4. Georges Bonnet et la diplomatie française
La France est la grande absente sur l’échiquier diplomatique européen au moment de l’Anschluß. Elle vit alors une crise politique. Le 10 avril, presque un mois après l’entrée de Hitler à Vienne, Édouard Daladier devient Premier Ministre et choisit une politique de paix, contrairement au gouvernement de Léon Blum que Churchill et Morgenthau avaient vainement tenté de maintenir en place. Churchill et Halifax espéraient qu’un gouvernement Blum aurait incité les Anglais à abandonner la politique de Chamberlain et aurait fait front commun contre l’Allemagne, avec les bellicistes anglais. Daladier, au contraire, est sur la même longueur d’onde que Chamberlain.
Daladier remplace Joseph Paul-Boncour, belliciste et partisan d’un soutien inconditionnel aux Tchèques, par Georges Bonnet, européiste favorable à la paix et s’inscrivant dans la ligne d’Aristide Briand, avocat du rapprochement franco-allemand dans les années 20. Pour Bonnet, toute guerre en Europe conduira à la catastrophe, à la fin de la civilisation. Il le croit sincèrement et déplore que Chamberlain, avec sa politique d’apaisement, ne cherche qu’à gagner du temps et à lancer une industrie de guerre et une industrie aéronautique pour armer l’Angleterre, qui se sent faible sur le plan de l’arme aérienne, après les résultats obtenus par les Allemands pendant la guerre d’Espagne (acheminement des troupes de Franco par des avions transporteurs, mise au point des techniques de chasse et de bombardement, perfectionnement de la logistique au sol, etc.). Daladier et Bonnet croiront soutenir une politique de paix à Munich.
Mais les diplomates français et leurs homologues anglais déchanteront le 30 novembre 1938, quand le Comte Ciano annonce à la tribune de la Chambre des Corporations de l’Italie fasciste que Rome entend “faire valoir ses droits” en Méditerranée occidentale, c’est-à-dire en Tunisie, en Corse, et même à Nice. Mussolini annonce quant à lui les mêmes revendications devant le Grand Conseil fasciste, en y ajoutant l’Albanie, clef pour le contrôle de l’Adriatique et du Détroit d’Otrante. Pour la France, il y a dès lors au moins un front supplémentaire, sur les Alpes et en Afrique du Nord. Pire, si Franco accepte de payer sa dette à l’Italie et à l’Allemagne et de venger le soutien par le Front Populaire et les gauches françaises à ses ennemis républicains, en ouvrant un troisième front sur les Pyrénées, Paris devra combattre sur trois fronts à la fois. Le cauchemar de l’encerclement par la coalition germano-hispano-milanaise du XVIe siècle revient brutalement à l’avant-plan. Paris réagit en intensifiant ses liens avec les États-Unis, qui, par la bouche de leur ambassadeur William Bullitt, avaient déjà manifesté leur intention d’intervenir dans une éventuelle guerre en Europe, contre les “dictateurs”. Bonnet parvient à obtenir une centaine de chasseurs Curtiss H75, donnant ainsi à l’aviation française, déjà excellente, un atout supplémentaire pour faire face aux Allemands et aux Italiens qui avaient éprouvé leurs avions pendant la guerre d’Espagne. Bonnet introduit ainsi directement la carte américaine dans le jeu des alliances en Europe.
Deuxième tentative de Bonnet pour desserrer l’étau qui menace la France : négocier directement avec les Allemands, pour qu’ils calment les ardeurs de leurs alliés italiens. Bonnet renoue ainsi avec la politique pacificatrice de Briand, mais dans un contexte où l’Allemagne est considérablement renforcée, tant sur le plan militaire (plus de menace tchèque, entente relative avec la Pologne et la Yougoslavie, alliance italienne et présence indirecte en Méditerranée) qu’industriel (apport des aciéries et des usines d’armement tchèques, très performantes). Le 6 décembre 1938, Ribbentrop et Bonnet signent dans le salon de l’Horloge du Quai d’Orsay une déclaration franco-allemande, ouvrant des relations de bon voisinage et acceptant les frontières telles qu’elles sont actuellement tracées. Chamberlain et Halifax encouragent cette initiative. Churchill la déplore. En janvier 1939, cet accord franco-allemand est déjà réduit à néant par les circonstances.
