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Saint-Simon et la conservation de la royauté traditionnelle, par Philippe Pichot-Bravard. Partie 1 : Un vif intérêt pour les institutions espagnoles

En marge des renonciations d’Utrecht, Saint-Simon et la conservation de la royauté traditionnelle

Par Philippe Pichot-Bravard

Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, est le fils d’un ami intime du roi Louis XIII, Claude de Rouvroy de Saint-Simon, créé duc et pair en 1635[1]. Son œuvre considérable est aussi célèbre que mal connue. Elle est constituée de sa chronique de la Cour et de plusieurs mémoires politiques, juridiques et historiques. Sa vie et son œuvre ne font qu’un. Son œuvre fut sa vie. En juillet 1694, à l’âge de dix-neuf ans, il décide de consigner tous les faits et les gestes de la Cour[2]. Grand chrétien, il a longuement balancé avant de se lancer dans cette entreprise, demandant conseil au P. de Rancé. « Un chrétien, et qui veut l’être, peut-il écrire et lire l’histoire ? (…) La charité peut-elle s’accommoder du récit de tant de passions et de vices, de la révélation de tant de ressorts criminels, de tant de vues honteuses, et du démasquement de tant de personnes pour qui sans cela on aurait conservé de l’estime, ou dont on aurait ignoré les vices et les défauts ? »[3] 

Et de trancher le dilemme en prenant « la résolution bien ferme d’en garder le secret à moi tout seul » [4] en laissant « son ouvrage (…) mûrir sous la clef et les plus sûres serrures, passer ainsi à ses héritiers, qui feront sagement de laisser couler plus d’une génération ou deux, et de ne laisser paraître l’ouvrage que lorsque le temps l’aura mis à l’abri des ressentiments »[5]. Saint-Simon se fait le chroniqueur du règne finissant de Louis XIV et de la Régence de Philippe d’Orléans. Observateur lucide de la Cour, Saint-Simon ne prétend pas à l’objectivité : « On est charmé des gens droits et vrais ; on est irrité contre les fripons dont les cours fourmillent ; on l’est encore plus contre ceux dont on a reçu du mal (…) Je ne me pique donc pas d’impartialité »[6]. Il est trop passionné pour être objectif. Et pourtant, il est toujours sincère. Il croit ce qu’il écrit ; il recherche la vérité. « Il faut que celui qui écrit aime la vérité jusqu’à lui sacrifier toutes choses. De ce dernier point, j’ose m’en rendre témoignage à moi-même, et me persuader qu’aucun de tout ce qui m’a connu n’en disconviendrait (…) j’ai préféré la vérité à tout, et je n’ai pu me ployer à aucun déguisement »[7]. Il écrit en moraliste[8]. Une telle recherche rend son propos extrêmement nuancé ; le sens de la nuance le conduit à multiplier les incises et les propositions relatives, ce qui alourdit parfois son style. Chaque virgule a son importance. Le portrait qu’il dresse de Louis XIV est à cet égard un modèle du genre, pour peu qu’on prenne le soin de le lire entièrement[9]. Critique à l’égard du vieux monarque, Saint-*Simon sait rendre hommage à la fermeté avec laquelle Louis XIV sut affronter les épreuves de la fin de son règne[10]. Ses portraits sont souvent durs, constellés de traits assassins. Les historiens en ont reconnu la justesse psychologique. Le duc perce l’écorce pour décortiquer l’âme de chacun. IL ne tarit pas d’éloges pour les âmes élevées et les bons serviteurs de la Couronne, ne mesurant pas les compliments qu’il dispense à ses amis Chevreuse[11], Beauvilliers[12] et Fénélon[13] par exemple. Il sait rendre un hommage appuyé au talent et aux qualités d’« honnête homme » d’un La Bruyère[14], d’un Racine[15] ou d’un Boileau[16]. Et le conseiller d’État Courtin, tout bourgeois et intendant qu’il est, est lui aussi couvert d’éloges[17]. On le vit même, seul contre tous, plaider pour son ami le duc d’Orléans injustement accusé d’empoisonnement, et s’afficher en sa compagnie dans le palais alors que tous le fuyaient ostensiblement[18]. Saint-Simon a la religion de l’amitié, ce qui dans une cour, n’est pas si fréquent. Défenseur des honnêtes hommes, Saint-Simon a été l’implacable censeur des médiocres gonflés d’eux-mêmes et des intrigants sans scrupules. La galerie de portraits qu’il nous offre est du plus haut intérêt historique, donnant vie à la plus savoureuse des comédies humaines.

