« Si l’on se représente tout un peuple s’occupant de politique, et, depuis le premier jusqu’au dernier, depuis le plus éclairé jusqu’au plus ignorant, depuis le plus intéressé au maintien de l’état actuel jusqu’au plus intéressé à son renversement, possédé de la manie de discuter sur les affaires publiques et de mettre la main au gouvernement ; si l’on observe les effets que cette maladie produit dans l’existence de milliers d’êtres humains ; si l’on calcule le trouble qu’elle apporte dans chaque vie, les idées fausses qu’elle met dans une foule d’esprits, les sentiments pervers et les passions haineuses qu’elle met dans une foule d’âmes ; si l’on compte le temps enlevé au travail, les discussions, les pertes de force, la ruine des amitiés ou la création d’amitiés factices et d’affections qui ne sont que haineuses, les délations, la destruction de la loyauté, de la sécurité, de la politesse même, l’introduction du mauvais goût dans le langage, dans le style, dans l’art, la division irrémédiable de la société, la défiance, l’indiscipline, l’énervement et la faiblesse d’un peuple, les défaites qui en sont l’inévitable conséquence, la disparition du vrai patriotisme et même du vrai courage, les fautes qu’il faut que chaque parti commette tour à tour, à mesure qu’il arrive au pouvoir dans des conditions toujours les mêmes, les désastres, et le prix dont il faut les payer ; si l’on calcule tout cela, on ne peut manquer de se dire que cette sorte de maladie est la plus funeste et la plus dangereuse épidémie qui puisse s’abattre sur un peuple, qu’il n’y en a pas qui porte de plus cruelles atteintes à la vie privée et à la vie publique, à l’existence matérielle et à l’existence morale, à la conscience et à l’intelligence, et qu’en un mot il n’y eut jamais de despotisme au monde qui pût faire autant de mal. »
Fustel de COULANGES
Ce très beau texte – dont on admirera aussi bien le souffle que la densité – a été souvent cité par Maurras et l’Action française. Il a été retrouvé dans les papiers du grand historien après sa mort. La maladie qu’il décrit c’est la démocratie. L’auteur de La Cité antique en avait analysé le fonctionnement et perçu toute la malfaisance. Ses observations valent pour les démocraties modernes que cette maladie frappe plus ou moins suivant qu’elles n’ont pas ou qu’elles ont des garde-fous. En France, ces garde-fous sont quasi inexistants. Il est proclamé de façon constante que rien n’est supérieur à la prétendue volonté du peuple. Rien de sacré ne s’impose à elles. Pour capter la volonté populaire, les partis et les clans peuvent user sans vergogne de tous les moyens, promesses démagogiques, tromperies, intimidations.
Sans doute, serait-il excessif de parler dans la France d’aujourd’hui de « tout un peuple s’occupant de politique » : l’abstention progresse et les partis politiques de droite comme de gauche désintéressent de plus en plus. Il reste que la lutte des hommes, des clans, des partis pour le pouvoir est continuelle et que ses effets se font sentir sur la vie sociale comme sur le gouvernement et l’administration du pays. Fustel de Coulanges fait ressortir combien la compétition acharnée pour le pouvoir est malsaine. Quand il parle d’« amitiés factices et d’affections qui ne sont que haineuses », on ne peut s’empêcher de penser au spectacle que nous donnent nos politiciens, et particulièrement aux coups bas qu’ils se portent entre eux pour occuper la première place. Les luttes les plus féroces ont lieu à l’intérieur des partis. La lutte pour le pouvoir n’a pas le caractère d’une compétition loyale dominée par le souci des intérêts du pays mais d’une guerre civile larvée où chacun se réclame de la démocratie à l’encontre de son adversaire. Après le scrutin, les vainqueurs proclament partout : « On a gagné », et entreprennent d’écraser les vaincus en défaisant ce que leurs prédécesseurs ont pu réaliser. Le pays pâtit naturellement de ces luttes continuelles qui entretiennent un trouble permanent. Il lui arrive même d’être ainsi conduit au désastre comme en 1940 où s’effondra la IIIe République. Fustel de Coulanges fait ressortir aussi la dégradation des mœurs, « l’introduction du mauvais goût dans le langage, dans le style, dans l’art », et tout ce qui contribue à « l’énervement… d’un peuple ». L’histoire de nos républiques en témoigne. La démocratie conduit à la perte des qualités qui font les peuples forts. Elle compromet l’avenir en reportant à plus tard le règlement des problèmes qu’elle n’ose pas régler maintenant par électoralisme.