Suite de l'entretien avec Héléna Perroud publié ce 25 février
Née à Moscou, russe d’origine et russophone, agrégée d’allemand, Héléna Perroud fut une collaboratrice du Président Jacques Chirac, qu’elle accompagna notamment lors de ses voyages en Russie. Ancienne directrice de l’Institut français de Saint-Pétersbourg de 2005 à 2008, elle a signé Un Russe nommé Poutine aux Éditions du Rocher (2018). Cette spécialiste de la Russie contemporaine qui suit quotidiennement l’actualité du pays a accepté, pour Boulevard Voltaire, de décrypter les événements actuels en éclairant les motivations, bonnes ou mauvaises, du géant russe.
Quel regard la Russie porte-t-elle sur l’Ukraine ? Vladimir Poutine considère-t-il ce pays comme un État vraiment indépendant ?
Le mot même d’Ukraine signifie, en russe, « frontières, confins, marches », c’est un espace géographique-frontière, par rapport à un point central qui serait plus proche de Moscou ou de Saint-Pétersbourg. Par ailleurs, l’Ukraine est encore aujourd’hui une mosaïque de peuples : des Ukrainiens catholiques tournés vers l’Europe occidentale, des orthodoxes russophones tournés vers la Russie, des minorités hongroises, bulgares, roumaines, mais surtout, pour bien comprendre ce que l’Ukraine représente pour les Russes, il faut rappeler que c’est le berceau de la civilisation russe. Le premier embryon d’État russe est né à Kiev, au Moyen Âge. La Russie du Moyen Âge s’appelle la Rus de Kiev, c’est là que la chrétienté orthodoxe est née. Lorsque Poutine est venu pour la première fois, sous Macron, en France, inaugurer une exposition à Versailles, on lui a demandé s’il venait célébrer les relations diplomatiques entre les deux pays avec ce fameux voyage de Pierre le Grand en 1717, à Versailles. Il a répondu que les relations étaient beaucoup plus anciennes que cela. Souvenez-vous d’Anne de Kiev qui avait épousé Henri Ier, roi des Francs en 1051, lui a-t-il dit. À l’époque, le pouvoir ukrainien avait protesté. C’est pourtant la stricte vérité. Le temps a passé. L’Ukraine d’aujourd’hui est divisée en deux par le Dniepr. À l’est, une partie très tournée vers la Russie qui dispose en partie d’un passeport russe. À l’ouest, une autre partie beaucoup plus européenne, aujourd’hui de plus en plus antirusse, tournée vers le catholicisme. Donc, le pays est très divisé.
Quelle est la position des Russes vis-à-vis du gouvernement ukrainien ?
Les Russes sont souvent extrêmement choqués que le gouvernement ukrainien s’appuie, depuis février 2014, sur une extrême droite à héritage nazi. Dans l’échiquier politique ukrainien, il y a des néo-nazis revendiqués, proches du bataillon Azov, qui entraînent les civils au maniement des armes. Les Américains, comme les trois ministres des Affaires étrangères européens, Laurent Fabius en tête, ont négocié avec ces gens-là. Or, les Russes portent le poids de la Seconde Guerre mondiale. En gros, plus d'un Russe sur dix est mort pendant cette guerre qui a vu des Russes arriver jusqu’à Berlin après avoir libéré Auschwitz. Dans les chants patriotiques russes, on entend beaucoup cette épopée. Lorsque les Russes voient ces couleurs-là refleurir en Ukraine contre eux, cela leur fait extrêmement mal. Ils ont l’impression de revivre le combat de leurs pères et de leurs grands-pères après 70 ans.
À quoi fait référence Vladimir Poutine lorsqu’il accuse l’Occident d’avoir trahi ses engagements ?
