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Sylvain Gouguenheim : « Sans conscience de son passé on est perdu » [ interview ]

05/11/2015 – 08H00 Lyon (Breizh-info.com) – A l’occasion de la sortie de son livre consacré à Frédéric II, nous  avons interrogé Sylvain Gouguenheim à la fois sur l’ouvrage, mais plus largement sur son parcours d’historien, sur ses recherches, sur la  polémique qui avait suivi la sortie d’ « Aristote au Mont St Michel » et qui avait provoqué son lynchage médiatique en règle. Rencontre avec celui qui est aujourd’hui l’un des plus grands médiévistes reconnu par ses pairs.

Breizh-info.com : Qu’est ce qui vous a amené à l’Histoire ? Et plus particulièrement à votre spécialisation en tant que médiéviste ?

Sylvain Gouguenheim : J’ai commencé à être attiré par l’Histoire à l’école primaire. J’y cherchais d’abord des histoires, évidemment, notamment les histoires de bataille (ainsi les guerres médiques ou l’expédition des 10 000, les châteaux forts) puis peu à peu l’envie de savoir comment avaient vécu les êtres humains. L’Histoire mène à la connaissance de l’homme, puisqu’elle permet d’accéder à ses activités, ses croyances à travers l’écoulement du temps : c’est ça qui m’intéresse le plus.

En revanche, je suis venu à l’histoire médiévale par hasard, en raison de contraintes d’emploi du temps lorsque j’étais en Licence et en Maîtrise à Lille… J’ai ensuite poursuivi dans cette période mais j’aurais eu autant de plaisir à travailler dans une autre.

Breizh-info.com : Vous avez publié au mois d’août un ouvrage sur l’empereur Frédéric II, dans lequel il ressort qu’il fût un des grands empereurs de l’Europe médiévale. Qu’est ce qui explique selon vous qu’il soit assez méconnu en France ? Qu’est ce qui vous a particulièrement marqué dans son parcours ?

Sylvain Gouguenheim :  Frédéric II est assez méconnu en effet, ou connu à travers des biographies parfois peu satisfaisantes parce qu’écrites sans tenir compte des sources du temps. D’une manière générale la connaissance du Moyen âge en France est réduite à quelques épisodes et, surtout, on connaît très mal celle des autres pays d’Europe puisqu’elle est très peu ou pas du tout enseignée. Et puis il n’y a pas de film sur Frédéric II… pourtant il pourrait faire l’objet d’un fabuleux scénario.

Son parcours est en effet saisissant : héritier à la fois de la couronne d’Allemagne et de celle de Sicile, puis, par mariage, roi de Jérusalem, et aussi sacré empereur du saint Empire, il a dû tenir en mains un empire éclaté, en un temps où les déplacements sont longs et difficiles. En Allemagne il s’est efforcé de faire respecter les droits du roi, en tenant compte de la puissance des princes territoriaux (duc de Bavière etc.). En Italie du Nord il a livré des décennies de guerre contre les riches et puissantes villes lombardes (en tête Milan) qui refusaient de reconnaître ses droits souverains. Les papes ont voulu l’abattre car il refusait de leur obéir et les menaçait en encerclant les Etats pontificaux (puis qu’il dominait à la fois l’Empire allemand donc le nord de l’Italie qui en faisait partie, et la Sicile). En Sicile il a repris et perfectionné l’œuvre des rois normands et bâti un Etat moderne, centralisé, dont il dirigeait l’économie et pour lequel il a fait rédiger un Code juridique étonnant. Par ailleurs il a laissé d’impressionnantes forteresses (Castel del Monte), favorisé à sa cour la culture et les arts. Enfin, bien qu’excommunié, il a mené une Croisade et repris, pour dix ans seulement, Jérusalem en 1229. Le personnage a donné lieu à une foule de légendes au Moyen Âge, reprises jusque de nos jours.

