Enfin, à quelques temps de là, le duc de Saint-Simon se livre à une longue digression sur la dignité de Grand d’Espagne, la comparant à celle des ducs de France, et notamment à celle des ducs et pairs[38]. Il commence par préciser l’origine des Grands, héritiers de ces Ricos-hombres parmi lesquels Charles V distingua les meilleurs. Puis, il définit les différentes catégories de Grands, tout en soulignant que ceux-ci mettent un point d’honneur à ne marquer entre eux aucun rang d’ancienneté. Il détermine leur rang dans la hiérarchie du royaume, rappelant la prééminence du président du conseil de Castille, du majordome-major du Roi, du majordome-major de la Reine, des cardinaux, des ambassadeurs et des conseillers d’État[39].
Il montre également à quel point ils sont dépendants de la puissance du Roi, qui, notamment, les soumet au paiement de tributs, annates et médiannates[40]. Saint-Simon émaille son propos d’anecdotes, qui lui ont été racontés par des Grands ou qu’il puise dans sa propre expérience. Dans ce monde traditionnel où la coutume occupe une place essentielle, l’histoire forge le droit. Enfin, Saint-Simon relève que les Grands d’Espagne n’ont aucun rôle politique, et qu’il leur arrive même d’accepter des emplois forts petits, d’échevins par exemple : « On n’y voit point leur intervention nécessaire en rien du gouvernement de l’État, ni de sa police intérieure, ni leur voix en aucune délibération ni jugement ; nulle séance en aucune cour, ni tribunal ; nulle distinction ni pour les grandesses ni pour leurs personnes dans la manière d’être jugés, en aucun cas. Bien est vrai qu’il y en a toujours par avancement personnel, jamais par nécessité de dignité[41]. » Certes, ils siègent aux Cortès, avec prééminence sur les députés, mais, s’empresse d’ajouter Saint-Simon, les Cortès ont un rôle moindre à nos États généraux. Y participer n’implique donc aucun rôle politique. En somme, « la dignité de grand consiste uniquement en illustration cérémonielle de rang, prééminences, prérogatives, honneurs et distinctions, et en accompagnement très privilégié et nécessaire de décoration du roi »[42]. Ici réside, aux yeux de Saint-Simon, ce qui distingue les Grands d’Espagne et les Ducs de France, par-delà la « fraternité » qui leur est désormais reconnue, par-delà « l’égalité, convenue entre le Roi et le roi son petit-fils, des ducs de France et des grands d’Espagne, et de leur donner réciproquement les mêmes rangs et honneurs »[43]. Contrairement aux Grands d’Espagne, les Pairs de France sont les conseillers-nés du monarque, siégeant de droit au Parlement. Ils entourent le Roi lors de son Sacre, tenant, au cours de la cérémonie, un rôle qui exprime leur fonction constitutionnelle. Ils ne peuvent être privés de leur dignité dont « l’état est déterminé, fixe, stable, certain à toujours »[44]. Ils ne peuvent être soumis au paiement de tributs. Ils échappent à toute vénalité. « Il résulte de toutes ces différences si essentielles que la dignité de grand d’Espagne, pour éclatante qu’elle soit ne peut être comparée avec celle de nos ducs, et beaucoup moins encore à celle des pairs de France, avec lesquels les grands d’Espagne n’ont aucune similitude sont sans fonction, sans avis, sans conseil, sans jugement, sans faire essentiellement partie de l’État plus que les autres vassaux immédiats, et sont sans serment et sans foi et hommage pour cause de leur dignité[45]. » Assurément, les Grands pourraient se prévaloir de quelques avantages sur les ducs, avantages que Saint-Simon juge spécieux car « ils ne consistent que dans la volonté différente de leurs rois », « volonté si moderne, qu’elle laisse voir le droit et le long usage »[46]. Le seul avantage que leur concède Saint-Simon réside dans « le rang et les honneurs de leur fils aînés et des femmes de ces fils aînés, et, quand, ils n’ont point de fils, de celui ou de celle à qui la grandesse doit aller de droit après eux ». « Mais, précise-t-il, cet avantage, quelque solide qu’il soit, et qui est l’unique effectif que les grands aient au-dessus des ducs, ne change rien au fond de leur dignité. [47] »
Le duc de Saint-Simon revient sur les institutions de l’Espagne à l’année 1721 lorsqu’il fait le récit de son ambassade destinée à fortifier l’amitié entre la France et l’Espagne par un double mariage : celui du prince des Asturies avec la fille du duc d’Orléans, Mlle de Montpensier, et celui de l’infante Marie-Anne avec le jeune Louis V. Saint-Simon passa quatre mois et demi en Espagne. Il franchit les Pyrénées à la mi-novembre 1721. Le 2 avril 1722, il était de retour à Bayonne.
