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La poésie du « barde anglo-saxon » dans Le Seigneur des anneaux

La poésie du « barde anglo-saxon » dans Le Seigneur des anneaux

À l’occasion de la publication du numéro 40 de la revue littéraire Livr’arbitres, Armand Berger livre une magistrale contribution dans un dossier exceptionnel consacré Tolkien. Auditeur de l’Institut Iliade et auteur de Tolkien, l’Europe et la tradition paru aux éditions de La Nouvelle Librairie, il revient notamment sur l’importance de la poésie dans l’œuvre de l’écrivain britannique.

Professeur à Oxford, philologue accompli, soldat de la Grande Guerre, inventeur de langues, romancier, novelliste, dramaturge ou encore aquarelliste. Il faut encore ajouter celle de poète. Tolkien a eu plusieurs vies. Si l’opus romanesque de l’auteur anglais n’est plus à présenter tant il est connu à travers le monde, l’œuvre poétique, moins appréciée, est renvoyée aux marges. Pour s’en rendre compte, on peut se prêter à une simple expérience : demander, autour de soi, si des proches ou des amis ont rapidement passé les nombreux poèmes disséminés dans Le Seigneur des anneaux pour retourner à la prose.

C’est, on peut le voir, souvent le cas. Un constat amer pour un auteur qui, à partir de fin 1914, « a décidé qu’il était poète ». L’attention portée à l’égard de sa poésie a toujours préoccupé Tolkien. Dans une lettre d’octobre 1968 à l’un de ses petits-fils, il déclare ceci : « Ma “poésie” m’a valu peu d’éloges […]. Peut-être surtout parce que dans le contexte actuel – où la “poésie” ne doit être que le reflet des souffrances de notre esprit ou de notre âme, où les choses extérieures à nous-même n’ont de valeur qu’en fonction de nos propres “réactions” – on semble ne jamais s’apercevoir que les poèmes du Seigneur des anneaux sont tous liés à la situation dramatique : ils n’expriment pas l’examen introspectif du pauvre vieux professeur, mais correspondent par leur style et leur contenu aux personnages qui les chantent ou les récitent, ainsi qu’aux situations de l’histoire. »

Sa poésie a été victime du temps, car les préoccupations poétiques de Tolkien relevaient pour les modernes de l’inactuel. Sans doute une erreur de jugement. D’autant que la poésie, chez Tolkien, n’a rien de marginal. Au contraire, elle est même centrale. Pour se donner une idée, sur le plan purement quantitatif : Le Seigneur des anneaux comprend 1 138 vers répartis à 95 endroits. On peut voir l’œuvre, dans cette alternance entre prose et poésie, comme un prosimetrum, un genre littéraire ancien que Tolkien affectionnait. Par ailleurs, la plupart des œuvres en prose se rattachant à son Légendaire ont des vers intercalés – quand elles ne sont pas purement et simplement de longs poèmes. L’auteur s’inscrit alors dans la lignée de Lucien, Sénèque, Martianus Capella, Boèce, Saxo Grammaticus, Dante Alighieri, et des auteurs de sagas islandaises. À la fois prose et poésie, Le Seigneur des anneaux est construit de manière complémentaire, comme un tout intégré. Les vers sont donc une partie indispensable au récit. Ils renseignent tantôt sur l’histoire ancienne de la Terre du Milieu, tantôt font avancer l’intrigue. La poésie n’est donc pas qu’un pur ornement : elle permet d’exprimer autrement.

Les influences littéraires de Tolkien en matière de poésie doivent beaucoup à la res germanica. La poésie germanique ancienne a ceci de particulier qu’elle repose sur une loi fondamentale, celle de l’allitération. À ce socle s’ajoutent d’autres éléments qui complexifient la métrique : l’emploi d’un style contourné, avec une syntaxe souvent mise à rude épreuve, le recours aux kenningar, ces métaphores filées qui recèlent, chez les Scandinaves, les plus beaux trésors de l’art scaldique. Le résultat offre une poésie d’un grand raffinement et d’une difficulté telle qu’elle demeure la plus aboutie du Moyen Âge européen. À ce point remarquable qu’elle nous échappe, en traduction, à nous qui sommes francophones. Ainsi, il est probable que nous passions à côté de la finesse du style poétique de Tolkien, qui est redevable à cette poésie allitérative. Elle permet ainsi, par exemple, de donner une vive impression de la tradition orale des Cavaliers du Rohan, décalque d’un peuple anglo-saxon :

