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Sommes-nous de droite ou de gauche ?

le penseur italien Diego Fusaro

La traduction en espagnol du « Nouvel ordre érotique », un essai du philosophe italien Diego Fusaro, fournit l’occasion à notre ami Javier Portella d’analyser les nouvelles lignes de fracture qui traversent nos sociétés. Comment se fait-il que lui, Javier Portella, auteur de droite s’il en est, soit sur la même ligne que Diego Fusaro, résolument à gauche, dont la pensée procède des œuvres de Marx et Gramsci ? C’est que, sans occulter la permanence du clivage droite-gauche, le clivage aujourd’hui le plus déterminant est ailleurs. C’est autour de l’identité, du sentiment d’appartenance, de l’esprit communautaire, qu’il se noue.

J’étais récemment à la présentation, à Madrid, du livre dont la traduction française serait Le nouvel ordre érotique. Éloge de l’amour et de la famille, de mon ami, le penseur italien Diego Fusaro. Le livre a été publié en Espagne par El Viejo Topo, une célèbre maison d’édition gauchiste. En écoutant les interventions du public et en entendant ce qu’on disait dans les couloirs – tout le monde n’était pas d’accord, bien s’en faut, avec les idées de Diego –, une sensation étrange, presque nostalgique, m’a soudain saisi. J’ai réalisé que cela faisait longtemps, vraiment très longtemps, que je n’étais pas entouré d’un tel nombre de gauchistes.

Rien de pareil ne m’était arrivé depuis que, militant communiste dans mes jeunes années, j’ai eu la chance – oui, cela a été une chance, même si j’ai failli laisser ma peau dans l’aventure – de mettre la tête dans la gueule du loup du socialisme réel : celui des pays soumis au communisme (en l’occurrence, la Hongrie et la Roumanie), ce qui m’a permis d’être guéri à jamais de toute velléité gauchiste.

Machines délirantes

Je me sentais bizarre lors de la présentation du livre de mon ami. Et en même temps, extrêmement heureux de voir comment, dans un tel forum, des idées étaient développées, avec lesquelles j’étais profondément d’accord. Je n’entrerai pas ici dans les détails du livre de Fusaro. Qu’il me suffise de souligner que le « nouvel ordre érotique » qu’il dénonce est celui qui, aujourd’hui, prévaut parmi nous ; un ordre marqué par la simple jouissance atomisée des « machines désirantes », comme les appelait Gilles Deleuze : des machines qui ne sont ni enflammées par la passion ni emportées par le désir qui marque le véritable érotisme.

Tel est l’ordre – le désordre – contre lequel Diego Fusaro s’élève. Il lui oppose l’ordre d’une famille et d’un amour qu’il ne faut pas comprendre, bien entendu, à la façon victorienne ou rétrograde, mais comme un ordre, comme une articulation, comme des principes, comme une substance familiale et amoureuse qu’il nous appartient – nous autres, hommes et femmes qui combattons les folies woke – de repenser et de réaffirmer.

Mais ce ne sont pas ces questions sociétales que je souhaite mettre ici en avant. Ce qui m’intéresse, c’est tout un paradoxe : celui de quelqu’un comme Fusaro qui, publié par une maison d’édition d’extrême gauche et s’adressant à une assemblée du même type, s’en prend on ne peut plus résolument au gauchisme d’aujourd’hui. Il lance une attaque en règle contre l’idéologie du genre, le féminisme, le mariage homosexuel et tout l’individualisme qui les sous-tend ; cet individualisme dans lequel chaque atome prétend décider sur tout, et dans lequel rien – ni le vrai, ni le juste, ni le beau (kalos kagathos, disaient les Grecs) – ne s’impose de lui-même.