Saint-Simon dresse alors un portrait de Philippe V[48]. Il décrit les mœurs des Espagnols, insistant notamment sur leur politesse et sur leur dignité : « Rien n’égale la civilité, la politesse noble et la prévenance attentive des Espagnols », écrit-il[49]. Il s’attarde sur la dignité de Grand d’Espagne et sur ceux qui en sont revêtus. Saint-Simon revient rapidement sur la comparaison à laquelle il s’est livré à l’année 1701 entre les Grands d’Espagne, les ducs français et les Pairs de France[50]. Quoiqu’inférieure à la Pairie de France, la dignité de Grand d’Espagne n’en est pas moins prestigieuse. Saint-Simon avoue n’avoir accepté l’ambassade que pour l’obtenir[51] et ne cache pas sa joie lorsque Philippe V lui accorde la grandesse à lui et à celui de ses fils qu’il choisirait, recevant par surcroît l’aîné de ses fils dans l’ordre de la Toison d’or : « J’étais au comble de ma joie de me voir arriver au seul but qui m’avait fait désirer l’ambassade d’Espagne »[52].
Les études et réflexions de Saint-Simon sur la grandesse alimentent sa défense et illustration de la pairie de France. Nous sommes ici au cœur de la pensée politique du duc de Saint-Simon. À ses yeux, la défense et lare saturation du rôle historique des Pairs est nécessaire à la conservation de la monarchie traditionnelle.
À suivre…
Philippe Pichot-Bravard
Maître de conférences à l’université de Brest
[1] Concernant le duc de Saint-Simon, deux études retiennent l’intérêt : la thèse de M. Jean-Pierre Brancourt (Le duc de Saint-Simon et la monarchie, éducation Cujas, Paris, 1971), et l’essai de Jean de La Varende (M. le duc de Saint-Simon et sa comédie humaine), ouvrage qui permet de comprendre la personnalité du duc de Saint-Simon, préalable indispensable à la bonne appréciation de sa pensée.
[2] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.I, Pléiade, 1986, p. 20.
[3] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.I, p.7.
[4] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.I, p.20.
[5] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.I, pp.16-17.
[6] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.VIII, p.663.
[7] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.VIII, pp.662-663.
[8] « Ecrire l’histoire de son pays et de son temps, c’est repasser dans son esprit avec beaucoup de réflexion tout ce qu’on a vu, manié, ou su d’original sans reproche, qui s’est passé sur le théâtre du monde, les diverses machines, souvent les riens apparents qui ont mû les ressorts des événements qui ont eu le plus de suite, et qui en ont enfanté d’autres ; c’est se montrer à soi-même pied à pied le néant du monde, de ses craintes, de ses désirs, de ses espérances, de ses disgrâces, de ses fortunes, de ses travaux ; c’est se convaincre du rien de tout par la courte et rapide durée de toutes les choses, et de la vie des hommes ; c’est se rappeler un vif souvenir que nul des heureux du monde ne l’a été, et que cette félicité ni même la tranquillité ne peut se trouver ici-bas. » (Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.I, p.).
[9] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.V, p.469-619. Ainsi la fameuse phrase : « Né avec un esprit au-dessous du médiocre… » habituellement cité pour prouver que Saint-Simon détestait Louis XIV devient un compliment lorsqu’elle est lue jusqu’au bout : « Né avec un esprit au-dessous du médiocre, mais un esprit capable de se former, de se limer, de se raffiner, d’emprunter d’autrui sans imitation et sans gêne, il profita infiniment d’avoir toute sa vie vécu avec les personnes du monde qui toutes en avaient le plus, et des plus différentes sortes, en hommes et en femmes de tout âge, de tout genre et de tous personnages. » (Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.V, p.469.)