Il a aussi fait l’objet d’interprétations très différentes au fil des siècles, en Allemagne et en Italie : il a été vu à la fois comme un ennemi de l’Eglise et un libre penseur ou au contraire un ennemi des innovations (il a pourchassé les hérétiques), un défenseur des privilèges nobiliaires contre les libertés urbaines, un adversaire implacable des musulmans ou un homme ami du calife, le fossoyeur de la puissance allemande, perdue dans les rêves italiens, ou le premier homme d’État moderne du Moyen Âge etc. Ce fut, malgré son échec final, un très grand homme d’État.

Breizh-info.com : Combien de temps vous prend la rédaction d’un tel ouvrage ? Comment procédez-vous pour le mettre en oeuvre ?

Sylvain Gouguenheim :  Très bonne question… A la fois avec méthode et en désordre. Je me fixe des plans de lecture, des programmes de recherche et d’analyse, que j’interromps sans cesse pour avoir croisé en chemin des ouvrages ou des travaux imprévus… En ce qui concerne Frédéric II j’ai mené en parallèle deux catégories de lecture : celle des historiens ayant travaillé sur ce personnage ou sur tel ou tel aspect de son règne, et celle des sources, des documents produits à l’époque. Je prends des notes sur tout ce que je lis, je traduis systématiquement les sources du temps et je regroupe les réflexions au fur et à mesure dans des dossiers et des fichiers. J’agence ces dossiers en fonction d’un plan du livre, plan que je remanie au fur et à mesure de ces lectures. J’accumule ainsi une grande quantité de notes que je n’utilise jamais entièrement…

Lorsque je passe à la rédaction, je continue à lire ou relire des travaux et des sources, pour rectifier ou préciser tel ou tel point. Je rédige les chapitres dans le désordre ; je peux ainsi très bien commencer par un qui est au milieu du livre. En général je garde pour la fin ce que je préfère et me débarrasse au début de ce qui est le plus ardu ou le plus technique.

Je me relis beaucoup, corrigeant le style en essayant d’être le plus sévère possible avec ce que j’ai écrit. Je m’efforce d’être le plus clair possible en pensant au lecteur qui aborderait mon livre sans rien connaître du sujet ; l’idéal me semble toujours de proposer une démonstration, où les points s’enchaînent logiquement, où l’on passe d’une idée à une autre, d’un thème à un autre en évitant tout jargon et toute confusion. Un mathématicien a dit : « il est plus facile d’être intelligent que d’être clair »…

C’est un travail très long : chaque page est relue dix ou quinze fois… Le plan d’ensemble ou la place d’un chapitre ou d’une section peuvent être modifiés à toute étape du travail. Les dernières relectures sont les plus agréables, dès lors que sont atteintes la clarté et la fluidité.

Breizh-info.com : Comment interprétez-vous le peu d’égard fait désormais par les réformateurs de l’Education nationale à l’Histoire, et notamment celle de France et d’Europe ? Ne dit-on pas pourtant qu’il faut connaître d’où l’on vient pour savoir où l’on va ?

Sylvain Gouguenheim :  Je suis d’accord avec votre dernière phrase. Sans conscience de son passé on est perdu, sans repères, isolé et donc vulnérable, à la merci de certains pouvoirs. Une idéologie simpliste domine notre époque, pas seulement en France. Et ce n’est pas la première fois que l’Histoire est menacée : Pierre Miquel avait écrit une Lettre aux bradeurs de l’Histoire en 1981 (!). Je reprends la 4e de couverture de son livre :

