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Naissance d’une nation : Clovis et les principes fondateurs de l’identité française, d'Hilaire de Crémiers.....(Première partie). 2/3

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Pour en être convaincu, il suffit de lire, ne serait-ce que les lettres ou les œuvres des évêques de ces temps troublés. Par exemple, les lettres du célèbre neveu de ce même Sidoine, l’évêque Avitus de Vienne plus connu sous le nom de saint Avit, portant le même patronyme que son oncle, l’empereur auvergnat, ou encore les lettres de Remi, le fameux évêque de Reims.

Au-delà des procédés de l’époque, il y a du style, comme on dit. C’est qu’ils ont quelque chose à dire, un message à faire passer. Ils croient, ils ont des convictions, ils aiment, ils ont un projet. Et puis, leur langue est celle qui a façonné déjà, et qui va façonner dans les siècles suivants la liturgie, spécialement la superbe liturgie gallicane, langue pleine de dignité, qui ne méprise ni l’ample magnificence oratoire, ni le trait acéré d’éloquence. A la vérité, elle est marquée par un Esprit de feu, l’Esprit qui animait les œuvres des premiers Pères et Docteurs de l’Église latine, langue vivante, tendre et brûlante, qui exprime la foi, qui scande la vérité dogmatique, qui précise les plus justes finesses de la morale, langue ferme et subtile, logique et psychologique : langue des Ambroise, des Augustin et pour rester dans cette Gaule qui nous est si chère, langue des Honorat et de cet Hilaire de Poitiers qui sauva la foi catholique de la Gaule romaine et que Jérôme qualifia de Rhône de l’éloquence latine, “Rhodanus eloquentiae latinae”  ! Langue des Fortunat ! Cette langue latine d’Église va se maintenir vaille que vaille dans le renouveau carolingien, pour rejaillir aux XIe et XIIe siècles en fontaine vive et pure dans le latin mystique d’un saint Bernard ou d’un Guillaume de Saint-Thierry.

Mais surtout la langue vulgaire, ce latin qui se délite en ces siècles changeants dans les milieux populaires, ou plus exactement, dans les territoires de l’ancienne Gaule divisée, se fraie un passage, va muer dans l’épreuve pour apparaître en nouvelle jeunesse et dans le cours de la même renaissance du XIIe siècle en littérature de langue d’oïl, de langue d’oc, dont la vitalité d’une fécondité extraordinaire et quasiment indéfinie prouvera que la vie n’était pas morte, que l’esprit n’avait pas disparu. “Omnia renascentur”, chantait déjà le vieil Horace qui savait bien qu’il est dans l’ordre que les semences meurent pour porter du fruit.

Mais en 455, ces renaissances n’apparaissent pas. Sidoine Apollinaire est l’interprète de l’angoisse de la Gaule, de la détresse de la romanité. Il ne voit de salut qu’immédiat. Il a l’œil fixé sur le présent, et comme toujours dans un pareil cas, quand on croit voir un salut, alors c’est un enthousiasme juvénile : “Spes unica rerum, Arverne”. Quelle illusion ! Ce fut un échec pitoyable. Est-il besoin de le raconter ? Cela ne dura pas même un an. Un aventurier, général goth, Ricimer, mit fin à l’expérience. Avitus, qui n’était jamais qu’un bon sénateur et rien de plus, transformé d’abord en évêque selon l’habitude du temps, périt. Et le peuple gallo-romain souffrit à nouveau du désordre, de l’insécurité, de l’injustice, du pillage. Et le moyen de ne pas souffrir quand on se sait une terre bénie et un peuple aimable ? La terre, la Gaule, elle est là, avec ses productions essentielles, déjà, céréales, vignobles, le pain, le vin. Oh certes, il y a la bagaude, la révolte paysanne en plus de la guerre étrangère et des luttes intestines. La bagaude, bien sûr quand un peuple paysan est poussé à bout, exténué ! Elle est terrible, la bagaude !

Quel dommage, car quelle terre que cette Gaule ! Strabon l’avait dit. Salvien, le moine, le moraliste sévère, surnommé le maître des évêques et qui voit plus loin dans l’avenir que Sidoine, décrit, même encore au milieu de ce Ve siècle, l’Aquitaine comme un pays de cocagne. Ah non, ce n’est pas pour rien que les Wisigoths s’y sont installés. “L’Aquitaine, écrit-il dans son De gubernatione Dei —et il faut entendre l’Aquitaine au sens large du terme— est la mœlle de toutes les Gaules, la source de la complète fécondité et pas seulement de la fécondité, mais encore du bien-être, de la beauté, du plaisir. Tout le pays est tissé de vignes, parsemé de fleurs poussant dans les prés, de champs cultivés, planté d’arbres fruitiers, embelli par les bosquets, arrosé de sources, entrecoupé de fleuves, couvert de moissons ondoyantes, si bien que les possesseurs et les maîtres de cette terre semblent avoir détenu, moins une partie du sol terrestre qu’une image du paradis”.

