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Giorgio Locchi et le mythe surhumaniste (2/3)

Gorgio Locchi

Philosophe, journaliste et essayiste, Giorgio Locchi (1923-1992) fut l’une des figures tutélaires de la Nouvelle Droite, tutélaires mais lointaines, effet du temps. Raison pour laquelle il fallait la désensabler. C’est l’objet des deux ouvrages qui sont aujourd’hui édités par la Nouvelle Librairie dans la collection Agora de l’institut Iliade : « Wagner, Nietzsche et le mythe surhumaniste » et « Définitions ». L’occasion de renouer avec un auteur fascinant qui fut un maître à penser. Son fils, Pierluigi Locchi, répond à toutes nos questions. Deuxième partie.

ÉLÉMENTS : Quelle place pour le surhumanisme aujourd’hui ? Et quelle différence faut-il établir entre l’anti-égalitarisme et le transhumanisme ?

PIERLUIGI LOCCHI. Je pourrais répondre en une ou deux phrases, en affirmant d’abord que le surhumanisme correspond au franchissement d’une nouvelle étape par l’homme européen et la civilisation européenne, et que par-là même il se situe à un stade de conscience supérieur à celui de l’égalitarisme – ce qui ne saurait être le cas du simple anti-égalitarisme qui se contenterait d’inverser une échelle de valeurs tout ce qui ne lui conviendrait pas dans l’égalitarisme. Je pourrais aussi me borner à dire du transhumanisme qu’il correspond à la manière égalitaire d’affronter la mutation anthropologique que nous connaissons aujourd’hui, manière dont les conséquences néfastes ne peuvent être combattues que par la vision surhumaniste.

ÉLÉMENTS : On aimerait en savoir plus…

PIERLUIGI LOCCHI. J’y viens. Je suis bien conscient de l’aspect innovant de la « clé surhumaniste », et il est donc nécessaire, ici plus que jamais, de définir les termes que l’on emploie.

Le surhumanisme est cette nouvelle tendance historique dont le mythe fondateur est apparu presque en même temps dans les drames et représentations scéniques sacrées wagnériens et dans la philosophie et la poétique nietzschéenne. La tendance surhumaniste s’est répandue à la vitesse d’une traînée de poudre dans toute l’Europe, qui dans cette deuxième moitié du XIXe siècle était en grande partie prête à l’accueillir, et ce, dans tous les milieux, artistiques, culturels, politiques. Le mythe fondateur qui anime cette tendance porte en lui une nouvelle vision du temps de l’histoire, celle que Heidegger définira comme « temporalité authentique » dans laquelle l’homme exprime son historialité, son être-pour-l’histoire, et que mon père nomme « conception tridimensionnelle du temps de l’histoire », vision sphérique de l’espace-temps historique. Cette conception est consubstantielle à l’œuvre des auteurs de la Révolution conservatrice allemande, comme à celle d’un Gabriele d’Annunzio et même d’un Charles Maurras. Je cite Giorgio Locchi : « La conception surhumaniste du temps n’est plus linéaire, mais affirme la tridimensionnalité du temps de l’histoire, temps inextricablement lié à cet espace unidimensionnel qu’est la conscience même de toute personne humaine. Toute conscience humaine est le lieu d’un présent ; ce présent est tridimensionnel et ses trois dimensions, toutes données ensemble comme sont données ensemble les trois dimensions de l’espace physique, sont l’actualité, le devenu et l’à-venir. Cela peut sembler abscons, mais seulement parce que nous sommes habitués à un autre langage depuis deux mille ans. En effet, la découverte de la tridimensionnalité du temps, une fois faite, s’avère être une sorte d’œuf de Christophe Colomb. Qu’est-ce en effet que la conscience humaine, comme lieu d’un temps immédiatement donné à chacun d’entre nous ? C’est, sur la dimension du devenir personnel, la mémoire, c’est-à-dire la présence du passé ; c’est, sur la dimension de l’actualité, la présence de l’esprit en action ; c’est, sur la dimension de l’avenir, la présence du projet et du but poursuivi, projet et but qui, emmagasinés et présents à l’esprit, déterminent l’action en cours. »