Les élèves d’aujourd’hui n’apprennent plus l’histoire à l’école, et guère davantage au lycée. Ils ignorent aussi bien Jaurès que Bismarck. Est-ce leur faute ? Les programmes publiés par le ministère découragent les meilleures bonnes volontés et conduisent les enfants à pratiquer, quand ils en ont le goût, une histoire buissonnière, celle qui les amuse, les intéresse, les distrait et les fait réfléchir. Cette histoire-là ne se trouve plus à l’école mais au cinéma, à la TV, à la radio. Particulièrement l’histoire de France.
La plupart des pays du monde – ceux de l’Est, ceux du “tiers monde” – tiennent passionnément à leur histoire nationale. La France n’est plus de ceux-là. Pourtant, récemment, l’opinion publique s’en est émue. Sans effet notable. Que peut-on faire ? Quelle histoire faut-il enseigner à nos enfants ? Comment arrêter, dans leur oeuvre de démolition, les sabordeurs de l’histoire ? Le pays qui a actuellement l’école historique la plus riche et la plus féconde du monde sera-t-il impuissant à formuler, pour sa jeunesse, un programme éducatif réaliste, concret, attrayant ?

C’est toujours la même idéologie, partagée par les tenants d’un certain libéralisme, ou économique, ou socio-culturel. Elle ignore l’importance des phénomènes culturels et donc du passé. Pourtant une société est faite à la fois de ce qu’elle crée de nouveau et de ce dont elle hérite. Lorsque vous venez au monde, vous entrez dans un univers fabriqué dans le passé ; le passé est partout présent : dans les lois, les monuments, l’emplacement des villages, les coutumes et les croyances, les langues (nationale ou régionales) etc. Nous vivons dans le passé et nous le transformons : il faut innover et l’Humanité n’a jamais cessé de le faire. Mais on n’innove pas à partir de rien. Une bonne tradition n’est pas figée, elle est progressive, se transforme elle-même (la science en donne un bon exemple : il y a une tradition scientifique depuis les Grecs, or la science ne cesse de progresser, de se critiquer, de se corriger).

Breizh-info.com : En 2008, vous aviez subi une forme de lynchage médiatique après la sortie d’Aristote au Mont St Michel. Pouvez-vous revenir sur cet épisode ? Avec le recul, cette polémique est elle toujours d’actualité ?

Sylvain Gouguenheim :  Je crois que si maintenant je publiais le même livre, ce serait encore pire ! Nous perdons peu à peu notre liberté d’expression dans certains domaines. J’avais voulu montrer que l’éveil culturel de l’Europe n’était pas seulement dû, ni même prioritairement, à la redécouverte du savoir grec par les traductions arabes. Il y avait eu aussi un grand mouvement de traductions directes des textes grecs en latin, sans passer par une version en arabe. Par ailleurs j’avançais la thèse que le monde islamique ne s’était pas totalement hellénisé : il avait repris la médecine, les mathématiques, mais ne s’était pas intéressé à Homère, au théâtre ou à la pensée politique des Grecs : autrement dit il avait repris les éléments scientifiques mais pas ceux de la culture, de la mythologie, de l’art ou de la politique. Il n’y a pas eu au Moyen Âge de traduction en arabe ou en persan de l’Iliade ou de l’Odyssée. Qu’on songe à l’importance pour la tradition occidentale d’un personnage comme Antigone et toute la réflexion politique sur la liberté et le droit de s’opposer aux lois, au Pouvoir, à l’autorité.

La polémique a été impressionnante dans la durée et l’intensité. Même si je reconnais volontiers des erreurs dans mon livre, j’aimerais pouvoir exposer celles de mes détracteurs, voire leurs contradictions internes. Il y aurait un livre à faire…J’aimerais aussi qu’on cesse d’utiliser à tout bout de champ le terme d’ « islamophobie » qui, au sens propre, signifie « peur de l’islam » : une peur n’est pas un délit et une critique ne provient pas forcément d’une peur. Je reprends à mon compte sur ce point la tradition critique des Lumières exprimée par le philosophe allemand Kant :

« Notre siècle est proprement le siècle de la critique, à laquelle tout doit se soumettre. La religion parce qu’elle est sacrée, et la législation, à cause de sa majesté, veulent communément s’y soustraire. Mais elles suscitent dès lors vis-à-vis d’elles un soupçon légitime et ne peuvent prétendre à ce respect sans hypocrisie que la raison témoigne uniquement à ce qui a pu soutenir son libre et public examen » (Critique de la Raison Pure, trad. A. Renaut, Paris, Aubier, 1997, p. 65).