Tel est l’apparent paradoxe d’un Fusaro qui considère que le désordre liquide dans lequel nous sombrons est le fait d’un capitalisme prédateur placé sous un nouveau signe : celui de la ploutocratie sans frontières ni racines – « la nouvelle classe », dit-on aussi – qui s’oppose non seulement aux prolétaires (aux prolos « dépourvus de progéniture et pourvus de précarité1 »), mais aussi à la bourgeoisie elle-même : à celle d’hier, à la bourgeoisie qui, il n’y a pas si longtemps, avait une famille, aimait et connaissait l’ordre, avait des principes… aussi sclérosés et oppressants aient-ils été.

Est-ce de droite, est-ce de gauche ?

Une telle pensée, que certains caricaturent en l’appelant « rouge-brune » ou « facho-gauchiste », qu’est-ce que c’est, en réalité ? Est-ce une pensée de droite ou de gauche ?

D’une part, une pensée dénonçant aussi résolument la soumission au Marché et au Capital n’a, bien entendu, rien à voir avec la droite. Mais elle n’a rien à voir non plus avec la gauche. Ainsi, par exemple, lorsque je lui ai demandé si ce à quoi il faudrait aspirer, c’est à une société sans marché et sans classes, il m’a répondu ce que je savais déjà (ma question était rhétorique) : ce à quoi s’attaque Fusaro, ce n’est pas du tout au marché en tant que tel – « Il y a toujours eu et il y aura toujours un marché », a-t-il précisé –, mais au Marché (accordons-lui une majuscule) qui, se prenant pour la source même du sens et de l’être, soumet tout – la nature, le monde, l’érotisme… et même l’ancienne bourgeoisie – à l’empire de la marchandise ; à son « fétichisme », comme disait un certain Karl Marx, qui (c’est moi qui parle ici) s’est cependant laissé enfermer – malgré certaines idées aussi remarquables que celle-là – dans quantité de paradoxes et de contradictions.

Et la Nouvelle Droite, alors ? Où faut-il la placer, celle-là ? Sommes-nous, comme le nom semble l’indiquer, vraiment « de droite » ? Oui et non à la fois. Oui, nous sommes certainement de droite – et fiers, du moins en ce qui me concerne, de l’être. Comment, sinon, serait-il possible de s’appeler ainsi, même si un tel nom a été créé par nos ennemis ? Et pourtant non, nous ne sommes pas de droite, pour la simple raison que, pour nous proclamer tels, la moindre des choses serait de connaître la droite dont on se réclame. Il n’y a en a que trois – et nous ne nous identifions à aucune. Ou si nous nous identifions à l’une d’entre elles, alors il faudrait commencer à lui chercher des adjectifs (« nouvelle » ne veut rien dire) et à lui apporter toute sorte de nuances, précisions et exclusions.

Il n’y a que trois droites (avec, au sein de chacune, toutes les nuances et tous les courants que l’on voudra), et qui s’opposent farouchement entre elles : la droite « libérale individualiste », la droite « conservatrice traditionaliste » et la droite « fasciste ». Un point, c’est tout.

Il en va de même pour la gauche, où « être de gauche » ne signifie et ne peut signifier, aujourd’hui, que deux choses (également en opposition) : être « communiste » ou être « social-démocrate ». Être un « rouge » comme les révolutionnaires d’hier (si tant est qu’il en reste), ou un « rose » (un « fuchsia », dit Fusaro), comme les gaucho-wokistes d’aujourd’hui. Un point, c’est tout, là aussi.

Or, ne suis-je pas en train de me fourvoyer ? N’est-il pas possible d’être encore autre chose ? Par exemple, « socialiste et démocrate », comme l’est Fusaro, qui se définit ainsi. C’est vrai, mais à la condition, alors, de préciser qu’on est socialiste et démocrate… mais nullement social-démocrate ! C’est-à-dire à la condition de se mettre à apporter les éclaircissements, nuances et exclusions dont nous parlions ; quelque chose qui est tout à fait possible philosophiquement, mais tout à fait impossible politiquement2.