5. Beck, Hitler et la Pologne
On oublie trop souvent que les accords de Munich ont été possibles grâce à la Pologne. Dès janvier 1938, Hitler s’était assuré la neutralité polonaise face à ses rapports avec l’Autriche (catholique) et la Tchécoslovaquie. Le 14 janvier, en effet, Hitler rencontre Beck à Berlin pour régler un litige (une loi polonaise visait à exproprier tous les étrangers possédant des terres dans les zones frontalières : les Allemands et les Ukrainiens sont particulièrement visés). Au cours des pourparlers, en présence du ministre des affaires étrangères von Neurath, assez hostile à tout rapprochement avec la Pologne au contraire de Hitler, Beck confie que la Pologne n’a aucun intérêt en Autriche et que ses rapports avec la Tchécoslovaquie ne peuvent pas être plus mauvais. Pour Beck, les relations polono-tchèques sont mauvaises parce que la Tchécoslovaquie abrite une minorité polonaise, parce qu’elle s’est alliée à l’URSS ennemie de la Pologne et menace dès lors toute la frontière méridionale du pays. Beck refuse toutefois d’adhérer au Pacte antikomintern, signé entre Berlin et Tokyo. Mais il promet de poursuivre la politique germanophile du Maréchal Pilsudski. En septembre, quelques jours avant Munich, les Polonais demandent à Londres que les droits de la minorité polonaise en Bohème soient garantis. Avec l’appui tacite du gouvernement de Varsovie, le mouvement OZON (Camp de l’Unité Nationale) s’agite dans toute la Pologne pour réclamer une intervention militaire aux côtés de l’Allemagne en Tchécoslovaquie. Kennard, l’ambassadeur britannique, doit se rendre à l’évidence : les Polonais ne se laisseront pas manipuler dans un sens anti-allemand. Après Munich, les Polonais occupent Teschen, un district peuplé de ressortissants de nationalité polonaise. Ce n’est donc qu’après Munich que les relations polono-allemandes vont se détériorer, sous l’influence britannique d’une part, pour la question du corridor de Dantzig d’autre part. Le changement d’alliance de la Pologne fera basculer Hitler, pourtant favorable à une entente germano-polonaise. Ce changement de donne conduira à la signature du Pacte germano-soviétique.
D’autres événements sont à mentionner dans les rapports triangulaires entre la Tchécoslovaquie, la Pologne et l’Allemagne. Avant Munich, le 31 juillet 1938, Kopecky, chef du parti communiste tchécoslovaque, déclare lors d’un meeting qu’il est nécessaire d’établir un “front slave soviéto-tchécoslovaco-polonais contre les fascistes allemands”. Après Munich et après le rattachement des territoires des Sudètes au Reich élargi à l’Autriche, puis, après le coup de Prague et l’entrée de Hitler dans la capitale de la Bohème, bon nombre d’émigrés tchèques se retrouvent en Pologne, pays peu tchécophile, comme nous l’avons vu. Parmi ces émigrés, le plus notoire a été le Général Lev Prchala qui en appelle, à Varsovie, à la constitution d’une nouvelle armée tchécoslovaque. Prchala et ses amis sont pro-polonais, rêvent d’un bloc polono-tchèque dirigé contre l’Allemagne et l’URSS, développent une idéologie slaviste grande-polonaise mais anti-russe, visant à constituer un État s’étendant de la Baltique à la Mer Noire, vœu traditionnel du nationalisme polonais et souvenir du grand État polono-lithuanien du XVIIe siècle. Staline refusera d’accorder du crédit à ce slavisme-là et le considérera comme une menace contre l’URSS. Le développement de cette idéologie grande-polonaise et conservatrice, sous couvert de restaurer la défunte Tchécoslovaquie et de la placer sous la protection de l’armée polonaise, intéresse les Britanniques mais inquiète d’autant plus Staline, si bien qu’on peut le considérer comme un facteur du rapprochement germano-soviétique. L’idéologie du bloc slave mitteleuropéen, cordon sanitaire entre le Reich et l’URSS, sera reprise telle quelle par les militaires conservateurs polonais et tchèque au service de l’Angleterre pendant la guerre. Les plans du Général polonais Sikorski et du Président tchèque Benes, énoncés dans la revue américaine Foreign Affairs au début de l’année 1942 et prévoyant une confédération polono-tchèque, seront rejetés catégoriquement par Staline et le gouvernement soviétique en janvier 1943. Cette attitude intransigeante de Staline, alors même que la bataille de Stalingrad n’est pas encore gagnée, tend à prouver que l’ébauche de cette confédération polono-tchéque à dominante catholique par le Général Prchala a inquiété Staline et a sans doute contribué à le pousser à signer le pacte germano-soviétique. Staline préférait sans nul doute voir les Allemands à Varsovie plutôt que les Polonais à Odessa.
