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Le monde d’Olaf le Saint

Le monde d’Olaf le Saint

Les éditions Gallimard ont publié, il y a quelques mois, un nouvel ouvrage dans leur collection L’aube des peuples, qui rassemble un grand nombre de textes fondateurs du monde entier. Il s’agit du deuxième volume de l’Histoire des rois de Norvège de Snorri Sturluson, traduit du vieil islandais par François-Xavier Dillmann, professeur émérite d’histoire et de philologie de la Scandinavie ancienne et médiévale à l’École Pratique des Hautes Études. Ce savant avait publié le premier tome en 2000, ainsi que l’Edda en prose de Snorri, en 1991, toujours dans la même collection. Ces traductions, rendues dans un français superbe et accompagnées de copieux commentaires érudits, offre au lecteur cultivé la possibilité de découvrir les richesses du monde du Nord, peu connu, mais qui constitue pourtant bien l’un des socles de notre civilisation.

Sommet de l’historiographie norroise, la Heimskringla, littéralement « l’Orbe du Monde », connue également sous le nom d’Histoire des rois de Norvège, est sans conteste l’œuvre la plus éminente que le Moyen Âge scandinave nous ait léguée. Ouvrage de taille et traditionnellement divisé en trois parties, ce monument retrace la vie des rois de Norvège, depuis les origines mythiques à la bataille de Ré, en 1177, qui marque la fin d’une longue période de luttes intestines, et l’avènement d’un grand souverain, le roi Sverrir.

Nous devons ce vaste ensemble à l’une des figures parmi les plus fameuses de son temps, l’Islandais Snorri Sturluson (1179-1241), qui fut tantôt historien, poète, récitateur de lois, chef guerrier ou encore mythographe. Cet éminent fils de l’Islande est l’auteur d’une œuvre féconde et puissante. Il rédige vers 1210 l’Edda dite « en prose », un manuel destiné à de jeunes scaldes (« poètes ») qui puise sa matière dans la mythologie des anciens Scandinaves, et demeure pour les historiens des religions un témoin privilégié renseignant sur une mythologie fascinante qui trouve bien des parallèles dans le monde indo-européen. Si l’Edda est un texte scandinave fondateur pour son versant mythique, la Heimskringla l’est tout autant, pour son versant historique. Le lien entre les deux œuvres est encore soutenu par la présence de l’Histoire des Ynglingar qui ouvre la Heimskringla, et qui renvoie la royauté norvégienne à des origines mythiques sinon divines.

Rédigée dans les années 1220, cette histoire décrivant plusieurs âges de la Norvège se présente sous la forme de sagas, au nombre de seize, qui dépeignent chacune la vie de tel ou tel monarque. Il est de coutume, dans la tradition historiographique, de séparer la Heimskringla en trois moments. Cette division est due à l’insertion dans le recueil d’une saga qui tient une place éminente, l’Histoire d’Olaf le Saint. Initialement pensée comme un récit à part entière, cette œuvre est la pièce maîtresse de ce fleuron de la littérature scandinave médiévale.

Pour mener à bien la rédaction de cette Histoire d’Olaf le Saint, Snorri Sturluson s’est appuyé sur la tradition historique consacrée à Olaf (995-1030). Bien des histoires furent composées sur ce souverain, qu’elles relèvent de la légende hagiographique (ainsi la Passio Olavi), ou du récit historique. Selon toute vraisemblance, La plus ancienne histoire d’Olaf le Saint est le texte à partir duquel s’est construit toute l’historiographie. Cette Histoire a inspiré deux œuvres, l’Histoire légendaire de Saint Olaf, mais surtout la Vie du Saint roi Olaf fils Harald, due à l’historien islandais Styrmir le Savant (1170-1245), qui fut un ami de Snorri Sturluson. C’est sur cette œuvre que se fonde ce dernier lorsqu’il élabore son propre récit. Il procède en deux temps, rédigeant d’abord La grande histoire du roi Olaf le Saint. En puisant son inspiration dans un certain nombre de sources norroises (l’Orkneyinga saga, la Færeyinga saga) et latines (le De antiquitate regum Norwegiensium du moine Theodoricus), Snorri Sturluson retravaille en profondeur son histoire d’Olaf. L’ultime version qu’il propose, l’Histoire d’Olaf le Saint, plus tard insérée dans la Heimskringla, doit enfin sa forme définitive à l’insertion de nombreuses strophes scaldiques (environ 180), qui donnent au récit une vivacité formidable – notamment quand les personnages s’expriment à travers ces vers complexes mais raffinés –, ainsi que de puissants atours poétiques qui confèrent à l’œuvre une beauté étincelante. Le résultat dévoile un prosimetrum superbe qui inscrit la vie d’Olaf le Saint au panthéon des lettres scandinaves voire européennes médiévales.