Au fil des pages, le duc de Saint-Simon exprime son attachement aux institutions traditionnelles de la royauté et le souci qu’il a de conserver un ordre qu’il juge menacé par le « système de gouvernement » établi par Mazarin et conforté par Louvois.

Loin d’être un féodal, Saint-Simon est très attaché à la monarchie absolue, approuvant Richelieu d’avoir abaissé l’orgueil des Grands[19]. La monarchie telle qu’elle devrait selon lui fonctionner est celle qui existait sous Louis XIII avant que Mazarin et Louvois viennent en fausser le jeu. Saint-Simon voue à Louis XIII une admiration sans bornes. « Louis XIII, droit franc, vrai par l’excellence de son cœur par la grandeur de son âme, par la simplicité de ses mœurs, par l’exactitude de sa vertu, par la magnanimité de ses sentiments, par sa piété sincère (…) exact à récompenser les services et la vertu, et partout religieux avec lumière et discernement. Il fut aussi très bienfaisant et très occupé du bonheur de ses peuples,sans affectation et sans songer à l’applaudissement, mais par bonté d’âme, par humanité, comme étant chargé de ce soin par Celui à qui il en devait rendre compte »[20]Pour Saint-Simon, Louis XIII est le modèle du roi chrétien, il est le « Juste par excellence »[21]. Il cultive cette admiration d’autant plus qu’elle lui a été transmise par son père qui en a été le favori au point d’être élevé par lui à la pairie. Au château de La Ferté-Vidame, le portrait de Louis XIII trône sur la cheminée de la grande salle et le duc, seul de toute la Cour, ne manque jamais de se rendre chaque 14 mai à Saint-Denis pour assister à la messe célébrée pour l’anniversaire de la mort du roi. Cette admiration pour Louis XIII est probablement l’une des clefs qui permet de comprendre la pensée du duc de Saint-Simon. Il ne cesse de comparer Louis XIV à Louis XIII. Le plus souvent implicite dans ses Mémoires, cette comparaison a suscité la rédaction du Parallèles des Trois Premiers Rois Bourbons, rédigé en mai 1746. Chaque fois que Louis XIV se conforme au modèle de son père, Saint-Simon le loue, chaque fois qu’il s’en écarte, il le critique.