Où sont cheval et cavalier ?
Où est le cor qu’on sonnait hier ?
Où sont le heaume et le haubert, et les traînées de cheveux clairs ?
Où est la main touchant la harpe, et le feu dans l’âtre montant ?
Où sont semailles et moisson, où donc les hauts blés ondoyants ?
Ils sont passés comme l’averse, et comme le vent sur les prés ;
Les jours sont descendus dans l’Ouest au-delà les collines ombrées.
Qui recueillera la fumée de ce bois mort qu’on incinère,
Ou verra le flot des années remonter les lieues de la Mer ?

Quand Aragorn déclame, dans Les Deux Tours, cette chanson élégiaque, il nous rappelle cet ubi sunt que l’on trouve dans L’Errant, un poème vieil-anglais du IXe siècle :

Où est passé le cheval ? Où est passé le guerrier ?
Où est passé le prince généreux ?
Où sont passées les salles de festin ?
Où sont les réjouissances du palais ?
Hélas ! La brillante coupe ! Hélas ! Le guerrier à la cotte de mailles !
Hélas ! La gloire du prince ! Comme le temps a passé,
Devenu noir sous le heaume de la nuit, comme s’il n’avait jamais été !

Voici encore une autre influence empruntée à la tradition anglo-saxonne qui magnifie l’héroïsme, thème d’entre tous les thèmes de cette littérature médiévale, lorsque les Cavaliers du Rohan, conduits par leur seigneur Théoden, s’apprêtent à fendre l’armée de l’Ennemi, aux portes de Minas Tirith :

Debout, debout, Cavaliers de Théoden !
C’est l’heure du courroux : fureur et massacre !
La lance soit secouée, l’écu fracassé,
Jour d’épée, jour de rouge, avant le jour levé !
Au galop ! Au galop ! Tous au Gondor !

Cette puissante déclamation puise son inspiration dans un autre poème héroïque vieil-anglais, Le Combat de Finnsburg, rédigé autour de l’an mil, mais sans doute plus ancien. Un jeune roi, du nom de Hnæf, figure du païen combattant, déclame ces vers :

Ce n’est pas l’aube qui point à l’est, ni un dragon qui vole ici,
Ni les galbes de cette halle qui sont enflammés.
Mais ici, ils se portent en avant ; les oiseaux chantent,
Le loup vêtu de gris hurle, le bois du combat retentit,
Le bouclier répond à la lance. À présent brille la lune,
Errante derrière les nuages. À présent adviennent les actes malheureux
Qui veulent causer au peuple cette inimitié.
Mais réveillez-vous dès à présent, mes guerriers !
Saisissez vos écus de tilleul, songez à l’acte de bravoure,
Combattez à l’avant-garde, soyez déterminés !

On remarque que la poésie citée est fortement élégiaque : dans une culture sans écrits, c’est une des fonctions majeures de la poésie, à la fois d’exprimer et de résister à la tristesse de l’oubli. Sa fonction est identique à celle des lances que les Cavaliers plantent en mémoire des combattants tombés, les tertres qu’ils érigent à leur mémoire, et les fleurs qui les recouvrent. La fragilité de la tradition orale rend ce qui est mémorisé particulièrement précieux, mémorable. Ainsi, la recréation imaginative du passé par Tolkien ajoute une profondeur inhabituelle. En recourant au style vieil-anglais, Tolkien parvient donc à faire connaître aux lecteurs modernes les idées des poètes anciens et leur atmosphère. Il renoue avec une tradition poétique ancienne et complexe, qui s’était éteinte avant l’époque de Shakespeare et de Milton. Une perte que Tolkien espérait combler autant qu’il cherchait à créer une mythologie pour l’Angleterre.