Le premier apport de Giorgio Locchi est justement de mettre en évidence cette parenté au-delà des fortes spécificités de chacun, cette vision commune de l’histoire, cette façon de ressentir l’homme comme être historiquement libre, qui constitue une nouveauté absolue : « Ce que nous avons appelé jusqu’ici le passé, le passé historique, n’existe en fait qu’à condition d’être en quelque sorte présent et présent à la conscience. En soi, en tant que passé, il est insignifiant, ou plus précisément, ambigu : il peut signifier des choses opposées, avoir des valeurs opposées : et c’est chacun de nous, à partir de son “présent” personnel, qui décide de ce qu’il doit signifier par rapport à l’avenir prévu. »

De même, note Locchi, les auteurs surhumanistes « rattachent toujours l’idée de “mythe” à celle de “révolution”, dans le cadre d’une conception de l’histoire où la linéarité du devenir historique n’est plus qu’une apparence, où l’“origine” revient dans chaque “présent”, naît de chaque “présent” et s’élance depuis chaque “présent” vers l’avenir dans un projet. »

Le surhumanisme, tel que le définit mon père, n’est donc pas une expression ou une tendance parmi d’autres, mais la matrice commune à toutes les expressions artistiques, littéraires, culturelles, politiques ou métapolitiques visant à la renaissance de notre civilisation européenne, à chaque fois que cette dernière est vue comme étant arrivée au terme d’un cycle et condamnée à « renaître ou mourir ». Encore une définition, en quelque sorte, le vocable « surhumanisme », ayant été choisi par Locchi en hommage au mythe zarathoustrien de Friedrich Nietzsche.

ÉLÉMENTS : On s’éloigne en effet de l’anti-égalitarisme…

PIERLUIGI LOCCHI. Si tout surhumaniste se retrouve, par définition, dans le camp opposé à la tendance égalitaire, tout anti-égalitariste n’appartient pas forcément au camp surhumaniste, puisqu’il y a aussi un anti-égalitarisme qui se réclame de valeurs égalitaires simplement inversées, telles que le satanisme, par exemple.

Il faut ici surtout noter que l’apparition de la nouvelle tendance historique surhumaniste a permis par effet de retour à la tendance égalitaire bimillénaire de prendre conscience d’elle-même et de son unité au-delà des différences des courants religieux, philosophiques et politiques qui la composent. Ce qui explique les rapprochements « contre-nature » toujours plus nombreux, entre Église et syndicats communistes, entre oligarchies financières et mouvements anarchistes ou « écologistes » révolutionnaires, et ainsi de suite.

Reste la question du transhumanisme. Indépendamment de la proximité lexicale avec le terme de surhumanisme, qui crée déjà parfois une confusion, ce qui rend la question particulièrement complexe, est que l’on rencontre des partisans et des détracteurs du transhumanisme aussi bien dans le camp égalitariste que surhumaniste, chacun y allant de sa définition, privilégiant tel ou tel aspect, et en ignorant d’autres.

Tâchons donc d’y voir plus clair.

Là aussi, l’œuvre de Giorgio Locchi nous est d’un grand secours, mais je dois une fois de plus déplacer le curseur et me référer d’abord cette fois à sa description des trois grandes étapes franchies par l’homme au cours de son histoire, et qui correspondent à trois types d’organisation sociale. Il n’est pas question de rentrer ici dans le détail de l’hominisation, de la révolution néolithique et de la révolution technologique contemporaine. Je renvoie, en particulier pour les deux premières, à la deuxième partie de l’étude sur « Lévi-Strauss et l’anthropologie structurelle », toujours dans Définitions. Cependant, j’en retiens une observation essentielle : là où l’homme transforme son milieu, il se transforme lui-même. Le premier homme s’est créé lui-même en se donnant par la culture les moyens de vivre malgré sa condition biologique inachevée : en effet, là où l’animal s’inscrit dans le milieu spécifique donné à chaque espèce, bénéficiant d’un mode d’emploi inscrit dans son code génétique, l’homme naît inachevé et sans défense, exposé à l’hostilité du monde. Pas de fourrure pour se protéger du froid, pas de griffes pour se défendre, etc. Autrement dit, là où l’animal a tout reçu par son propre héritage, où il naît fini, l’homme, en plus de son propre héritage biologique qui le laisse inachevé, a besoin d’une période de gestation extra-utérine, puis d’une longue période d’éducation, pour s’approprier l’héritage culturel, à commencer par le langage, qui le fera devenir homme. Si, mammifère inachevé, l’homme a survécu, c’est bien parce qu’il s’est forgé lui-même, en se forgeant depuis lors sa culture, c’est-à-dire les armes qui lui permettent de créer son propre milieu, adapté à ses besoins en fonction d’objectifs que lui-même se fixe. Ceux-ci peuvent bien évidemment différer selon les types d’homme et les latitudes, mais une constante est commune à ce premier homme chasseur-cueilleur : il est lui-même à la fois sujet et objet de sa propre domestication.

