[Ci-dessus : couverture des Immémoriaux, 1966, avec Deux nus sur la plage de Tahiti (détail) par Paul Gauguin, 1892 [Honolulu Museum of Art]. Dans ce long poème en prose qui chante les Maoris des temps oubliés, Victor Segalen s’attache à peindre l’agonie d’une civilisation, symbolisée par « le Parler Ancien », faite de sagesse et de joie, que vient supplanter l’austère religion des « Hommes au Nouveau Parler ». Malgré les avertissements de son ancien maître Paofaï, le jeune prêtre païen Térii, vaincu par les sarcasmes de ses amis, se laissera à la fin convertir, et se fera serviteur du dieu importé…]
La publication en 1907 par les éditions du Mercure de France du livre intitulé Les Immémoriaux ne fut pas un événement littéraire. Le nom de l’auteur, Max-Anély, était totalement ignoré. Très peu connaissaient le pseudonyme choisi par le médecin de la marine Victor Segalen, mais ces très peu étaient de qualité : Huysmans, Remy de Gourmont, Loti, Jules de Gaultier. La revue du Mercure de France avait publié de Victor Segalen quelques études : Les Synesthésies et l’École symboliste, Gauguin dans son dernier décor, Le double Rimbaud, textes de valeur, mais qui pouvaient passer pour des travaux d’amateur distingué plutôt que pour les premières armes d’un futur écrivain de métier. Ce livre même, si difficile à classer, fut pris sans doute pour le bilan d’une expérience de quelques années passées dans des régions lointaines où lés hasards de la carrière avaient conduit un jeune médecin frotté de littérature. Mais pour nous qui connaissons la suite de l’histoire, nous pouvons distinguer dans ce prélude presque tous les germes d’une œuvre qu’il faut maintenant placer au rang des plus hautes.
On eut vite fait de ranger le livre dans le genre exotique, avec la nuance un peu péjorative de l’expression. Ce malentendu n’est pas entièrement dissipé. Segalen a médité sur la notion d’exotisme, mais la façon dont il l’entend est singulièrement personnelle et profonde. Il ne faut certes pas le classer parmi les collectionneurs d’impressions de voyage, de scènes curieuses, rares ou pittoresques. L’erreur de l’écrivain exotique de style courant, c’est de chercher à tirer à lui le spectacle des choses et des êtres étrangers, de faire entrer de force dans une vision européenne une civilisation originale et par là irréductible à toute autre. L’exotisme dans le sens où Segalen le pratique, inconsciemment d’abord en Océanie, puis d’une façon plus systématique en Chine, ce n’est pas de raconter ce que ressent le voyageur, mais de pénétrer dans l’âme d’un peuple et d’une civilisation pour s’efforcer de les revivre par l’intérieur, avec leurs pensées, leurs croyances et jusqu’à leurs préjugés. Il ne s’agit pas de singer superficiellement les coutumes d’autrui, de verser dans un mimétisme aussi condamnable que l’attitude des amateurs de pittoresque simpliste, mais de dépouiller en esprit sa propre culture pour mieux sentir celle des autres, pour mieux apprécier la différence. « L’exotisme ou l’esthétique du Divers », dit Segalen. L’exotisme ainsi entendu débouche sur une esthétique avec le double sens que peut comporter ce mot, c’est-à-dire, une certaine façon de sentir et une certaine façon de créer le beau. Segalen entreprend non pas d’émousser, mais au contraire d’enrichir sa sensibilité en gardant au spectacle d’autrui sa saveur originale, de donner plus de piment à la joie. L’ascèse qu’exige le dépouillement de sa propre culture entraîne en fin de compte pour le véritable « exote » plus d’intensité dans la jouissance et d’acuité dans les plaisirs. L’artiste y trouve son avantage aussi. La poésie, c’est le refus de l’uniforme, l’horreur de l’habitude et de la confusion. L’exotisme, comme l’amour, distingue au lieu de confondre. Exprimer ou créer le beau, c’est conférer une valeur particulière à certains éléments du monde ou à des formes inventées. Cette esthétique de la diversité est en apparence opposée à la doctrine des synesthésies ardemment défendue par Segalen dans son premier article, mais en apparence seulement. On sait que Baudelaire avait tiré des synesthésies, ou sensations simultanées, une théorie des correspondances affirmant les liens qui unissent le monde matériel au monde spirituel d’une part et qui d’autre part relient entre eux les divers objets de nos sensations : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Retrouvant ainsi la grande loi de l’universelle analogie que ses successeurs devaient eux aussi exploiter largement, Baudelaire insistait sur l’unité métaphysique du monde et la parenté secrète des choses. Segalen, dans son étude Les Synesthésies et l’École symboliste, négligeant l’aspect métaphysique des théories baudelairiennes, vantait l’emploi des synesthésies comme un moyen de raffiner la sensibilité et le comparait à l’usage des stupéfiants. Mais établir des analogies entre les sensations et les choses, ce n’est pas les confondre, ni les assimiler. La beauté d’une métaphore tient dans le lien qui rapproche deux éléments au premier abord très dissemblables. Reverdy ira jusqu’à dire que plus l’écart est grand, plus l’image ou la métaphore a des chances d’être belle. Il est donc essentiel qu’il y ait au départ dissemblance. C’est bien cette dissemblance que l’exotisme, conçu, comme une esthétique de la diversité, doit accuser. Dissemblance et analogie sont donc complémentaires. La pratique des synesthésies et l’exotisme visent le même but : perfectionner les moyens d’appréhender les diverses et secrètes beautés du sensible, permettre à l’artiste de mieux goûter et de mieux transcrire un monde offert à sa soif et à sa faim.