[10] Ainsi, lorsqu’il se penche sur les malheurs qui ont accablé le vieux Roi à la fin de son règne, Saint-Simon écrit qu’ « au milieu de ces fers domestiques, cette constance, cette fermeté d’âme, cette égalité extérieure, ce soin toujours le même de tenir tant qu’il pouvait le timon, cette espérance contre toute espérance par courage, par sagesse, non par aveuglement, ces dehors du même roi en toutes choses, c’est ce dont peu d’hommes auraient été capables, c’est ce qui aurait pu lui mériter le nom de Grand qui lui avait été si prématuré. Ce fut aussi ce qui lui acquit la véritable admiration de toute l’Europe, celle de ceux de ses sujets qui en furent témoins, et ce qui lui ramena tant de cœurs qu’un règne si long et si dur lui avait aliénés. Il sut s’humilier en secret sous la Main de Dieu, en reconnaître la justice, en implorer la miséricorde sans avilir aux yeux des hommes sa personne ni sa couronne. » (Mémoires, t. V, p. 589)
[11] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.IV, pp.551-560.
[12] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.I, pp114-121.
[13] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.V, pp.143-151.
[14] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.I, p.284.
[15] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.I, p.609-610.
[16] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.IV, p.40.
[17] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.I, p.342 ; t.II, pp.405-407.
[18] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.IV, p.464.
[19] « Le cardinal de Richelieu sentit (…) les maux du dedans et du dehors, et avec les années y apporta les remèdes. Il abattit peu à peu cette puissance et cette autorité des grands qui balançait et qui obscurcissait celle du Roi, et peu à peu les réduisit à leur juste mesure d’honneur, de distinction, de considération, et d’une autorité qui leur étaient dues, mais qui ne pouvait plus se soutenir à remuer, ni parler haut au Roi, qui n’en avait plus rien à craindre »(Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.V, pp.296-297).
[20] Duc de Saint-Simon, Parallèle de trois Rois, Traités politiques et autres écrits, pp. 1091-1092.
[21] Duc de Saint-Simon, Parallèle de trois Rois, Traités politiques et autres écrits, p. 1092.
[22] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.V, p.554
[23] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.V, p.295.
[24] Cf. Philippe Pichot-Bravard, Conserver l’ordre constitutionnel (XVIe-XIXe), Paris, LGDJ, 2011.
[25] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.V, p.298.
[26] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.V, p.297.
[27] Jean-Pierre Brancourt, Le duc de Saint-Simon et la monarchie, p 28 et p. 228-229.
[28] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.III, p. 1017.
[29] C’est ainsi que Saint-Simon propose en 1715 au Régent de faire prononcer la banqueroute par les États généraux : « Entre deux effroyables injustices, tant en elles-mêmes que par leurs suites, la banqueroute me paraissait la moins cruelle des deux, parce qu’aux dépens de la ruine de cette foule de créanciers, dont le plus grand nombre l’était devenu volontairement par l’appât du gain, et dont beaucoup en avaient fait de grands, très difficiles à mettre au jour, encore plus en preuves, tout les restes du public était au moins sauvé, et le Roi au courant, par conséquent diminution d’impôts infinie, et sur le champ. C’était un avantage extrême pour le peuple tant des villes que de la campagne, qui est sans proportion le très grand nombre, et le nourricier de l’État. » (Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.V, pp. 316-317)
[30] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.V, p.317.
[31] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.V, p.318.
[32] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.V, p.29.
[33] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.V, p.483.
[34] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.V, p.471.
[35] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.V, p.296.
[36] La Varende, M. le duc de Saint-Simon et sa comédie humaine, p. 427.
[37] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.I, pp. 840-841.
[38] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.II, pp. 57-142.
[39] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.II, pp. 84-85.
[40] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.II, pp. 71 et 81.
[41] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.II, p. 115.
[42] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.II, p. 116.
[43] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.II, p. 123.
[44] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.II, p. 123.
[45] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.II, p. 126.
[46] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.II, p. 129.
[47] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.II, p. 130.
[48] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.VIII, pp. 267-269.
[49] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.VIII, p. 285.
[50] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.VIII, pp. 90-93.
[51] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.VIII, p. 285-286.
[52] Duc de Saint-Simon, Mémoires, t.VIII, p. 306.