ÉLÉMENTS : Ensuite la révolution néolithique…

PIERLUIGI LOCCHI.  Les choses vont radicalement changer avec la révolution néolithique, lorsque l’homme ajoute une nouvelle corde à son arc, celle de la domestication de la nature vivante. Or, domestiquer la nature vivante implique la sédentarisation et la spécialisation, et donc une modification radicale de l’organisation sociale. Locchi indique dans plusieurs essais, courts et concis, d’une clarté cristalline, comment nos ancêtres indo-européens ont fait face à cette révolution, faisant leur ce nouveau type d’homme, assumant cette scission de l’homme originellement unique en différents types d’hommes et résolvant le problème à travers le lien communautaire et l’assomption d’un destin commun. Ils projetèrent ainsi un panthéon dans lequel les dieux, humains et trop humains, incarnent l’idéal d’un monde où l’homme est devenu multiple, tout en reflétant dans leur trilogie fonctionnelle – Jupiter, Mars, Quirinus pour le dire à la manière romaine – les trois fonctions sociales (sacerdotale, guerrière et productive) de la société néolithique, que les Indo-Européens conçoivent donc comme une communauté de destin, choisie et même voulue avec ses incertitudes. L’acceptation de ce devenir, dans lequel l’homme divisé retrouve son unité originelle, est ce que nous appelons le sens tragique de l’histoire. Mais Locchi indique également comment, pour une autre partie de l’humanité, cette révolution est au contraire une malédiction, une perte amèrement regrettée de l’unité originelle du premier homme, unité métaphysique qu’il faut retrouver. Pour cette partie de l’humanité, l’histoire est subie, elle est la conséquence d’une transgression, un mal dont il faut se défaire pour renouer avec l’unité, pour retrouver l’unicité du premier homme. Cette autre humanité se considère donc idéalement comme Une – et l’exprime dans le monothéisme. On voit ici comment, déjà, en redessinant le tableau de cette révolution antérieure, nous sommes amenés à parler du sens de l’histoire, et de visions opposées de l’histoire.

Ce qui nous ramène au transhumanisme, qui est peut-être le symbole le plus frappant de la troisième grande étape tout juste franchie par l’homme, celle de la domestication de la matière-énergie, et où l’homme se transforme à nouveau en transformant son milieu.

Il faut bien sûr commencer par s’entendre sur le terme. On peut le comprendre (au moins) de deux façons. Soit on entend par transhumanisme toutes les nouvelles techniques d’appropriation, y compris de l’homme lui-même par l’homme, que la domestication de la matière-énergie permet désormais – biotechnologies, manipulations génétiques, mais aussi intelligence artificielle et techniques d’influence, par exemple – et en ce cas le transhumanisme est une donnée objective, un concept permettant de résumer en un mot la nouvelle donne de l’humain ; soit on voit dans le transhumanisme les objectifs que certains pensent pouvoir atteindre grâce à ces nouvelles techniques – et en ce cas le transhumanisme est défini en fonction de données subjectives propres à celui qui le juge « immoral », car transgressant ou même visant à l’abolition de « lois naturelles » et « éternelles ». Or, la clé de la domestication de la matière-énergie permet de comprendre que nous n’avons pas d’autre choix que de « faire avec » ses conséquences, et la clé du conflit époqual entre tendances opposées nous permet de comprendre que nous nous retrouvons devant la même alternative que lors de la révolution néolithique : accepter la transformation de l’homme ou la rejeter par nostalgie de l’état antérieur. Nos ancêtres indo-européens ont relevé le défi et adopté cette transformation : c’est exactement ce que comptent faire les surhumanistes, confrontés au défi de la modernité.