Pour écrire Les Immémoriaux dans cette perspective, Segalen ne devait rien négliger. Sa documentation est considérable. Il a scruté tous les récits de voyageurs et les études consacrées à la Polynésie. Il n’avance rien qui ne soit justifié ou étayé par des lectures ou des expériences personnelles. Mais ce n’était là qu’un travail préliminaire. Son livre fait figure de traité d’ethnographie si on l’oppose au Mariage de Loti, mais en face des vrais traités tire beaucoup sur le romanesque. Il a voulu faire œuvre littéraire. Celui qui l’a mis sur la voie de l’exotisme véritable, ce n’est ni un voyageur, ni un savant, ni un romancier, mais un peintre : Gauguin. Segalen a écrit un jour au fidèle ami de Gauguin, Monfreid : « Je puis dire n’avoir rien vu du pays et de ses Maoris avant d’avoir parcouru et presque vécu les croquis de Gauguin ». Il arriva à Tahiti le 23 janvier 1903 ; Gauguin se trouvait alors à Hiva-Oa, une des îles Marquises, où il mourut le 8 mai. Segalen ne put le voir avant sa mort, mais mit à profit une escale à Nuku-Hiva, où l’on avait transporté et rassemblé la plupart des objets ayant appartenu au peintre, pour contempler les tableaux et étudier les écrits, en particulier le cahier partant la dédicace : À ma fille Aline. À Hiva-Oa même, où il débarqua vers le 10 août 1903, Segalen interrogea ceux qui avaient connu Gauguin et visita la case où il avait vécu ses derniers jours. De retour en France en 1905, il se lia avec Monfreid et put méditer à loisir devant les magnifiques toiles que celui-ci avait recueillies. À Gauguin il consacra un article publié en 1904, un Hommage publié en 1919 ; dès 1907 il avait, commencé une sorte d’épopée en prose qui devait servir de suite aux Immémoriaux et dont le héros eût été un double mythique du peintre. C’est dire à quel point le fascine ce Hors-la-loi, comme il l’appelle. L’influence de Gauguin fut déterminante. Elle s’exerce sur deux plans. Le plan esthétique d’abord. Ce ne sont pas des anecdotes, des sujets, des personnages qui, aux yeux de Segalen, donnent sa valeur exotique à l’œuvre de Gauguin. Cela, n’importe quel peintre eût été capable de le faire. Mais l’effort prodigieux de l’homme en rupture avec sa civilisation pour se former un style propre à représenter de grandes créatures baignées de soleil et de nuit, à suggérer leurs ferveurs confuses et leurs terreurs hallucinées. Un exemple de style au service d’une singulière sympathie spirituelle capable de comprendre une âme primitive encore toute mêlée aux grandes forces cosmiques, aussi étrangère que possible à la culture raffinée du mouvement symboliste à la fin du XIXe siècle. L’important pour Segalen était que Gauguin ne s’était pas contenté de reproduire les fleurs et les femmes des Marquises, mais qu’il avait su par une stylisation personnelle suggérer l’impalpable, figurer un surnaturel grandiose, atteindre au-delà du réel par la vision de l’imaginaire.
Sur le plan éthique, la leçon de Gauguin ne fut pas moins importante. L’ardente sensualité des toiles, l’amour avec lequel le peintre a représenté le corps des femmes maories, la façon même dont il avait vécu dans ces îles où la joie physique signifiait encore quelque chose, tout cela éveilla de profonds échos dans l’âme du jeune médecin enfin libéré des contraintes religieuses et familiales. Le héros de l’épopée en prose ébauchée est désigné par le titre de Maître-du-Jouir. Sorte de Julien l’Apostat du Pacifique, il tente de ranimer spirituellement et physiquement le peuple maori en lui rappelant le bonheur païen dont il jouissait autrefois. Le rôle spirituel de Gauguin, celui qu’il a rêvé de jouer selon Segalen, était celui d’un apôtre de la joie. Leçon d’exotisme, leçon de sensualité, voilà ce que le peintre a enseigné à Segalen.
