvaient donner satisfaction à l'épreuve de l'éducation, et à qui finalement on refusait l'admission à la fraternité des “égaux” ; on les laissait pleurer et grincer des dents dans les ténèbres du dehors dans le peu enviable statut “d'inférieurs” (périèques). Inversement, il y eut des cas — évidemment rares — où des jeunes gens non spartiates furent autorisés à subir l'éducation spartiate, et si ces “enfants étrangers” s'en acquittaient bien, il semble qu'ils aient eu le même droit à être admis parmi les “égaux” que leurs condisciples spartiates.

Si, à cet égard, le système spartiate ne tenait aucun compte des prétentions de la naissance et de l'hérédité, le dieu Lycurgue poussa encore plus loin sa méfiance de la “nature humaine”. Le réformateur social spartiate alla jusqu'à intervenir dans le mariage lui-même dans l'intérêt de l'eugénique et s'efforça de faire tout le possible de procéder à la sélection. La conscription spartiate était universelle pour la catégorie qui y était soumise, c'est-à-dire pour tous les Spartiates de naissance libre qui n'avaient pas été exposés à la naissance. Les Spartiates enlevaient les enfants à leur famille à l'âge de 7 ans pour les soumettre au système d'éducation. Enfin, non seulement, ils contrôlaient et entraînaient les filles aussi bien que les garçons, mais ils fort loin l'identité de traitement des 2 sexes. Comme pour les garçons, la conscription était universelle pour les filles, qui n'étaient pas formées à des occupations spécifiquement féminines, ni séparées des hommes. Filles comme garçons concouraient nus en public devant une assistance masculine.

En ce qui concerne la reproduction du bétail humain, le système spartiate poursuivait simultanément 2 fins : il visait à la fois à la quantité et à la qualité. Il obtenait la quantité (proportionnellement à l'échelle miniature sur laquelle la société spartiate était édifiée) en s'adressant à l'individu adulte mâle et en cherchant à influencer son comportement par des encouragements et des pénalités. Le célibataire volontaire et endurci était pénalisé par l'État et insulté par les jeunes pour sa honteuse absence d'esprit civique. Par ailleurs, le père de 3 fils n'était pas mobilisable et le père de 4 fils était libéré de toute obligation envers l'État. En même temps, la qualité fut obtenue en laissant en vigueur, dans un but eugénique conscient et précis, certaines coutumes sociales primitives régissant les relations sexuelles, survivances probables d'un système d'organisation sociale fondé sur le groupe sexuel et antérieur à celui que représentent le mariage et la famille.

Un mari spartiate n'encourait pas la condamnation publique, il s'attirait au contraire l'approbation populaire s'il prenait soin d'améliorer la progéniture de sa femme en s'arrangeant pour que les enfants de celle-ci soient conçus par un quidam qui soit un homme — ou un animal humain — supérieur à lui-même. Il semble que la femme spartiate pouvait impunément organiser la chose pour son propre compte si son mari de ne prenait pas l'initiative de chercher lui-même un remplaçant lorsqu'il était manifestement inférieur à sa tâche. L'esprit dans lequel les Spartiates pratiquaient leur eugénique est parfaitement exposé par Plutarque dans un passage où il déclare que le réformateur de Sparte :

« ne voyait que vulgarité et vanité dans les conventions sexuelles des autres hommes qui prennent soin de fournir à leurs chiennes et à leurs juments les meilleurs géniteurs qu'ils peuvent arriver à emprunter ou à louer, et qui enferment leurs femmes et les tiennent en garde et surveillance de façon à être sûrs qu'elles n'auront d'enfants que de leur mari, comme si c'était là un droit sacré du mari, fût-il faible d'esprit, ou sénile, ou malade. Cette convention fait litière de deux vérités évidentes, c'est que de mauvais parents produisent de mauvais enfants et de bons parents donnent de bons enfants, et que les premiers qui sentiront la différence sont ceux qui possèdent les enfants et ont à les élever ».

 Arnold J. Toynbee, extrait de Guerre et Civilisation, Payot.

http://www.archiveseroe.eu/histoire-c18369981/97

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