Les mots, ces traîtres

Les mots sont traîtres. Ou du moins ils peuvent le devenir, ainsi des mots « capitalisme » ou « marché », capables, eux aussi, de nous fourvoyer et de nous plonger dans une confusion analogue à celle des mots « droite » et « gauche ». Personnellement, j’emploie très peu les mots « capitalisme » ou « marché » pour dénoncer la dégénérescence de notre monde (je préfère m’en prendre à l’« économisme », à la « soumission à la marchandise », etc.). Pour une raison très simple. Parce que l’horreur qu’a été le mouvement communiste international a pourri de la façon la plus profonde l’image et le sens même des mots « socialisme » et « anticapitalisme » (de même que les délires racistes du nazisme ont pourri d’autres mots et d’autres images). L’abjection qu’a été le « socialisme réel » a fourni au capitalisme la meilleure et la plus efficace de ses armes défensives : celle de faire croire que le « socialisme » ou l’« anticapitalisme » auraient quelque chose à voir avec l’œuvre accomplie par l’ensemble des dictatures du prolétariat ayant existé ou pouvant exister ; l’œuvre qui a consisté à éradiquer le capitalisme, abolir la propriété, mettre fin au marché et anéantir les bourgeois. Tous : les petits, les moyens et les grands (ainsi que les paysans et les prolétaires, soit dit en passant).

C’est pourquoi, quand on parle de combattre le marché et le capitalisme, il faut préciser tout de suite qu’il n’est pas question d’abolir pour autant le marché en tant que tel. Ce qu’il s’agit d’abolir – et c’est déjà énorme –, ce sont les méfaits du Marché tel qu’il règne aujourd’hui, mais tout en préservant le marché – un autre marché – et la propriété privée ; ce qui veut dire aussi, soyons clairs, que, le rêve égalitariste étant supprimé, l’inégalité intrinsèque à la nature humaine serait maintenue. Non pas l’inégalité sans mesure du capitalisme, mais une autre inégalité, contenue, elle, dans des bornes et des limites.

L’anéantissement des bornes et des limites, la démesure, l’hybris, diraient encore une fois les Grecs : voilà le véritable ennemi, celui qui s’exprime en particulier (comme l’a très bien souligné Julien Rochedy3) à travers la pensée nihiliste de la déconstruction qui se trouve à la source de l’idéologie woke. Une telle idéologie sert, bien entendu, et de la façon la plus décidée, les intérêts du capitalisme financier et mondialiste qu’incarnent les ploutocrates sans frontières qui, ces jours-ci, viennent justement de se réunir, comme tous les ans, à Davos.

L’erreur, pourtant, serait de croire que le capitalisme – c’est-à-dire la cupidité sans frein de tels prédateurs, leur envie folle pour le gain et le pouvoir – serait la seule cause, la cause première en tout cas, de la déliquescence nihiliste qui nous étouffe. Or, aussi important que la démesure et la cupidité des capitalistes, c’est l’état d’esprit, l’air du temps qui nous étouffe, qui imprègne tout, s’étale partout : à droite, à gauche, en haut, en bas. Il frappe (employons le langage hégélien de Fusaro) aussi bien les Serfs que les Seigneurs, dont les milliards ne pourraient rien si les Serfs n’adhéraient pas, eux aussi, à un tel esprit ; s’ils ne respiraient pas – en y prenant même du goût – un tel air, le véritable malheur des braves gens n’étant pas la surabondance fétichiste de marchandises, mais le fait de n’en avoir pas assez.

Que pourraient les Seigneurs de Davos, si toute une armée d’intellos, d’écrivains et de cinéastes, de profs d’université et de lycée, de journalistes et de professionnels de tout acabit, leur emboîtant le pas, ne partageaient et ne propulsaient pas d’eux-mêmes un tel état d’esprit : celui, pour faire vite, qu’incarnent si bien les « bobos » des grandes villes (qu’ils soient placés au plus haut ou au plus bas de l’échelle) ; un esprit que la télévision se charge, à son tour, de diffuser (mais là son écho est bien moindre) dans les chaumières des campagnes et des villes de la France périphérique.