À présent que la lumière a été faite sur les origines de la composition de ce récit et sur son importance au sein du recueil de la Heimskringla, ainsi que dans l’historiographie norroise, il convient de s’attarder sur ce que l’on pourrait appeler le « monde » d’Olaf Fils Harald, également connu sous le nom d’Olaf le Gros, en cherchant à replacer l’histoire de ce souverain qui ne régna qu’une quinzaine d’années dans le contexte européen d’alors, et surtout à travers les nombreux conflits qui opposèrent Olaf à son principal rival, Knut le Grand, roi de Danemark et d’Angleterre, dans la lutte pour le trône de Norvège.

Unification politique

Avant d’aller plus loin dans ces récits d’affrontements pour le pouvoir, il importe de dire que la vie d’Olaf fut rythmée par de nombreuses aventures, pérégrinations, voire exils à travers l’Europe. Contrairement à une idée parfois reçue, la Scandinavie médiévale et les Scandinaves d’alors n’étaient pas isolés dans l’Occident médiéval. Les contacts établis par les vikings au cours de leurs raids à travers l’Europe, l’établissement de certains d’entre eux (ainsi en Normandie avec la création du duché) et les liens tissés avec les cours des grands monarques en Europe étaient bien réels. Olaf s’est ainsi fait baptiser dans la cathédrale Notre-Dame de Rouen en 1014 par le frère du duc Richard II de Normandie, Robert le Danois, archevêque de la ville. La famille ducale est de la parentèle du jeune roi norvégien, ainsi que le rappelle Snorri Sturluson (chapitre 20) : « De Hrolf le Marcheur, descendent les ducs de Rouen, qui se sont longtemps considérés comme apparentés aux souverains de Norvège et qu’ils ont de ce fait tenus en haute estime longtemps durant. Ils furent toujours les plus grands amis des Norvégiens, et tous les Norvégiens qui voulurent en accepter l’offre vécurent chez eux en paix et en tranquillité. »

Avant de se convertir à la foi nouvelle, Olaf mène, dans ses jeunes années, une vie sur les bateaux, ainsi que le font les vikings partant en expédition, et une vie sur terre, où il livre d’âpres combats couronnés de victoires. Il acquiert alors grande renommée. Le futur roi arpente dès l’âge de douze ans bien des régions, s’aventurant ainsi en Suède, en Finlande, au Danemark, en Frise, en Angleterre, en Norvège et en France.

Olaf est le lointain descendant du roi Harald à la Belle Chevelure, qui est considéré comme le fondateur de la dynastie royale norvégienne, traditionnellement crédité de l’unification de la Norvège, à la suite d’une grande bataille livrée à Hafrsfjord en 872. D’autre part, par un lignage commun remontant à ce grand souverain, Olaf Fils Harald a pour parent le roi Olaf Fils Tryggvi. Ce dernier règne de 995 à l’an mil, et s’est fait connaître pour avoir entrepris la christianisation de la Norvège. Olaf Fils Tryggvi tombe à la bataille de Svold, et le royaume est alors partagé entre les couronnes de Suède et de Danemark, avec à la tête de ces territoires deux frères, les ducs Erik fils Hakon et Sven fils Hakon, qui gouvernement respectivement ces zones au nom du roi Sven à la Barbe Fourchue et du roi Olaf le Suédois. À l’époque où se déroule l’histoire d’Olaf Fils Harald, le roi Sven est âgé et meurt en 1014. Son fils Knut le Grand lui succède alors à la tête des royaumes de Danemark et d’Angleterre ainsi que d’une partie de la Norvège.

C’est dans ce contexte de partage de la Norvège, que ses aïeux étaient parvenus à unifier, qu’Olaf Fils Harald rentre au pays, en 1015, afin de recouvrer le royaume qui lui revient de droit. En une année, il parvient à défaire les ducs norvégiens gouvernant pour le compte de ces rois étrangers. Parvenu à la tête de la Norvège et déjà sacré roi, Olaf a pour volonté de régner selon la loi chrétienne. Peut-être a-t-il pour idéal le roi Charlemagne. De manière plus vraisemblable, son intention double, d’unifier politiquement et religieusement la Norvège, doit tenir à son lignage, et s’inscrit dans la continuité des actions menées par les rois Harald à la Belle Chevelure et Olaf Fils Tryggvi en leur temps. Olaf Fils Harald apparaît alors comme une synthèse de ces deux souverains.

