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Un sentiment de grand remplacement, par Georges Dumas

islam musulmans

Le jour de l’Aïd el-Fitr, dans les rues d’Aubervilliers, on réalise que les diverses communautés et ce multiculturalisme qui nous est tant loué par les politiques se fondent en réalité dans l’oumma.

Lorsque, aux alentours de huit heures ce matin, j’ai été tiré de mon sommeil par une voix aussi insistante que lointaine qui à l’évidence ne provenait pas de l’intérieur de mon appartement, il ne m’a fallu qu’une dizaine de secondes pour l’identifier comme étant celle d’un muezzin (1) et en déduire aussitôt qu’aujourd’hui devait être le jour de l’Aïd el-Fitr.
Preuve qu’en faisant un petit effort, on peut très vite et très bien s’assimiler à la culture qui nous entoure !

Multiculturalisme ?

Une demi-heure plus tard, j’avais une confirmation visuelle de ma déduction sonore, dont j’ai oublié de dire qu’elle avait été facilitée par le bruit des klaxons : en effet, le jour des fêtes musulmanes, la circulation est rendue moins fluide par l’afflux massif des fidèles – qui n’ont pas assez des trottoirs pour circuler. En sortant de ma petite résidence, c’est donc à une joyeuse cacophonie et à un festival de couleurs que j’ai été confronté. Couleurs de vêtements comme couleurs de peau. Car ici, à Aubervilliers, c’est l’oumma qu’il est donné de voir, loin de tout sectarisme national. Et l’oumma, on dira ce qu’on voudra, c’est quand même impressionnant quand on pense aux conflits meurtriers qui déchirent le monde musulman ailleurs sur la planète : un rapide contrôle au faciès dans les rues de ma commune limitrophe de Paris indique que le continent africain est représenté dans toutes ses latitudes, pas seulement celles du Maghreb, que le sous-continent indien n’est pas en reste, et certainement d’autres points du globe plus orientaux encore ; or, tout ce petit monde cohabite paisiblement et s’agglomère lors des grandes fêtes religieuses, comme si les tensions communautaires n’existaient pas.

Les qamis étaient très nombreux chez les hommes, les abayas et hijabs constituaient la norme pour les femmes. Les enfants étaient pour la plupart eux aussi endimanchés. Enfin, pas endimanchés bien sûr, je voulais dire : vêtus de manière traditionnelle. C’est certainement cette unité vestimentaire qui est la plus frappante lorsqu’on regarde ces foules bigarrées en fête. Le reste du temps, dans les rues d’Aubervilliers, devant les écoles, sur les terrains de sport, on voit des gens de toutes origines dont, sauf pour les femmes voilées, on ne se pose pas forcément la question de la religion. En étant distrait, on pourrait imaginer une apposition de groupes humains différents, un espace multiculturel où aucune communauté ne domine, comme si la diversité était synonyme de neutralisation. Certes, il y a bien les queues le vendredi devant les mosquées, souvent de fortune, pour indiquer la présence d’une communauté de foi qui rassemble tous ces gens d’origine différente, mais à part ce phénomène relativement discret, on serait en peine de deviner une unité quelconque dans la population qui occupe l’espace, et ce d’autant moins que les asiatiques sont nombreux et élargissent la diversité démographique visible. Ce matin, comme tous les matins de grande fête musulmane, c’était un sentiment de submersion qui l’emportait, car, tant par le nombre de personnes rassemblées que par l’effort vestimentaire consenti, il y avait l’effet de masse, de groupe, de foule qui jouait à plein.

Participation massive

Outre la dimension sensorielle, physique qui donne sa substance à ce sentiment de submersion (j’entends par là qu’il ne s’agit pas d’une abstraction, d’une intellectualisation, mais bien d’une expérience concrète, perçue directement par les yeux et les oreilles : je n’ai pas rêvé ces centaines de personnes rassemblées, je ne les ai pas fantasmées), c’est le contraste avec ses propres références culturelles qui nourrit l’impression d’un changement radical et d’une profonde remise en cause des valeurs de notre pays. Derrière le grand mot de laïcité, dont la définition n’a rien d’univoque, se cachait, pour le baptisé devenu agnostique que je suis, l’idée essentielle que la conviction religieuse était une chose à la fois personnelle, discrète et accessoire. Pour le dire autrement, la religion avait perdu le rôle de colonne vertébrale des comportements de tout un chacun, même si cela ne l’empêchait pas de nourrir la sensibilité et la manière d’agir de ceux de nos concitoyens qui étaient encore pratiquants ou du moins qui avaient la foi. Mon expérience personnelle me faisait confirmer les diagnostics de déchristianisation ou de sortie de religion que j’ai pu lire par la suite sous la plume de Marcel Gauchet ou de Guillaume Cuchet. En précisant cependant que, de par le fait que notre pays avait 1500 ans d’histoire chrétienne derrière lui, la sécularisation n’était que la poursuite sans clergé d’une morale et d’une vision du monde globalement inchangées : pour reprendre Nietzsche, le monde avait perdu Dieu mais ne s’en était pas vraiment aperçu, d’où la persistance de traditions et d’usages sur un mode désacralisé. Le paysage architectural, littéraire et artistique entretenait un paysage mental familier, ancré dans un imaginaire judéo-chrétien dévitalisé sur le plan de la foi mais toujours opérant sur celui des valeurs et des représentations collectives. Bref, à moins d’aller soi-même à la messe, on ignorait qui se rendait à l’église le dimanche et tout le monde s’en fichait, car ce n’est pas ce qui réglait la civilité entre les gens. Quant aux processions religieuses lors des grandes fêtes chrétiennes, elles étaient devenues pour l’essentiel un élément de folklore qui tenait plus de l’identité régionale ou locale que de la foi qui édicte le comportement en société.

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