Il fait référence à la sécurité de la Russie : il a la volonté d’obtenir des garanties écrites. Il ne faut pas oublier que Poutine a une formation de juriste et, malgré l’impression qu’il peut donner de violer allègrement le droit international, il est très attaché au respect des traités internationaux. Mais il estime que ses partenaires ne les respectent pas, que ses partenaires ne sont pas fiables, qu’on ne peut pas leur faire confiance. Donc, il veut obtenir de leur part des engagements écrits. Poutine est engagé dans son quatrième mandat de six ans qui se terminera en 2024, c’est peut-être un signe que Poutine ne se représentera pas. Mais il partira en ayant « réparé » les fautes de deux de ses prédécesseurs. D’abord, celle de Khrouchtchev qui avait donné la Crimée à l’Ukraine par un décret de huit lignes en 1954. Reprendre la Crimée, c’était réparer cette erreur. Et aujourd’hui, il répare l’erreur de Gorbatchev qui a permis cette réunification de l’Allemagne sans s’assurer par écrit que l’OTAN n’irait pas au-delà de la frontière d’une Allemagne réunifiée. Il veut, à mon avis, laisser un héritage propre à son successeur. Il sera très soucieux de la manière dont il quittera la scène et de la manière dont il restera dans l’histoire du pays. Il soignera sa sortie. Dans le cadre actuel d'une action militaire russe qui apparaît à juste titre brutale et agressive, c'est bien sûr difficile de le dire ainsi. Mais Poutine voit à très long terme.
Au fond, qu’est ce qui anime Vladimir Poutine, la nostalgie de l’URSS ? Celle de l’Empire russe ?
Il faut bien se souvenir d’où vient Poutine et quelle est sa formation. Il est né à Léningrad en 1952, il vient donc de l’aile la plus avancée vers l’Occident de la Russie. C’est sans doute le plus européen des dirigeants russes qu’on ait eus depuis les Romanov. En plus, il a été en poste comme agent du KGB en Allemagne, à Dresde. Il a une connaissance de l’Europe vue de l’intérieur avant d’arriver au Kremlin. Il est le seul dans ce cas, à l’exception d’Andropov, qui a été très peu de temps au Kremlin et fut ambassadeur en Hongrie. Poutine ressent, du coup, d’autant plus vivement cette impression de trahison. Il a le sentiment d’avoir fait confiance à l’Europe lorsqu’il est arrivé en 2000. Il y a eu une entente très profonde, en particulier avec le Président Chirac, j’en ai été témoin. Le retournement s’est produit après que Chirac a quitté l’Élysée. Lorsqu’il a vu, après 2007 et 2008, au sommet de l’OTAN de Bucarest, que la porte était ouverte à une adhésion à l’OTAN de l’Ukraine et de la Géorgie, il a considéré que cette main tendue avait été prise pour un geste de faiblesse par l’Occident. Aujourd’hui, Poutine est dans un sentiment de revanche. On le sentait bien dans le ton avec lequel il s’est exprimé pour dire que la Russie allait reconnaître les deux républiques séparatistes.
Quel est le fond de son caractère et en quoi le tempérament de Poutine peut-il jouer sur la suite des événements ?
Il a un trait de caractère dominant : il n’hésite pas à risquer gros. Dans ses années de formation au KGB, ce goût du risque est la seule réserve émise par ses instructeurs. Là, il risque effectivement très gros. Il s’appuie sur le précédent de 2008 avec la reconnaissance rapide de l’Abkhazie et de l’Ossetie du sud après la guerre en Géorgie. La Russie a été brièvement mise au ban de la communauté internationale, mais les Occidentaux sont vite revenus. Au fond de lui-même, Poutine pense qu’il ne trahit pas les intérêts nationaux. C’est l’accusation d’un de ses opposants notoire et très intelligent, ce matin, à des médias d’opposition en Russie, Mikhaïl Khodorkovsky. Pour Khodorkovsky, Poutine est un traître. Car tout n’est pas noir ou blanc, le régime instauré par Poutine connaît, depuis 2012, et encore plus depuis 2018, un serrage de vis important avec une chasse à ce qu’il appelle la cinquième colonne et les agents de l’étranger, c’est-à-dire des médias, des associations pour partie financés de l’étranger, mais c’est un mode de financement courant pour ce genre d’associations, en Russie ou ailleurs. Donc, Poutine craint une déstabilisation du régime. Or, on ne peut pas dire que le régime soit exempt de corruption. Quand il parlait de l’Ukraine en stigmatisant un régime corrompu, où l’État de droit n’existe pas, de nombreux internautes russes se sont demandé si on parlait de la Russie ou de l’Ukraine… De ce point de vue, la Russie a encore du chemin à faire…
FIN
Marc Baudriller