• Qui êtes-vous ?
Guillaume Faye : Il m’est impossible de me définir. Je suis en tout cas multifacettes, non spécialisé, “polythéiste” dans ma propre vie. Bien que diplômé de Sciences-Po, licencié d’histoire-géo et Docteur en Sciences politiques, je n’ai jamais pris mes diplômes au sérieux et ne les ai jamais utilisés pour “réussir” dans la société bourgeoise ou l’intelligentsia officielle. J’ai vendu des voitures au porte-à-porte, animé des émissions comiques sur les radios et les télés grand public, écrit des livres et des articles sur tous les sujets, des plus “sérieux” aux plus légers. J’ai travaillé dans la publicité et dans la grande presse, etc. Actuellement, j’écris des livres, je fais des conférences un peu partout en Europe et je viens de lancer une lettre d’informations socio-économiques dont je me félicite du succès.
Mes origines ancestrales sont strictement limitées, depuis de nombreuses générations, aux “régions” gauloises Poitou-Charentes et Limousin, heureux assemblage de traditions celtiques et romaines. J’ai été élevé dans le culte du nationalisme français, de tendance bonapartiste, et le résultat paradoxal en fut un patriotisme européen. Mon milieu social d’origine est celui de la grande bourgeoisie parisienne, que je connais parfaitement de l’intérieur et dont je n’ai jamais partagé les idéaux conformistes et matérialistes, que je n’ai jamais enviée, parce que le style de vie qu’elle me proposait, fondamentalement, ne m’intéressait pas.
• Quel a été votre itinéraire intellectuel ?
Je n’aime pas ce mot d’“intellectuel”. Permettez-moi cette remarque un peu crue : j’ai toujours pensé que les intellectuels étaient à l’intelligence ce que la masturbation est à l’amour. “L’intellectuel” est un être narcissique, héritier des théologiens de Byzance, réfugié dans les idées pures (et fausses à 95%), qui perd son temps et en fait perdre aux autres. Au départ, n’oublions pas que c’est un terme péjoratif créé dans les années 90 du XIXe siècle, désignant la classe des professeurs, publicistes et journalistes qui préféraient les dogmes idéologiques à la réalité. Rien de moins païen que ce terme d’“intellectuel” ! Puisqu’il entérine une césure mortelle entre l’intellect (Geist) et l’âme vitale (Seele).
Mon premier éveilleur fut Nietzsche, surtout Le Gai Savoir et L’Antéchrist, que m’a fait découvrir mon prof de philosophie alors que j’étais chez les Jésuites à Paris, corporation religieuse qui ne dispensait que du bout des lèvres une éducation chrétienne, mais s’intéressait nettement plus à l’humanisme gréco-latin antique. Les deux sources de mon Paganisme, le nietzschéisme et la culture gréco-latine, proviennent donc paradoxalement des Jésuites.
J’ai eu la chance de faire de longues études très éclectiques : langues anciennes, sciences politiques, histoire, géographie, philosophie, économie, ce qui m’a permis de ne pas me spécialiser et de rester un “touche-à-tout”. De même, j’ai été influencé par la méthode de pensée du courant marxiste, sans partager aucun de ses choix de société ou utopies. Ma formation fut très variée et, au fond, très peu française. Descartes, Montaigne, Bergson et consorts ne m’ont jamais inspiré, pas plus que Maurras d’ailleurs. J’ai toujours été attiré par les philosophies allemande et anglo-saxonne : Nietzsche, Hegel, Heidegger, Simmel, Tönnies, Schmitt, Spencer, Lash, etc. Cependant, je me suis toujours méfié des savants proclamés comme tels, des homines unius libri (hommes d’un seul livre) ou des compilateurs. Je n’appartiens à aucune chapelle théorique ou idéologique, j’ai toujours essayé de penser par moi-même.
Mais, au total, ce ne sont pas tellement les livres qui m’ont influencé, c’est ma vie, tout simplement. Je ne suis pas un “érudit” ni un adepte des citations mises bout à bout et du “collage intellectuel”, manie des autodidactes. Je ne collectionne pas les livres, comme d’autres les soldats de plombs ou les timbres-poste. Je préfère réfléchir par moi-même, créer sans cesse de nouveaux concepts à partir de la réalité quotidienne observée et de mes intuitions, provoquées par une lecture (très personnelle et iconoclaste) de tel auteur, sur lequel je rebondis, ou par une conversation, une observation, la lecture de la presse ou d’un livre d’histoire. Je fonctionne par éclairs et par intuitions, mais je ne me définis pas par rapport à une “école de pensée” ou un “courant d’idées”. Je ne possède chez moi que 100 livres, les plus essentiels. Tous les autres, je les ai donnés ou vendus.
J’ai été influencé par les éthologues, les sociologues, les économistes et les philosophes allemands sans oublier toute l’École de Francfort et Habermas ou des auteurs aussi différents que Koestler, Heidegger, Spencer, Ardrey. Contrairement aux Américains francophiles, j’ai toujours pensé que l’école structuraliste française (Lacan, Foucault et consorts) manquait de clarté. Je ferais, pour les Français, de notables exceptions pour Julien Freund, Maffesoli, Lefebvre, Deleuze et Debord. J’ai participé un temps au courant situationniste, pour la puissance de sa critique de la société occidentale et de son vide. Ce qui m’a paradoxalement amené à m’intéresser, dans les années 70, au GRECE et à la “Nouvelle droite”, à laquelle j’ai apporté une importante contribution. Mais j’ai quitté ce courant en 1986, car je sentais que les idées que j’y développais n’étaient plus en phase avec la stratégie de recentrage idéologique de ses dirigeants. Cela dit, j’y ai rencontré des hommes comme le philosophe Giorgio Locchi, l’historien Pierre Vial, Pierre Brader, le politologue Robert Steuckers et d’autres, qui m’ont ouvert de nombreuses pistes et qui tous ont, comme moi, quitté cette famille de pensée.