Le parti pris d’exotisme éclate dès la première page du livre qui nous introduit d’emblée dans un mode de pensée maori. Le narrateur décrit et interprète les événements de telle sorte qu’il appartient de toute évidence à la race polynésienne. Cette fiction ne se maintient pas tout au long du livre. Par moments Segalen implicitement prend la relève du récitant, mais dans l’ensemble on peut dire que tout est présenté sous l’angle maori. L’écrivain s’est systématiquement efforcé d’emprunter la morale, les préjugés, les convictions des Tahitiens. Il va plus loin encore, en se faisant plus maori que les Maoris. Le livre est né d’une amère déception. Segalen, dès son arrivée, éprouva le sentiment pénible d’assister au déclin d’une race épuisée. Elle l’était physiquement. L’alcool et la maladie décimaient la population. Elle l’était spirituellement, ce qui est plus grave. La pression des missionnaires protestants, puis catholiques, avait conduit les Polynésiens à renier leur religion, à adopter hypocritement des manières pudiques, à démentir leur nature plus apte qu’aucune autre à la volupté sensuelle. Leur méconnaissance du passé était telle qu’ils en venaient jusqu’à perdre la mémoire des anciens Dires. Contre cet oubli, contre ce reniement, Segalen écrit Les Immémoriaux, comme un rappel à l’ordre joyeux du passé à l’adresse des enfants apostats de la décadence.
C’était aussi une exhortation à soi-même. Les Immémoriaux constituent une exploration par Segalen de ses propres tendances. Dès son premier livre apparaît ce qui sera une règle de sa vie d’aventure et d’esprit, un rythme d’expansion et de concentration. Expansion que ce regard jeté sur les confins, concentration que cet effort pour faire émerger de ses profondeurs des parties fraternelles méconnues. Les années polynésiennes ont révélé à Segalen qu’il était né pour la joie. Il fut trop déçu par le spectacle mesquin des Polynésiens de son temps pour ne pas tenter de reconstituer le bonheur des anciens jours. C’était son bonheur personnel qu’il célébrait du même coup. Nietzsche était là pour l’aider, pour lui souffler que les sociétés et les églises sont des obstacles dérisoires pour qui a pris le courageux parti du bonheur. Et c’est un peuple situé par-delà le bien et le mal, indifférent à tout ce qui ne contribue pas aux jouissances de la vie, osant regarder sans terreur les splendeurs offertes à sa convoitise, que Segalen a su animer dans les premières pages de son livre qui forment l’ouverture joyeuse de cette sombre histoire. Ce récit de la décadence d’un peuple est aussi celui d’une renaissance individuelle le chant d’une âme délivrée. C’est un serment à la joie.
Le poète ne s’est pas encore tout à fait déclaré dans Les Immémoriaux, mais à bien des signes on remarque que Segalen médite sur la nature de la poésie. Les idées exprimées dans la préface de Stèles sont déjà suggérées par certains épisodes du livre. L’importance accordée au langage ne trompe pas. Au premier chapitre, la défaillance de mémoire de Térii prend une valeur symbolique. Elle s’affirme comme le symptôme de la décadence polynésienne. Lorsque au cours de la cérémonie publique le même accident se produit, la rupture entre le présent corrompu des Tahitiens et leur glorieux passé est officiellement consommée. Désormais se pose la question angoissante de découvrir s’il existe encore un homme capable de réciter les anciens Dires, tant il est vrai que le langage est le grand mainteneur des cultures. De là le sens de l’épisode dramatique, sujet de la deuxième partie du livre, où l’on assiste à l’agonie de Tupua, le dernier qui sache encore le langage sacré. Tout n’est pas perdu cependant. Un enfant a recueilli, à l’insu de tous, les mots proférés par la bouche expirante. Il saura les redire. On voit poindre là une conception mystique du langage selon laquelle le mot crée la chose et la soutient dans l’être. Dire, c’est créer, et chanter, maintenir. La découverte du monde chinois ne pourra que confirmer Segalen dans cette opinion. Il a bien senti que la décadence des Maoris avait commencé avec l’oubli et la désacralisation des mots, et qu’une culture ne peut se ranimer que si l’on rend sa dignité à un langage dont le rôle primitif est d’être un conservatoire de dieux.
À suivre