Malgré l’admiration réelle que manifeste parfois Saint-Simon à l’égard du Roi-Soleil, les critiques sont nombreuses. Le renforcement du contrôle général, des secrétaires d’Etat et des intendants, l’alourdissement de la fiscalité, la domestication de la noblesse ruinée par le luxe de la Cour, l’inquisition du prince dans le secret des familles tant en matière de correspondances que de revenus, « les terribles exécutions » du Palatinat, la modification illégitime de la loi de succession dressent Saint-Simon contre « le despotisme » de Louis XIV. Il condamne également « le pillage public et avoué des dragons » contre les Huguenots[22], la révocation de l’édit de Nantes, la brutalité de la destruction de Port-Royal, estimant que la conversion des hérétiques doit s’obtenir par la persuasion et par l’exemple, et non par le fer et le feu. Cependant, Saint-Simon n’est pas un malcontent ordinaire. Il ne se contente pas de dénoncer le comportement à ses yeux tyranniques d’un Mazarin ou d’un Louvois, il « estime que le plus important à faire, et le plus pressé à exécuter, (est) l’entier renversement du système de gouvernement intérieur dont le cardinal Mazarin a empoisonné le Roi et le Royaume ». Nous n’avons donc plus affaire à une tyrannie ordinaire mais à un « système de gouvernement » aurait-il « empoisonné » le Royaume ? « Il en méprise les lois (…). Il en ignore les règles et les formes, il ne pense qu’à tout subjuguer, à tout confondre, à faire que tout soit peuple[23]. » Jamais un Malcontent n’a jusque là défini aussi précisément l’opposition entre l’Etat domination souveraine et la royauté traditionnelle. Domination souveraine absolu, l’Etat se renforce depuis le XVIe siècle dans le sein de la royauté en se servant d’elle[24]. Ainsi, ce « système de gouvernement » ne songe qu’à s’affranchir des maximes depuis toujours respectées et à comprimer les corps intermédiaires et leurs libertés pour qu’il n’y ait plus rien entre le prince et le peuple. « De là l’élévation de la plume et de la robe et l’anéantissement de la noblesse[25] » portant aux affaires « des gens de rien, qu’au moindre mécontentement on réduisait au néant en leur ôtant leur emploi, avec le même facilité qu’on les en avait tirés en le leur donnant »[26], et qui dès lors ne saurait avoir l’indépendance nécessaire pour être auprès du monarque de bons conseillers. Ce « système de gouvernement » est un ordre rationnel, cartésien, qui se substitue à l’ordre naturel, historique, façonné par l’expérience des règne successifs[27]. Or, pour Saint-Simon, le gouvernement des hommes ne saurait être « une science abstraite ». Pour contrer un tel « empoisonnement », Saint-Simon veut affranchir la monarchie de l’influence néfaste des financiers, « qui s’enrichissent (…) au détriment du public »[28], quitte à leur faire supporter le poids d’une banqueroute[29], banqueroute qui, en ruinant le crédit, serait « un frein possible pour arrêter le gouvernement sur le pied qu’il est enfin parvenu », car « car il n’y a pas de trésor qui suffisent à un gouvernement déréglé »[30]. Aussi « le plus grand service qui pût être rendu à l’État (…), le plus grand service qui pût être rendu aux rois mêmes était de les mettre hors d’état de tomber dans l’abîme qui s’ouvrit de si près sous les pieds du Roi »[31]. En un mot, il s’agit de contenir les ambitions du gouvernement et ainsi de briser l’expansion infinie de la puissance gouvernementale. Pour ce faire, Saint-Simon entend également rendre leur prestige aux corps intermédiaires. Il veut rétablir les États provinciaux. Il veut également convoquer lorsque cela est nécessaire les Etats généraux, conseillant au Régent de les réunir avant de déclarer la banqueroute de l’État. Il entend « mettre la noblesse dans le ministère (…) par degrés et selon les occurrences »[32], remplacer par des conseils présidés par de grands seigneurs le contrôleur général des finances et les secrétaires d’État, dont il dénonce « l’autorité personnelle et particulière (…) montée au comble »[33], « ce degré de puissance qu’ils usurpèrent » au point que Louis XIV, selon lui, « fut souvent gouverné », par eux[34]. L’acharnement du duc de Saint-Simon à défendre son rang prend ici tout son sens. Il ne s’agit pas de simples querelles de tabourets. Il s’agit de l’ordre constitutionnel de la royauté. « Rien n’est non ni utile qu’il ne soit en sa place. »[35]. Lorsque Saint-Simon défend les prérogatives des ducs et pairs, il défend ce qui symbolise le rôle « constitutif et législatif » que les Pairs du royaume ont eu, selon lui, depuis la naissance de la monarchie française.

De santé et de constitution fragile, il a renoncé de bonne heure à la carrière des armes, mécontent de ne pas avoir bénéficié d’une promotion de brigadier à laquelle il estimait avoir droit. Homme de cour, et bien en cour, il put alors se consacrer à sa double vocation d’homme d’État et d’historien. Duc et Pair, Saint-Simon estime qu’il est de son devoir de se mêler des affaires publiques. Pressenti en 1706 pour être ambassadeur à Rome, il sera membre du Conseil de Régence entre 1715 et 1721, et ambassadeur en Espagne en 1721. C’est bien maigre pour un homme qui nourrissait les plus hautes ambitions. Encore a-t-il refusé le contrôle général des finances que lui proposait le Régent en 1715. Il a également refusé à deux reprises d’être garde des Sceaux. Le seul portefeuille qu’il ambitionnait était celui de ministre des Affaires étrangères qu’il n’osa jamais demander au Régent.

L’Espagne occupe une place importante dans l’œuvre de Saint-Simon. Elle offre une ouverture intéressante pour aborder l’étude de sa pensée politique. Son ambassade à Madrid lui a permis d’observer avec intérêt les institutions de la France (I). La perspective de voir Philippe d’Anjou, Roi de l’Espagne, renoncer à ses droits légitimes à la Couronne de France lui a donné l’occasion de mettre en valeur le rôle, ) ses yeux, essentiel des Pairs de France au sein de la constitution monarchique (II).