• Et votre itinéraire spirituel ?
Mon Paganisme n’a rien de spiritualiste ni de mystique ; il est charnel, vécu, je dirais : poétique et totalement personnel. Mon itinéraire est tout sauf “spirituel”, mais purement sensuel. La richesse du Paganisme, que ne possède aucune autre “religion”, c’est qu’on y trouve une extraordinaire pluralité de sensibilités : du Paganisme des bois et de l’enracinement, à celui du déchaînement de la technoscience ; du Paganisme des brumes de la lande à celui des divinités du feu solaire. Du Paganisme des fontaines et des nymphes à celui du bruissement sourd des batailles, de celui du chant des fées ou du galop des lutins dans les sous-bois, à celui du tonnerre des réacteurs, de celui des grands Dieux tutélaires à celui des lares. Mais le génie du Paganisme, c’est de rassembler dans une totalité cosmique et organique l’ensemble des passions humaines, avec leurs misères et leurs grandeurs. Le Paganisme est bien le miroir du monde vivant.
Je n’ai jamais été attiré par les textes ésotériques, les élans mystiques, les recherches et les discours sur la symbolique. Pour moi, le Paganisme est d’abord poésie, esthétique, exaltation et intuition. En aucun cas théorie, chapelle ou instrumentalisation.
C’est du Paganisme grec et romain que je me sens le plus proche. Il marqua toute mon éducation, d’autant plus que j’ai fait dix ans d’études gréco-latines et que j’étais capable (ce que je ne puis plus faire actuellement, sed nihil obstat quibus perseverant) de lire à peu près dans le texte Ovide ou Xénophon. Bien entendu, j’ai beaucoup de connivence et de sympathie pour les sensibilités païennes celtiques, germaniques, scandinaves et indiennes, qui sont tout aussi riches. Je regrette de mal connaître l’Hindouisme, le plus important Paganisme vivant d’aujourd’hui, mais j’aimerais combler cette lacune.
Je me souviens du Serment de Delphes, prononcé sur le site sacré, devant la Stoa, au début des années 80, au petit matin, par un aréopage de jeunes Européens. Il fut prononcé à l’instigation de Pierre Vial et de notre défunt ami grec Jason Hadjidinas. Il y avait là des Européens de toutes les nations de notre Maison commune. Toute ma vie, je resterai fidèle à ce serment. Ce fut une intense émotion, une émotion religieuse. Ce serment avait pour objet d’agir concrètement, dans le monde, pour les valeurs païennes.
La “spiritualité” désincarnée m’a toujours semblé très ennuyeuse, tout simplement peut-être parce que je ne la comprends pas. D’Evola, je ne retiens que les passages sociologiques et politiques, mais “l’évolianisme” m’a toujours paru déplacé et les textes de Guénon (d’ailleurs converti à l’Islam) totalement abscons. Mon Paganisme, essentiellement apollinien et dionysiaque, est l’inverse d’une attitude méditative ; il est intuitif, fasciné par le mouvement, l’action, l’esthétisme de la puissance (et non pas de la prière). C’est pour moi l’essence même de la force vitale, du vouloir-vivre. La vie est l’efficacité, la production historique. L’histoire retient les res gestae, les actes, pas la contemplation abstraite et dandy pour des théories inutiles, balayées par l’oubli. Seul le faire est efficace et, seul, il est le but de la pensée comme des mouvements esthétiques de l’âme.
Le principal danger qui guette le Paganisme, c’est l’intellectualisme de la gratuité, la “pensée”, idolâtrée pour elle-même, desséchée et abstraite, para-universitaire, déconnectée du réel et des impératifs de l’urgence. Le Paganisme n’est ni dissertation savante, ni “connaissances” froides, mais attitudes pour l’action. Pour moi, il est immersion dans la vie, pratique qui transforme le monde. Ce ne sont jamais les mots qui comptent d’abord, ni les idées, mais les actes concrets auxquels ces idées et ces mots conduisent. Une idée n’est pas intéressante parce qu’elle est brillante en elle-même, mais si elle donne lieu à une modification d’un état de fait, à une incarnation dans un projet : tel est le centre de l’épistémologie païenne ; à l’inverse de l’épistémologie judéo-chrétienne, où l’idée ne vaut qu’en elle-même, où les contingences matérielles, l’urgence, le réel sont méprisés. J’ai toujours été frappé par le fait que les Paganismes gréco-latin, germanique, ou celtique, n’avaient rien de méditatif ou de contemplatif. Ils étaient éminemment actifs, politiques et guerriers.
Plusieurs Judéo-Chrétiens qui s’ignorent pensent, de manière tout à fait biblique, que la volonté de puissance est un péché contre Dieu, un défi, et que, selon l’enseignement des bons Pères, la seule puissance acceptable serait “l’empire intérieur”, dématérialisé. Cette vision suppose que le monde obéit au dualisme : d’un côté le “spirituel”, le sacré, la méditation ; de l’autre le vulgaire profane, englué dans une frénésie absurde de domination, de calculs, de batailles, de stratégies. Je prétends au contraire que le matérialisme et le sens du sacré sont intimement liés dans le Paganisme, “matérialisme” n’étant évidemment pas confondu avec consumérisme.
À suivre