Propos recueillis par Eyquem Pons

https://www.revue-elements.com/giorgio-locchi-et-le-mythe-surhumaniste-2-3/

 

ÉLÉMENTS : Quelle place pour le surhumanisme aujourd’hui ? Et quelle différence faut-il établir entre l’anti-égalitarisme et le transhumanisme ?

PIERLUIGI LOCCHI. Je pourrais répondre en une ou deux phrases, en affirmant d’abord que le surhumanisme correspond au franchissement d’une nouvelle étape par l’homme européen et la civilisation européenne, et que par-là même il se situe à un stade de conscience supérieur à celui de l’égalitarisme – ce qui ne saurait être le cas du simple anti-égalitarisme qui se contenterait d’inverser une échelle de valeurs tout ce qui ne lui conviendrait pas dans l’égalitarisme. Je pourrais aussi me borner à dire du transhumanisme qu’il correspond à la manière égalitaire d’affronter la mutation anthropologique que nous connaissons aujourd’hui, manière dont les conséquences néfastes ne peuvent être combattues que par la vision surhumaniste.

ÉLÉMENTS : On aimerait en savoir plus…

PIERLUIGI LOCCHI. J’y viens. Je suis bien conscient de l’aspect innovant de la « clé surhumaniste », et il est donc nécessaire, ici plus que jamais, de définir les termes que l’on emploie.

Le surhumanisme est cette nouvelle tendance historique dont le mythe fondateur est apparu presque en même temps dans les drames et représentations scéniques sacrées wagnériens et dans la philosophie et la poétique nietzschéenne. La tendance surhumaniste s’est répandue à la vitesse d’une traînée de poudre dans toute l’Europe, qui dans cette deuxième moitié du XIXe siècle était en grande partie prête à l’accueillir, et ce, dans tous les milieux, artistiques, culturels, politiques. Le mythe fondateur qui anime cette tendance porte en lui une nouvelle vision du temps de l’histoire, celle que Heidegger définira comme « temporalité authentique » dans laquelle l’homme exprime son historialité, son être-pour-l’histoire, et que mon père nomme « conception tridimensionnelle du temps de l’histoire », vision sphérique de l’espace-temps historique. Cette conception est consubstantielle à l’œuvre des auteurs de la Révolution conservatrice allemande, comme à celle d’un Gabriele d’Annunzio et même d’un Charles Maurras. Je cite Giorgio Locchi : « La conception surhumaniste du temps n’est plus linéaire, mais affirme la tridimensionnalité du temps de l’histoire, temps inextricablement lié à cet espace unidimensionnel qu’est la conscience même de toute personne humaine. Toute conscience humaine est le lieu d’un présent ; ce présent est tridimensionnel et ses trois dimensions, toutes données ensemble comme sont données ensemble les trois dimensions de l’espace physique, sont l’actualité, le devenu et l’à-venir. Cela peut sembler abscons, mais seulement parce que nous sommes habitués à un autre langage depuis deux mille ans. En effet, la découverte de la tridimensionnalité du temps, une fois faite, s’avère être une sorte d’œuf de Christophe Colomb. Qu’est-ce en effet que la conscience humaine, comme lieu d’un temps immédiatement donné à chacun d’entre nous ? C’est, sur la dimension du devenir personnel, la mémoire, c’est-à-dire la présence du passé ; c’est, sur la dimension de l’actualité, la présence de l’esprit en action ; c’est, sur la dimension de l’avenir, la présence du projet et du but poursuivi, projet et but qui, emmagasinés et présents à l’esprit, déterminent l’action en cours. »