I – Un vif intérêt pour les institutions espagnoles

Dans ses Mémoires, le duc de Saint-Simon consacre une place importante à l’Espagne. Il en décrit longuement les institutions, les mœurs et les grands personnages qui l’illustrent et qui y exercent les charges les plus éminentes. Dans ces passages, son style surprend, et déçoit, par sa sobriété et sa sécheresse descriptive.

La place que Saint-Simon consacre à l’Espagne est beaucoup plus grande que celle qu’il accorde aux autres couronnes d’Europe, à l’Angleterre, au Portugal, à la Pologne, au Piémont ou au Saint-Empire. Il y a celui plusieurs raisons :

D’une part, l’Espagne jouit d’une haute réputation aristocratique qui, selon Jean de La Varende, la rendait propice à devenir pour Saint-Simon « un refuge imaginatif », c’est-à-dire, l’un de ces lieux nimbés de toutes les qualités, de toutes les perfections, où l’esprit peut s’évader des déceptions de la vie quotidienne[36].

Enfin, l’Espagne joue un rôle essentiel dans les relations internationales au temps de Louis XIV. Pendant plus d’un siècle, elle avait exercé une prépondérance incontestable. Au commencement du règne, elle était le rival que l’on vient de vaincre et auquel le Roi-Soleil s’employait à imposer sa préséance, expression protocolaire de la prépondérance toute neuve de la France en Europe.

Tout au long du règne, l’Espagne et son immense empire sont aux cœurs des préoccupations diplomatiques. Dès 1668, les chancelleries préparent  secrètement la succession de Charles II, prince rendu difforme et maladif par plusieurs mariages consanguins. La mort de ce prince semble toujours proche.Louis XIV entend bien faire valoir les droits de la reine Marie-Thérèse et , plus tard, ceux de son fils le Dauphin. De son côté, l’empereur Léopold a épousé en 1666 sa nièce l’infante Marguerite-Thérèse afin de resserrer les liens entre Habsbourgs d’Autriche et Habsbourg d’Espagne. Leur fille unique devait épouser l’électeur de Bavière. Dès lors, l’Autriche, la Bavière et la France se disputèrent l’empire. Vienne voulait tout l’héritage. Paris entendait défendre les droits de la reine Marie-Thérèse, comme l’illustra le Traité des droits de la reine Marie-Thérèse publié en 1666. Il y eut trois partages successifs : le premier, en 1668, en pleine guerre de Dévolution, négocié avec des trésors de précautions diplomatiques par le chevalier de Grémonville. Les deux autres furent négociés au lendemain de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, en 1698 et 1700. La guerre de Succession d’Espagne fut l’aboutissement de quarante années d’efforts diplomatiques.

Le duc de Saint-Simon traite plus particulièrement des institutions de l’Espagne à deux époques de ses Mémoires. A l’année 1701, à l’occasion de l’avènement de Philippe V, il s’étend sur la décision de celui-ci de maintenir en exil le comte d’Oropesa, président du conseil de Castille, disgracié par Charles II deux ans plus tôt. Saint-Simon décrit la puissance du président du conseil de Castille, charge qu’il compare à celle de Chancelier de France, tout en soulignant qu’elle fait de son détenteur un véritable premier ministre. Saint-Simon en profite pour passer en revue les grandes charges du gouvernement et de la Cour, leurs fonctions et ceux qui les exercent. Il relève les changements apportés par l’arrivé de Philippe. Il compare notamment les conseillers d’État à nos ministres d’État. Il étudie la charge de secrétaire des dépêches universelles. « C’était presque nos quatre secrétaires d’État ensemble pour le crédit et pour les fonctions mais non pour le reste. Il était demeuré pour l’extérieur comme nos secrétaires d’Etat d’autrefois, et comme eux venus par les emplois de commis dans les bureaux ce qui peut faire juger de leur naissance et de leur état. Au conseil d’État, ils étaient au bas bout de la table, auprès de leur écritoire, rapportant les affaires, lisant les dépêches, écrivant ce qui leur était dicté, sans opiner, et toujours à genoux sur un petit carreau. » [37] Cette description souligne, implicitement, le contraste qui existe entre le secrétaire des dépêches universelles et les secrétaires d’État du royaume de France, ministres dont Saint-Simon déplore le comble de puissance qu’ils ont usurpé sous Louis XIV au détriment des conseillers-nés et du Roi lui-même.

À suivre

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