En matière de poésie, Tolkien ne s’est pas résolu à ne traiter que d’héroïsme. Dans Le Seigneur des anneaux, les vers permettent d’exprimer le fait de vagabonder par monts et par vaux, de s’en aller guerroyer, de boire force bière ou de prendre un bain. Mais encore de raconter des mythes anciens, des énigmes, des prophéties ou des incantations magiques. Enfin, pour faire des louanges ou des lamentations. Étant donné la variété des thèmes, la poésie jette la lumière sur un grand nombre de personnages qui chantent ces vers. Parfois, ces derniers sont composés dans une langue étrange, elfique. Le sens n’est pas immédiatement soulevé, mais il importe peu. La confrontation avec les sons de langue doit procurer un plaisir spécifique que le lecteur peut percevoir comme de la beauté. Les lecteurs retirent quelque chose d’important d’une chanson composée dans une langue autre, à savoir le sentiment qu’elle véhicule, même si elle échappe à une concentration cérébrale. À cet égard, il faut lire Namárië! – « Adieu ! » en quenya –, une cantilène superbe déclamée par l’Elfe Galadriel alors que la compagnie de l’Anneau quitte ses forêts : « Ai! laurië lantar lassi súrinen / yéni únótimë ve rámar aldaron! / Yéni ve lintë yuldar avánier / mi oromardi lissë-mirovóreva / Andúnë pella, Vardo tellumar / nu luini yassen tintilar i eleni / ómaryo airetári-lírinen. » Puisse le lecteur se laisser charmer par la créature elfique.

Il y a encore un thème essentiel à évoquer, celui de la nature. Cette manière qu’a Tolkien de dépeindre la nature doit beaucoup à la poésie vieil-anglaise qui, toute inspirée de rationalisme chrétien, devient à la fois réaliste et contemplative à propos du sentiment de nature. Tolkien s’est essentiellement inspiré de ce sentiment quant à la prose. La manière toute sublime qu’il a de décrire les paysages, avec un goût prononcé pour la forêt et les arbres, est particulièrement évocatrice. En ce qui concerne la poésie, elle va jusqu’à mêler nature et amour. On pense au chant qui se présente sous la forme d’un dialogue entre l’Ent, le Berger des Arbres, qui aime les bois et les montagnes, et l’Ent-femme, qui préfère les plaines et les terres cultivées. Cet amour impossible fait écho à une situation dramatique, ainsi que le déclare Sylvebarbe : « Nous croyons que nous nous reverrons peut-être dans l’avenir ; que nous trouverons quelque part un pays où il nous sera donné de vivre ensemble, chacun dans le contentement. Mais il est présagé qu’une telle chose n’arrivera pas avant que nous ayons tous deux perdu la totalité de ce que nous avons aujourd’hui. Et il se peut bien que cette heure soit enfin venue. Car si l’Ennemi Sauron a détruit autrefois les jardins, il semble maintenant près de faire dépérir tous les bois. »

Il convient enfin de parler de la poésie en dehors du Seigneur des anneaux. Elle n’est pas mise à distance ; elle est omniprésente. Preuve en est les réécritures poétiques de Tolkien de certains textes fondateurs européens. Dans les années 1930, l’auteur a retravaillé la matière de l’histoire norroise des Völsungs, qui a atteint sa consécration ultime avec la Tétralogie de Richard Wagner, dans La Légende de Sigurd et Gudrún, où le mètre employé ressemble au fornyrðislag, le mètre le plus utilisé dans les chants héroïques de l’Edda dite « poétique ». Tolkien a également rédigé un long poème, toujours dans le style allitératif, sur La Chute d’Arthur. Il a encore traduit le poème vieil-anglais Beowulf en vers, dont on ne connaît que quelques extraits seulement, mais qui montre à la fois ses talents de traducteur ainsi que de poète. Il a encore rendu, sous forme versifiée, des œuvres médiévales anglaises telles que Sire Gauvain et le chevalier vertLa Perle, et Sire Orfeo. La poésie est au cœur même de l’œuvre de Tolkien, un peu comme ces sagas islandaises qui avaient une origine orale et pour squelette des poèmes scaldiques. Ces textes devinrent sagas une fois couchés sur vélin et lorsqu’ils furent émaillés de prose. C’est pour toutes ces raisons poétiques, qui côtoient la langue et le mythe, que Tolkien est un authentique « barde anglo-saxon ».

Armand Berger

Pour aller plus loin

https://institut-iliade.com/poesie-tolkien/

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