« Les termes antinomiques ne se résolvent pas plus que les pôles opposés d'une pile électrique ne se détruisent [car] ils sont la cause génératrice du mouvement, de la vie, du progrès. » Mais cela revient-il à dire qu'il n'y a jamais que des oppositions stériles et de vains mouvements dans l’univers ? Certainement pas. La dialectique proudhonienne n'est ni statique ni immobiliste, mais dramatique et héroïque. Le spectacle qu'offre le monde est celui d'une lutte permanente mais féconde, d'une mutuelle stimulation. Aucune force n'est éliminée du combat et aucune valeur ne se perd. Par un flux et un reflux incessants, chacune demeure ce qu'elle est et prend sur l’autre sa revanche ; par sa lutte avec la force contraire, chacune s'accroit et se transforme. Bien loin de se dissoudre ou de s'effacer, I'une et l’autre force s'exaltent mutuellement.
Le persiflage de Marx
Là où les théoriciens marxistes posent donc un horizon post-révolutionnaire idéal, point d'aboutissement des luttes sociales, Proudhon refuse de se laisser séduire par ce mirage. Dans une lettre à son ami A.J. Langlois, il fait cette remarque : « La société, c'est l’infini, et il est certain qu’à celui qui se pose en réformateur, il y a des millions de cas à résoudre auxquels il ne pensera jamais [...] N'attendez pas de moi que je vous donne un système. Mon système, c'est le progrès, c'est-à-dire la nécessité de travailler sans cesse a la découverte de l’inconnu, à fur et à mesure que le passé s'use. » Et Proudhon de laisser échapper cette parole capitale : « Le Peuple, comme la réaction, voudrait en finir ; or, je vous le répète, il n'y a point de fin. » Nulle fin donc, mais des progrès réels qui ne dispensent pas de toujours tout recommencer et de se remettre au travail. Si le progrès joue donc un rôle capital dans la philosophie de Proudhon, il serait faux de le croire orienté par quelque « sens de l’histoire » que ce fut. Pour Proudhon, un éternel jeu de forces antagonistes détermine le développement historique, mais ces forces ne tendent pas vers un progrès linéaire inéluctable. Comme il n'y a point de résolution ni de synthèse à la contradiction, il est futile d'essayer de faire avancer l’histoire vers son terme. II faut plutôt chercher l’équilibre, car quoi que l’on fasse, il y aura toujours opposition de forces contraires.
Contrairement à ce que le persiflage de Marx laisse entendre, la dialectique proudhonienne n'est pas un refus du conflit, une excuse « petite-bourgeoise » pour se défiler face aux contradictions internes d'une époque. Loin d'annuler les tensions au profit d'une tolérance aussi lénifiante qu'hypocrite, Proudhon connait la légitimité et la vitalité des discordances ; loin d’être un penseur du consensus, il donne au contraire à penser l’essence bigarrée et sauvage du monde.
L'équilibre que recherche Proudhon n'est pas le juste milieu bourgeois, oscillant entre deux pôles d'attraction tel l’âne de Buridan. L'équilibre est un point de tension créatrice, de lutte féroce qui doit aboutir à une création plus grande. Si, comme le dit Proudhon, « la guerre est universelle, et de cette guerre résulte l’équilibre », alors la paix doit s'établir dans la permanence de I'antagonisme et non dans le souhait de voir la guerre un jour abolie « comme s'il s'agissait des octrois et des douanes ». Comme l’écrivait fort joliment le poète William Blake, pour conclure : « Without Contraries is no progression. Attraction and Repulsion, Reason and Energy / Love and Hate are necessary to Human existence. »
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Pierre-Joseph Proudhon. De la justice dans la Révolution et dans I’Église, La guerre et la paix, De la création de l’ordre dans I'humanité.
Pierre-Joseph Proudhon, Nouvelle Ecole n° 67, mars 2018, 29 €.
éléments N°195 Avril-mai 2022