6. Les puissances occidentales et l’URSS de Staline
N’oublions pas que la conférence de Munich a lieu en pleine guerre civile espagnole, où les Allemands et les Italiens soutiennent le camp nationaliste de Franco et les Soviétiques, le camp des Républicains. Par personnes interposées, une guerre est donc en train de se dérouler entre les protagonistes du futur Axe germano-italien et l’URSS. Mais les troupes républicaines flanchent, se montrent indisciplinées, les milices anarchistes sont incapables de faire face aux régiments plus professionnels et mieux entraînés du Général catholique et nationaliste, les communistes bien structurés et disciplinés sont dégoûtés de ce romantisme révolutionnaire inopérant et commencent à se retirer du jeu, constatant, devant Barcelone, que la partie est perdue. L’alliance franco-tchéco-soviétique, qui visait le statu quo en Europe et le containment de l’Allemagne, a échoué dans ses objectifs. Litvinov, commissaire soviétique aux affaires étrangères, tente toutefois d’en sauver l’esprit et suggère quelques jours après l’Anschluß, le 17 mars 1938, une alliance des trois grandes puissances (Grande-Bretagne, France, URSS), afin de maintenir le statu quo, mis à mal par l’Allemagne. Litvinov veut que Londres, Paris et Moscou garantissent de concert l’intégrité du territoire tchécoslovaque. Mais Paris et Londres hésiteront, préféreront négocier à Munich. Les Soviétiques savent que le contrôle de la Bohème implique ipso facto le contrôle de toute l’Europe centrale. Si Paris et Londres abandonnent Prague, l’URSS n’a plus que deux solutions :
- a) Dévier les forces de l’Allemagne contre l’Ouest et/ou
- b) Se rapprocher de l’Allemagne, désormais puissance incontournable sur l’échiquier européen.
Ces deux objectifs, après le remplacement de Litvinov par Molotov, constituent les fondements du pacte germano-soviétique d’août 1939.
Par ailleurs, l’URSS est opposée à l’Occident ailleurs dans le monde. Par le Caucase et en Iran, l’Angleterre menace le flanc sud de l’URSS. Son aviation, à partir des Indes, à partir des bases iraniennes ou irakiennes, peut atteindre les champs prétrolifères du Caucase et frapper le nouveau quadrilatère industriel créé par Staline au sud de l’Oural. Par l’Iran et la Caspienne, l’Angleterre peut aussi frapper Stalingrad, remonter le cours de la Volga par Astrakhan, bombarder Batoum et Bakou, menacer le chemin de fer Krasnovodsk-Achkhabad. À l’époque, la menace britannique sur le flanc sud de l’URSS est réelle : les historiens de l’avenir devront sans doute se demander si les Anglais n’ont pas exercé un chantage sur Staline après la signature du pacte Ribbentrop-Molotov et la victoire allemande contre la France. Et se demander aussi si la mobilisation de l’armada américaine dans la guerre du Golfe, n’est pas la réédition de cette présence menaçante, mais, cette fois, avec l’alliance turque et avec des armes balistiques à plus longue portée.
