« Un signe qui annonce presque toujours la décadence d'une aristocratie est l’invasion des sentiments humanitaires et de mièvre sensiblerie qui la rendent incapable de défendre ses positions(3) », écrit-il. C’est un signe certain de dégénérescence quand un être vivant en vient à perdre les sentiments qui lui sont nécessaires pour soutenir la lutte pour la vie. Les hommes qui sont heureux désirent tout naturellement que leurs semblables le soient également. Un tel sentiment est en soi aussi respectable qu'utile à la société, et seul l'excès est nuisible. « Il est bon que les parents aiment leurs enfants, il est mauvais qu'ils les gâtent ». Or, ces sentiments de bienveillance propres aux élites dégénèrent bien souvent en rêveries sentimentales, génératrices d'utopies censées faire régner le bonheur sur la Terre.
Comme l’observe Pareto, ces utopies consistent généralement à vouloir abolir certaines institutions qui existent en même temps que les maux que l’on voudrait éviter et que l’on juge ainsi causes de ces maux, en vertu du paralogisme post hoc, ergo propter hoc : « L’homme est malheureux en société, retournons à l’état de nature, il sera heureux. Les avares désirent l’or, supprimons l’or, nous aurons supprimé I'avarice. Le mariage ses maux, comme toute autre institution humaine, substituons "l’amour libre" au mariage. » Aussi longtemps que l’élite est pleine de vigueur, ces divagations ne sont accueilles favorablement que par des poètes et des dilettantes. Mais quand l’élite entre en décadence, ces utopies deviennent le fond des personnes qui la composent.
L’histoire ? Un cimetière d’aristocraties
C’est ainsi qu'une nouvelle élite marche ensuite a la conquête du pouvoir, déguisant ses prétentions sous le voile des utopies engendrées par l’ancienne élite elle-même. L'homme n'étant pas un être de pure raison, mais un être de sentiment et de foi, cette nouvelle faction briguant le pouvoir croit certainement agir au nom de ces nobles idéaux. Mais ces derniers ne sont en vérité qu'un moyen et non le but. Dans sa naïveté, L'élite en vient même à favoriser l’’ascension des factieux désirant sa propre destruction, elle approuve et encourage leur noble combat. Ainsi que l’écrit Pareto : « Toute élite qui n'est pas prête à livrer bataille, pour défendre ses positions, est en pleine décadence, il ne lui reste plus qu'a laisser sa place a une autre élite ayant les qualités viriles qui lui manquent. C'est pure rêverie, si elle s'imagine que les principes humanitaires qu'elle a proclamés lui seront appliqués : les vainqueurs feront résonner à ses oreilles l’implacable vae victis. Le couperet de la guillotine s'aiguisait dans l’ombre quand, à la fin du siècle dernier, (comprendre le XVIIIe siècle) les classes dirigeantes françaises s'appliquaient a développer leur "sensibilité" Cette société oisive et frivole, qui vivait en parasite dans le pays, parlait, dans ses soupers élégants, de délivrer le monde de la superstition et d'écraser "l’infâme", sans se douter qu'elle-même allait être écrasée(4) ».
De même que l’ancienne noblesse française de la fin du XVIIIe siècle était heureuse de s'entendre bafouer sur la scène par Beaumarchais(5), l’intelligentsia contemporaine aime entendre parler de ses « privilèges blancs » immérités ou de l'oppression systémique qu'elle exerce inconsciemment sur de pauvres minorités prêtes à en découdre. Mais ne faut pas confondre la bienveillance du fort avec la lâcheté du faible. Avoir assez de bienveillance pour ses semblables tout en ayant assez d'empire sur soi-même pour s’arrêter à temps avant de laisser le droit d'autrui empiéter sur ses propres intérêts, telle est la marque du fort. S'en remettre à la générosité du vainqueur en revanche, et pousser la lâcheté jusqu’à lui faciliter la victoire, est la marque d'un individu faible et dégénéré, dit Pareto. Une classe ayant atteint un tel niveau de bassesse ne mérite que du mépris et, pour le bien de la société, il est bon qu'elle disparaisse le plus tôt possible, confirmant du même coup le célèbre adage parétien : « L’histoire est un cimetière d'aristocraties. »
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Vilfredo Pareto, Les systèmes socialistes. (Œuvres complètes, tome V, Genève, Librairie Droz, 1965.
Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale. Œuvres complètes, tome XII, Genève, Librairie Droz, 1968.
Nouvelle Ecole n°36, Vilfredo Pareto, 1981.
1). Pareto, V. Le péril socialiste.
2). Pareto, V. Les systèmes socialistes.
3).Ibid.
4). Ibid.
5). Cf. les notices sur Choderlos de Laclos et Beaumarchais dans La Bibliothèque littéraire du jeune Européen (Editions du Rocher, 2021). (Ndlr.)
Ego Non éléments N°193 décembre 2021-janvier 2022