Le premier apport de Giorgio Locchi est justement de mettre en évidence cette parenté au-delà des fortes spécificités de chacun, cette vision commune de l’histoire, cette façon de ressentir l’homme comme être historiquement libre, qui constitue une nouveauté absolue : « Ce que nous avons appelé jusqu’ici le passé, le passé historique, n’existe en fait qu’à condition d’être en quelque sorte présent et présent à la conscience. En soi, en tant que passé, il est insignifiant, ou plus précisément, ambigu : il peut signifier des choses opposées, avoir des valeurs opposées : et c’est chacun de nous, à partir de son “présent” personnel, qui décide de ce qu’il doit signifier par rapport à l’avenir prévu. »

De même, note Locchi, les auteurs surhumanistes « rattachent toujours l’idée de “mythe” à celle de “révolution”, dans le cadre d’une conception de l’histoire où la linéarité du devenir historique n’est plus qu’une apparence, où l’“origine” revient dans chaque “présent”, naît de chaque “présent” et s’élance depuis chaque “présent” vers l’avenir dans un projet. »

Le surhumanisme, tel que le définit mon père, n’est donc pas une expression ou une tendance parmi d’autres, mais la matrice commune à toutes les expressions artistiques, littéraires, culturelles, politiques ou métapolitiques visant à la renaissance de notre civilisation européenne, à chaque fois que cette dernière est vue comme étant arrivée au terme d’un cycle et condamnée à « renaître ou mourir ». Encore une définition, en quelque sorte, le vocable « surhumanisme », ayant été choisi par Locchi en hommage au mythe zarathoustrien de Friedrich Nietzsche.

ÉLÉMENTS : On s’éloigne en effet de l’anti-égalitarisme…

PIERLUIGI LOCCHI. Si tout surhumaniste se retrouve, par définition, dans le camp opposé à la tendance égalitaire, tout anti-égalitariste n’appartient pas forcément au camp surhumaniste, puisqu’il y a aussi un anti-égalitarisme qui se réclame de valeurs égalitaires simplement inversées, telles que le satanisme, par exemple.

Il faut ici surtout noter que l’apparition de la nouvelle tendance historique surhumaniste a permis par effet de retour à la tendance égalitaire bimillénaire de prendre conscience d’elle-même et de son unité au-delà des différences des courants religieux, philosophiques et politiques qui la composent. Ce qui explique les rapprochements « contre-nature » toujours plus nombreux, entre Église et syndicats communistes, entre oligarchies financières et mouvements anarchistes ou « écologistes » révolutionnaires, et ainsi de suite.

Reste la question du transhumanisme. Indépendamment de la proximité lexicale avec le terme de surhumanisme, qui crée déjà parfois une confusion, ce qui rend la question particulièrement complexe, est que l’on rencontre des partisans et des détracteurs du transhumanisme aussi bien dans le camp égalitariste que surhumaniste, chacun y allant de sa définition, privilégiant tel ou tel aspect, et en ignorant d’autres.

Tâchons donc d’y voir plus clair.

Là aussi, l’œuvre de Giorgio Locchi nous est d’un grand secours, mais je dois une fois de plus déplacer le curseur et me référer d’abord cette fois à sa description des trois grandes étapes franchies par l’homme au cours de son histoire, et qui correspondent à trois types d’organisation sociale. Il n’est pas question de rentrer ici dans le détail de l’hominisation, de la révolution néolithique et de la révolution technologique contemporaine. Je renvoie, en particulier pour les deux premières, à la deuxième partie de l’étude sur « Lévi-Strauss et l’anthropologie structurelle », toujours dans Définitions. Cependant, j’en retiens une observation essentielle : là où l’homme transforme son milieu, il se transforme lui-même. Le premier homme s’est créé lui-même en se donnant par la culture les moyens de vivre malgré sa condition biologique inachevée : en effet, là où l’animal s’inscrit dans le milieu spécifique donné à chaque espèce, bénéficiant d’un mode d’emploi inscrit dans son code génétique, l’homme naît inachevé et sans défense, exposé à l’hostilité du monde. Pas de fourrure pour se protéger du froid, pas de griffes pour se défendre, etc. Autrement dit, là où l’animal a tout reçu par son propre héritage, où il naît fini, l’homme, en plus de son propre héritage biologique qui le laisse inachevé, a besoin d’une période de gestation extra-utérine, puis d’une longue période d’éducation, pour s’approprier l’héritage culturel, à commencer par le langage, qui le fera devenir homme. Si, mammifère inachevé, l’homme a survécu, c’est bien parce qu’il s’est forgé lui-même, en se forgeant depuis lors sa culture, c’est-à-dire les armes qui lui permettent de créer son propre milieu, adapté à ses besoins en fonction d’objectifs que lui-même se fixe. Ceux-ci peuvent bien évidemment différer selon les types d’homme et les latitudes, mais une constante est commune à ce premier homme chasseur-cueilleur : il est lui-même à la fois sujet et objet de sa propre domestication.