Conclusion
Avec Munich, l’Allemagne retrouve certes l’espace politique du Reich médiéval, perdu depuis les Traités de Westphalie de 1648. L’idéologie du Troisième Reich, centralisatrice dans sa pratique, structure cet espace qui a souffert longtemps de ses divisions institutionnelles et confessionnelles. La diplomatie allemande de 1938 a réussi cet exploit, mais en réfléchissant à partir de critères trop européens, trop européo-centrés. Elle a raisonné comme avant Leibniz, premier diplomate et philosophe allemand à avoir saisi intuitivement l’importance cardinale de l’immense espace russo-sibérien. Ce type de raisonnement explique deux déficits de Munich, en dépit de la victoire diplomatique allemande :
• a) Le Reich n’a pas compris que des facteurs extra-européens, bien maîtrisés par les Britanniques, déterminaient la marche des événements en Europe. On ne pouvait plus penser l’Europe centrale sans penser conjointement la maîtrise de la Mer Noire, du Caucase, de l’Asie centrale jusqu’au Pamir. Pourtant, le mythe indo-européen ressassé dans l’Allemagne nationale-socialiste, mais de façon figée, simpliste et caricaturale, aurait dû rappeler clairement l’unité spatiale soudant le cœur de l’Europe centrale à l’espace traversé par les peuples-cavaliers scythes, sarmates, perses-iraniens, etc. L’eurasisme est avant tout le souvenir de ces peuples indo-européens qui se sont élancés jusqu’au Pacifique et dont les cosaques sont les premiers légataires aujourd’hui.
• b) Comme Mussolini le lui a reproché à la fin de la guerre, peu avant sa mort, dans une conversation avec le fasciste français Victor Barthélémy, adjoint de Doriot, ancien membre du PCF, réfugié en Italie après le débarquement des Américains et des Français de De Gaulle en Provence en août 1944, Hitler n’a jamais compris la Méditerranée. Il n’a pas trop compris que l’Italie lui permettait de contrôler les deux bassins et d’y détruire le système des communications maritimes de la Grande-Bretagne. Les Anglais ont directement perçu le danger, forts des analyses que leur avaient léguées le géopolitologue Halford John Mackinder, dans Democratic Ideals and Reality (1919, 1ère éd.).
Enfin, la diplomatie allemande et celle de Litivinov n’ont pas raisonné en termes de “Symphonie”. Exclure la Russie des débats ou vouloir maintenir le statu quo de Versailles (avec la France et la Tchécoslovaquie), c’est oublier les leçons de la seule grande alliance digne de ce nom dans l’histoire européenne : la Sainte-Alliance fondée à la fin du XVIIe siècle par le Prince Eugène de Savoie, pour libérer les Balkans d’un pouvoir extra-européen, une Sainte-Alliance qui a permis de regagner 400.000 km2 sur les Ottomans et qui s’est poursuivie jusqu’en 1791, où elle s’apprêtait à libérer la Serbie, à donner le coup de grâce aux Turcs, mais où elle a dû distraire la majeure partie des ses troupes pour affronter les révolutionnaires français, excités en sous-main par les services spéciaux de Pitt.
Enfin, les arbitrages successifs de Vienne, pour calmer les velléités de guerre entre Hongrois et Roumains, montrent que l’enjeu danubien n’était guère perçu. Or, l’Angleterre le connaissait bien, elle sait que la maîtrise militaire et économique de ce fleuve soustrairait l’Europe à toute tutelle maritime. L’Angleterre semble avoir la plus longue mémoire historique : elle se rappelle, indubitablement, que le Tsar Paul Ier, en s’alliant à Napoléon, voulait, avec l’Empereur des Français, prendre pied aux Indes et en chasser les Britanniques. Paul Ier suggérait d’acheminer des troupes par le Danube, la Mer Noire (dominée par la flotte russe de Crimée, dont la construction avait effrayé Londres) et la Caspienne. Cette route est fondamentale. Les Européens l’ont oubliée. Munich en est la preuve. Il faut s’en rappeler. Et ne pas diffuser une géopolitique trop idéaliste et mutilée.
Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°37, 1998.
(Allocution de Robert Steuckers à la “Commission Géopolitique” de la Douma d’État, Moscou, le 30 septembre 1998)