Ausone, un siècle auparavant dans ses poésies pleines de préciosité, ne parlait pas autrement. Il avait chanté Bordeaux, et comme il était monté jusqu’à Trèves, il avait chanté les bords de la Moselle. Et les villes des Gaules, comme elles étaient réputées ! Tenez : Fronton n’avait-il pas nommé Reims l’Athènes des Gaules ? Dans ces villes, avaient fleuri les écoles de rhétorique de la dernière latinité. Et Lutèce ! Lutèce, les empereurs des derniers beaux moments de Rome l’ont aimée. Montant vers Trèves, ou redescendant de leur garde là-haut sur le Rhin, ils en faisaient une villégiature de prédilection. Constance Chlore y avait construit sur la rive gauche de la Seine un palais dont les jardins descendaient jusqu’au fleuve. Julien le Grec, hélas apostat, Julien aimait sa chère Lutèce, la Seine et ses eaux pures, ses vignes et ses jardins. Mais ces villes, cela faisait un siècle et demi qu’elles se rétractaient dans des remparts. Ravages, saccages ! Comme on comprend le chagrin de Sidoine ! Comme on comprend aussi ses illusions ! Échec, amertume !

Après la déposition et l’assassinat d’Avitus, sa chère Lyon est prise et reprise par les Burgondes, par les troupes romaines. Lugdunum, la ville de son enfance, la vieille capitale des Gaules, qui était le lien des Gaulois, le signe de leur unité et de leur fidélité à Rome, cette fidélité qu’ils venaient jurer sur l’autel d’Auguste !

La noblesse gallo-romaine est obligée de partager terres et propriétés. Les Barbares s’installent dans sa villa de la banlieue lyonnaise. Il doit supporter leur promiscuité. Il met encore quelque espoir dans l’Empire, en deux empereurs, Majorien et, quelques années plus tard, Anthemius, pour lesquels il écrit, un peu contraint, des panégyriques. Retourné à Rome, il y exerce la plus haute charge, préfet de la Ville. Le voici patrice. Mais les deux empereurs sont assassinés à quelques années de distance par le même aventurier Ricimer. Alors, y a-t-il encore un avenir dans Rome ?

Heureusement, pour se consoler, il a sa magnifique propriété sur le bord du lac d’Aydat, Avitacum, son château en Auvergne qui lui vient de sa femme, la fille d’Avitus, Papianilla, dont il a quatre enfants. Quand il s’y retire, comme il est heureux dans son domaine ! Il faut lire sa correspondance. Sa propriété est superbe, il la décrit avec amour. Il y invite ses amis. Il y a des thermes, des piscines merveilleuses où les torrents des montagnes viennent rouler dans des vasques bouillonnantes. Il joue, il chasse, il pêche. Il passe du bon temps, il banquette ; il écrit des petits vers compliqués avec facilité. L’aristocratie gallo-romaine possède encore de splendides propriétés que Sidoine dépeint. Rien n’est plus étonnant que cette vie futile, que cette correspondance frivole et précieuse menée dans des années terribles où la face du monde changeait. Et cela de la part d’un homme qui n’ignorait rien de la gravité de la situation et qui la déplorait. L’historien ne s’étonne de rien : il en a toujours été ainsi à toutes les époques. Il faut bien vivre.

Cependant, tout va mal. Que peut-on faire avec tous ces Barbares ? Cette question, Sidoine se la pose très concrètement. C’est pour lui une immigration-invasion. Il n’y a aucun doute, il la ressent comme telle, bien qu’elle dure, et depuis longtemps. Elle est arrivée en force, elle progresse ensuite de manière sournoise pour finir toujours en brigandages ! Les villes flambent, les belles campagnes deviennent des déserts. Et encore, le sud de la Gaule est relativement épargné par rapport au nord. Pour se venger de ses humiliations répétées, il reste cette dernière ressource au civilisé gallo-romain : sourire en petite compagnie de ces Barbares aux longs cheveux enduits de beurre rance “infundens acido comam butyro” et qui sont “nos maîtres, nos patrons”, dit-il. Ces géants puent ; il dit bien : ils puent et leurs odeurs de cuisine l’incommodent quand il est contraint de cohabiter avec eux. C’est écrit en toutes lettres. “Ces hordes chevelues”, ainsi qu’il les appelle, il ne les aime pas. Il ne supporte pas leur rude langage germanique ni les chansons du Burgonde gavé. Il ironise amèrement. Pauvre cher Sidoine, comme on le comprend ! ça, c’est sûr, les Burgondes n’ont pas son cœur. Il a certainement même du mal à se les imaginer comme des envoyés de Dieu ainsi que les dépeignent certains moralistes de l’époque, Salvien par exemple, serait-ce même sous le prétexte d’un châtiment des frivolités, des péchés des Gallo-Romains ! Non, les péchés des braves Gallo-Romains ne sont pas tels qu’ils méritent ces Barbares-là ! Quant aux Wisigoths, avec qui, dans les débuts de sa carrière, il s’imaginait pouvoir mener une politique, il les tient maintenant pour une “engeance de mauvaise foi”. C’est “la nation qui viole les traités”. Elle ne respire que “cruauté et fanatisme”. Voilà pour ce qui est des barbares qu’il côtoie. Les autres, il les connaît moins. Il reste de lui un célèbre portrait des Francs : des guerriers impressionnants de force, de souplesse, de courage.

Tout va mal donc dans le monde et en Gaule, et pourtant, Sidoine, on l’a vu, n’est pas précisément malheureux. Il s’afflige de son temps, comme les autres ! D’autant plus qu’il y a des traîtres, des Gallo-Romains, des hommes civilisés de l’aristocratie sénatoriale, qui croient bon de pactiser avec l’ennemi, avec le barbare, oui, de s’entendre avec ces rois qui s’émancipent de Rome, de la romanité. Sidoine, écœuré, dénonce ces traîtres. Que faire ? Vraiment, que faire ?

À suivre

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