ÉLÉMENTS : Ensuite la révolution néolithique…

PIERLUIGI LOCCHI.  Les choses vont radicalement changer avec la révolution néolithique, lorsque l’homme ajoute une nouvelle corde à son arc, celle de la domestication de la nature vivante. Or, domestiquer la nature vivante implique la sédentarisation et la spécialisation, et donc une modification radicale de l’organisation sociale. Locchi indique dans plusieurs essais, courts et concis, d’une clarté cristalline, comment nos ancêtres indo-européens ont fait face à cette révolution, faisant leur ce nouveau type d’homme, assumant cette scission de l’homme originellement unique en différents types d’hommes et résolvant le problème à travers le lien communautaire et l’assomption d’un destin commun. Ils projetèrent ainsi un panthéon dans lequel les dieux, humains et trop humains, incarnent l’idéal d’un monde où l’homme est devenu multiple, tout en reflétant dans leur trilogie fonctionnelle – Jupiter, Mars, Quirinus pour le dire à la manière romaine – les trois fonctions sociales (sacerdotale, guerrière et productive) de la société néolithique, que les Indo-Européens conçoivent donc comme une communauté de destin, choisie et même voulue avec ses incertitudes. L’acceptation de ce devenir, dans lequel l’homme divisé retrouve son unité originelle, est ce que nous appelons le sens tragique de l’histoire. Mais Locchi indique également comment, pour une autre partie de l’humanité, cette révolution est au contraire une malédiction, une perte amèrement regrettée de l’unité originelle du premier homme, unité métaphysique qu’il faut retrouver. Pour cette partie de l’humanité, l’histoire est subie, elle est la conséquence d’une transgression, un mal dont il faut se défaire pour renouer avec l’unité, pour retrouver l’unicité du premier homme. Cette autre humanité se considère donc idéalement comme Une – et l’exprime dans le monothéisme. On voit ici comment, déjà, en redessinant le tableau de cette révolution antérieure, nous sommes amenés à parler du sens de l’histoire, et de visions opposées de l’histoire.

Ce qui nous ramène au transhumanisme, qui est peut-être le symbole le plus frappant de la troisième grande étape tout juste franchie par l’homme, celle de la domestication de la matière-énergie, et où l’homme se transforme à nouveau en transformant son milieu.

Il faut bien sûr commencer par s’entendre sur le terme. On peut le comprendre (au moins) de deux façons. Soit on entend par transhumanisme toutes les nouvelles techniques d’appropriation, y compris de l’homme lui-même par l’homme, que la domestication de la matière-énergie permet désormais – biotechnologies, manipulations génétiques, mais aussi intelligence artificielle et techniques d’influence, par exemple – et en ce cas le transhumanisme est une donnée objective, un concept permettant de résumer en un mot la nouvelle donne de l’humain ; soit on voit dans le transhumanisme les objectifs que certains pensent pouvoir atteindre grâce à ces nouvelles techniques – et en ce cas le transhumanisme est défini en fonction de données subjectives propres à celui qui le juge « immoral », car transgressant ou même visant à l’abolition de « lois naturelles » et « éternelles ». Or, la clé de la domestication de la matière-énergie permet de comprendre que nous n’avons pas d’autre choix que de « faire avec » ses conséquences, et la clé du conflit époqual entre tendances opposées nous permet de comprendre que nous nous retrouvons devant la même alternative que lors de la révolution néolithique : accepter la transformation de l’homme ou la rejeter par nostalgie de l’état antérieur. Nos ancêtres indo-européens ont relevé le défi et adopté cette transformation : c’est exactement ce que comptent faire les surhumanistes, confrontés au défi de la modernité.

Propos recueillis par Eyquem Pons

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