Tel est l’esprit, telle est la déliquescence qu’il s’agit de combattre de toutes nos forces, qu’elle soit promue par les tenants du capitalisme ou par les défenseurs de l’anticapitalisme.

Le mot d’ordre

Les mots, ces traîtres, peuvent certes engendrer des confusions aussi dangereuses que celles que l’on vient de voir. Or, comment pourrions-nous nous passer des mots ? Même envisagés en tant que marques des différents courants d’action et de pensée, ils nous sont absolument nécessaires. Il nous faut des mots qui identifient immédiatement et sans équivoque ce pour quoi nous nous battons. Et pour quoi nous battons-nous ? Quel est le véritable enjeu qui nous rassemble, nous tous, au-delà de nos nuances et de nos différences ?

Ce qui nous rassemble, c’est l’identité, c’est-à-dire l’être : la volonté de ne pas être anéantis. Nous nous battons pour défendre l’identité et l’être qui sont et ne peuvent être que collectifs, communautaires ; car si nous étions privés d’une communauté sociale et politique – privés d’une polis –, personne ne serait, ni rien n’existerait. Nous nous battons, autrement dit, pour nous réaffirmer en tant qu’héritiers inscrits dans une patrie, ancrés dans des racines, marqués par un destin, portés par une civilisation. Nous nous battons pour l’identité grâce à laquelle, loin d’être broyées comme à présent, la Beauté, la Vérité et la Justice (y compris, bien sûr, la Justice sociale) rayonneront collectivement, éclaireront communautairement.

Ne confondons plus les gens (et nous-mêmes) avec la dichotomie « droite » et « gauche ». Guérissons-nous de cette « hémiplégie morale », comme l’appelait Ortega y Gasset. Luttons contre les réacs de tout poil. Autant contre les réacs de la droite libérale que contre ceux du conservatisme ringard. Autant contre les réacs de la gauche rouge que contre ceux de la gauche rose.

Nous ne sommes pas des identitaires de droite. Nous ne sommes pas des identitaires de gauche. Nous sommes des identitaires tout court : des défenseurs de l’identité de l’Europe, de son histoire et de sa civilisation. Voilà notre signe, notre mot : notre mot d’ordre.

1. Des prolos dépourvus de « prolé », dit-on en italien et en espagnol, où le jeu des mots est plus évident.

2. Quels éclaircissements, nuances et exclusions faudrait-il apporter si nous voulions préciser en quel sens la « Nouvelle Droite » est de droite ? Voilà une question on ne peut plus intéressante, mais à laquelle je ne suis pas sûr que tous les gens de notre mouvance apporteraient la même réponse. 3. Voilà quelqu’un qui, lui, n’a aucun inconvénient à s’affirmer carrément de droite. Il le fait sans hésiter. Mais sans préciser non plus laquelle des trois droites il revendique. Puisque Rochedy considère (et, au fond, il a bien raison) que le libéralisme n’est même pas de droite (ses sources historiques sont à gauche), et puisque, du fascisme, il n’en est jamais question, il faut bien conclure que la droite dont il se réclame est celle que j’appelais la droite conservatrice ou traditionaliste. Très bien, moi aussi ! Mais… Car il n’est pas question pour moi (et pour Rochedy sans doute non plus) de revenir à cet Ancien Régime dont les auteurs les plus importants sont convoqués – et il faut l’en féliciter ! – dans son livre Philosophie de droite. Il y a également certains éléments des deux autres droites qu’il conviendrait quand même de retenir (par exemple, pour ce qui est du libéralisme, comment oublier les libertés civiques et, notamment, la liberté de pensée qu’il instaure au moins formellement ?). Bref, il n’y a pas moyen de se tirer d’affaire, si on s’affirme de de droite, sans apporter toutes les nuances et toutes les précisions dont nous avons précédemment parlé.

https://www.revue-elements.com/sommes-nous-de-droite-ou-de-gauche/

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