Le projet du roi, qui est duel, ne va pas sans rencontrer nombre de difficultés. Pour le versant politique, l’intention du roi, pour asseoir sa légitimité et quérir des alliés hors de Norvège, est de faire un beau mariage. Son regard se porte vers la Suède et la fille du roi Olaf le Suédois. Ce souverain a une aversion pour « ce gros homme », ainsi qu’il le nomme, à tel point qu’il est interdit de parler d’Olaf Fils Harald en sa présence. L’aventure s’annonce difficile, sinon risquée. Au cours d’un long épisode qui relève de la plus grande des missions diplomatiques, de hauts dignitaires ainsi que des poètes parviennent à faire entendre raison au roi des Suédois. L’alliance contractée entre les deux souverains sera prospère, en particulier sous le règne du successeur au trône de Suède, le roi Anund Jacob (1008-1050). Quant à la politique intérieure, Olaf Fils Harald parviendra à s’imposer comme le roi de Norvège. Il soumet à sa volonté les ultimes séditieux de manière violente comme en témoigne l’épisode marquant des cinq rois de l’Oppland, qui seront châtiés pour leur trahison envers le monarque, ainsi que Snorri Sturluson le raconte avec force aux chapitres 74 et 75 de son Histoire d’Olaf le Saint. Tout au long de son règne, le roi Olaf réprimera tel ou tel roitelet récalcitrant, tel ou tel baron frondeur, avec plus ou moins de dureté.

Conquête religieuse

En ce qui concerne le versant religieux, il faut dire que la volonté d’Olaf Fils Harald de christianiser le pays ne fut pas exécutée sans violences ni massacres. Loin d’incarner l’image d’un roi pacificateur, l’action d’Olaf était au contraire empreinte de cruauté. Il a cherché, son règne durant, à imposer par le fer et par le feu la foi nouvelle aux derniers fidèles de l’ancienne religion scandinave. Une vaste et funeste entreprise qui a donné lieu à bien des meurtres, à nombre de mutilations, pour qui n’embrassait pas le christianisme et ne s’en remettait pas à Dieu. Les images de cette conquête religieuse, telles que dépeintes par Snorri Sturluson, sont particulièrement puissantes. L’histoire de la conversion de Gudbrand, le chef du Gudbrandsdalen, aux chapitres 112-113, rapporte comment les deux religions, l’ancienne et la nouvelle, s’affrontent. Dieu apparaît dans une grande lueur, tandis que la statue du dieu Thor est brisée en morceaux. Ce récit iconoclaste est révélateur de cette manière féroce qu’avait le roi Olaf d’imposer le christianisme à la Norvège.

Pendant qu’il cherche à unifier par le pouvoir spirituel et temporel son royaume, le roi Olaf se trouve à partir des années 1024-1025 un nouveau rival, le roi Knut le Grand, souverain de Danemark et d’Angleterre, qui revendique le droit sur une grande partie de la Norvège, sinon sur son intégralité. Malgré une puissante coalition des forces norvégiennes et suédoises face au géant danois, qui s’affrontent sur mer en 1026 lors de la bataille de l’Helgeå – conflit naval qui ne connaitra aucun vainqueur –, Olaf, qui doit rentrer par voie de terre en Norvège – car le monarque danois bloque avec sa flotte le détroit de l’Øresund –, se retrouve affaibli. Deux ans plus tard, Knut le Grand, après être parti en pèlerinage à Rome, débarque en Norvège et assied son autorité en se proclamant nouveau roi du pays. Face à cette puissance contre laquelle il ne peut lutter, Olaf Fils Harald, qui se voit destituer de sa couronne, est contraint à l’exil. Il se réfugie chez son parent, le roi Anund de Suède, avec les hauts dignitaires qui lui sont demeurés fidèles ; la plupart, restée en Norvège, s’étant fait acheter par les nombreux présents du roi Knut et les titres que ce souverain distribue à des barons locaux. Olaf Fils Harald quitte alors la Suède pour la Russie et la cour du prince Jaroslav, qui appartient à la noble dynastie des Riourikides, celle qui a fondé en 862, avec le varègue Riourik, la Rus’ de Kiev.