L’histoire d’Antigone le montre justement : nous avons conquis le droit à la libre critique, nous devons le conserver. C’est le principe même de la Liberté qui est en cause. Et de la tolérance.

Breizh-info.com : Si vous aviez quelques ouvrages fondamentaux à conseiller à nos lecteurs pour aborder l’Histoire de l’Europe médiévale, quels seraient ils ?

Sylvain Gouguenheim :  Réponse difficile ! Il y a beaucoup de bons livres et le Moyen Âge est si vaste (dix siècles, toute l’Europe !) qu’on trouve plus facilement de très bons livres sur un thème précis que des synthèses permettant une approche de l’ensemble…Parmi bien des ouvrages je mettrai en premier celui de Jacques Le Goff, Un long Moyen Âge paru en 2004. Ensuite, et sans ordre de préférence, Dominique Barthélémy, La chevalerie publié en 2007, le livre récent de Valérie Toureille Histoire d’une étrange défaite : le drame d’Azincourt. Mais aussi Bruno Dumézil, La reine Brunehaut, Gilles Leccupre, L’imposture politique au Moyen Âge. La seconde vie des rois, Elisabeth Crouzet, Le mystère des rois de Jérusalem etc.

Breizh-info.com : Quels sont les trois derniers ouvrages que vous avez vous même lu. Et sur quoi portent vos prochains travaux ? 

Sylvain Gouguenheim :  En Histoire médiévale je viens de lire, pour préparer des cours sur l’histoire de la cartographie médiévale, plusieurs ouvrages de Patrick Gautier-Dalché : c’est exceptionnel. Bien sûr c’est parfois difficile car technique, mais c’est toujours clair et on y apprend une foule choses. Ainsi, personne au Moyen Âge n’imaginait que la terre était plate… L’un de ses recueils d’articles est assez abordable : P. Gautier-Dalché, L’espace géographique au Moyen Age (Micrologus’ Library), Florence, 2013.

En dehors ce domaine, j’ai lu l’ouvrage de Keith Windershuttle, The Killing of History : how Literary critics and social theorist are murdering our past. Paru en 1999 ce livre critique l’ensemble des courants qui convergent dans le relativisme scientifique et culturel : « post-modernisme », « cultural studies », « post-structuralisme » etc. Ces courants se rejoignent pour affirmer qu’il n’y a pas de vérité, mais uniquement des « discours de véridicité », pas de faits, mais uniquement des interprétations ou encore que le passé n’est connaissable que par des textes et donc que l’Histoire doit laisser la place à l’analyse linguistique des discours etc. En France c’est l’ensemble des auteurs inspirés par Foucault, Derrida, de Certeau et la théorie dite de la « déconstruction ». L’analyse de Windshuttle tend à montrer que ces courants, qui par exemple nient la validité de la science occidentale et le caractère universel de certaines vérités, aboutissent – involontairement – à justifier des dominations et des oppressions et se caractérisent par un étonnant manque du sens de la durée historique. Il y aurait un travail à mener en France sur ces débats, en permettant l’échange d’arguments et sans procéder à des mises au pilori.

Dans le domaine littéraire je lis en ce moment des ouvrages d’Ismaïl Kadaré : les Tambours de la pluie (le siège d’une ville albanaise par les Ottomans) ou le Pont aux trois arches mettant en scène, dans le récit d’un chroniqueur monastique, de vieilles légendes. Enfin, j’ai lu, il y a peu, l’ensemble des reportages d’Albert Londres ; celui sur les Balkans est encore d’actualité… Celui sur le bagne de Cayenne ne l’est plus mais il demeure saisissant.

En ce qui concerne mes futurs travaux : j’ai en préparation un livre sur les apports culturels du monde byzantin à l’Europe latine (limité aux Xe-XIIe siècles) et un autre sur certaines grandes batailles médiévales.

Propos recueillis par Yann Vallerie

Photo : DR
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