Après deux années passées en exil, et comme encouragé par l’annonce de la mort du duc Hakon fils Erik, qui assure la régence de la Norvège au nom du roi Knut, Olaf Fils Harald décide de quitter sa retraite slave. Il retourne en Suède pour lever des troupes qu’il conduit à travers le pays pour rentrer en Norvège. Il y rencontre alors une très grande armée constituée de paysans et de chefs locaux, au rang desquels se trouvent des personnages tels que Kalf Fils Arni ou Thorir le Chien, qui furent, longtemps durant, des ennemis d’Olaf. La rencontre de ces deux armées se fait à Stiklestad, dans la région du Trøndelag, et une grande bataille est livrée le 31 août 1030.

Au cours cet affrontement sanglant, qui se fit pour grande partie dans l’obscurité, en raison d’une éclipse solaire, Olaf Fils Harald tombe sous les coups de l’adversaire qui ne souhaite pas le retour du roi. Olaf meurt à l’âge de 35 ans. Le récit de la bataille est relaté par Snorri Sturluson avec un style enlevé, ponctué de strophes scaldiques empruntées au grand poète que fut Sigvat Fils Thord, compagnon de route et ami du roi Olaf, à la gloire duquel il composa un poème funèbre superbe, l’Erfidrápa Óláfs Helga. L’auteur de l’Histoire d’Olaf le Saint, au faîte de son œuvre, renoue pleinement avec la tradition héroïque, thème d’entre tous les thèmes de la littérature germanique ancienne.

Postérité historique et littéraire

Après la bataille le corps du roi est un temps caché, pour ne pas être profané. Une série de miracles est liée au cadavre. Acheminé jusqu’à l’église Saint-Clément de Nidaros, le roi y est inhumé, avant d’être proclamé saint l’année suivant sa mort. Le décès du souverain entraîne bien des répercussions. Tout d’abord quant à son image. L’opinion populaire tourne en sa faveur, notamment en ce qui concerne la manière qu’a le roi Sven fils Knut de Danemark de gouverner la Norvège, avec des lois toujours plus accablantes qui sont imposées. Le peuple norvégien regrette son roi, et le culte du nouveau saint cristallise ce sentiment.

Avec la mort d’Olaf Fils Harald, les grandes monarchies de l’Europe du Nord ne sont toutefois pas pérennes. L’hégémonie danoise, étendue à l’Angleterre et à la Norvège, se désagrège. La terre danoise revient un temps au roi Harde-Knut. L’Angleterre est disputée par ce dernier et son frère Harold qui s’autoproclame roi. La Norvège, enfin, est gouvernée par le roi Sven. Toutefois, devant les lois toujours plus drastiques qu’il met en place, il voit le pays se soulever contre lui et restitue sa couronne. En 1035, Magnus Fils Olaf, prend la tête de la Norvège, cinq ans après la mort de son père. Le jeu de pouvoir ne s’arrête pas là pour Magnus le Bon. Sept années plus tard, il se retrouve également roi de Danemark, par suite d’accords conclus en 1038 avec Harde-Knut. La lignée d’Olaf Fils Harald perdure alors à travers son fils, et s’étend désormais à des territoires que le père avait certainement en vue, lorsqu’il était sur le trône.

Le monde d’Olaf le Saint n’est ni un monde lointain ni un monde tranquille. Il témoigne de luttes pour le pouvoir engageant bien des monarques européens. Sa détermination indéfectible à vouloir rassembler sous sa bannière et sous la croix tout le peuple de Norvège, ainsi que sa canonisation, l’ont conduit à la postérité historique et littéraire. Surnommé à bon droit rex perpetuus Norwegiæ d’après un opuscule de la seconde moitié du XIIe siècle intitulé Historia Norwegiæ, Olaf le Saint voit son souvenir se perpétuer à travers les siècles, comme le roi éternel de la Norvège, son saint patron, fondateur de la nation norvégienne.

Armand Berger – Promotion Dante

Snorri Sturluson, Histoire des rois de Norvège, Tome II : Histoire du roi Olaf le Saint. Traduit du vieil islandais, introduit et annoté par François-Xavier Dillmann, Gallimard 2022, 1248 p., avec un cahier iconographique hors texte de 16 p.

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