Gil Mihaely, docteur en histoire, journaliste et directeur de la publication de Conflits, est interrogé par Guy-Alexandre Le Roux à propos du Hamas :
Samedi matin, le Hamas a attaqué plusieurs localités israéliennes non loin de la frontière de Gaza, massacré les populations ainsi que les soldats qui s’y trouvaient. Qu’est-ce que réellement le Hamas ? Quelles sont ses relations avec l’État palestinien ?
Le Hamas est initialement une émanation des Frères musulmans égyptiens. Le père fondateur est Ahmed Yassine (1937-2004), un Palestinien né au sud de l’actuel État d’Israël, près d’Ashkelon. Sa famille avait trouvé refuge à Gaza après la guerre de 1948, leur village ayant été détruit. Atteint d’une tétraplégie à la suite d’un accident, il a commencé des études dans la bande de Gaza sous occupation égyptienne, tout en menant des œuvres sociales. Il était également très pieux. Poursuivant ses études en Égypte, c’est là qu’il s’est rapproché des Frères musulmans. Dès son retour, il a commencé à militer au sein des Frères musulmans palestiniens.
Dans le monde arabe à l’époque, c’était le moment où les fronts politiques laïcs plutôt affiliés à l’URSS, à la Chine, au maoïsme ou au marxisme-léninisme, aux mouvements de libération nationale inspirés de Castro, de Che Guevara, étaient en vogue. Le tout, financé par l’URSS, l’Allemagne de l’Est, la Libye, l’Égypte ou l’Irak. Tout le monde pensait que les religions appartenaient au passé. Personne ne prêtait vraiment attention à ces musulmans pieux qui rendaient un vrai service avec leurs actions caritatives et qui s’intéressaient aux couches populaires des sociétés où l’État était souvent défaillant, surtout pour ce qui concernait les pouvoirs non régaliens. Le premier champ d’action de ce qui allait devenir plus tard le Hamas était donc le travail dans les quartiers populaires avec les pauvres palestiniens et les réfugiés.
Après la guerre de 1967, les gens de Gaza pouvaient de nouveau voyager en Cisjordanie, Israël ayant réuni les territoires palestiniens après une séparation de 19 ans entre l’Égypte et la Jordanie. Les services de renseignement égyptiens et jordaniens avaient la main très lourde sur les Frères musulmans et les islamistes alors qu’Israël s’intéressait beaucoup plus à l’OLP car ces sont eux qui menaient la lutte armée, dominaient la scène politique palestinien et commençaient à avoir aussi l’appui de la communauté internationale. Les associations qui s’organisaient autour des mosquées pour faire des colonies de vacances, distribuer du lait, ou faire l’école l’après-midi, n’étaient pas sa priorité. Israël a même encouragé ces activités pour affaiblir ses ennemis principaux.
La révolution islamique de 1979 puis la prise d’otages dans la grande mosquée à la Mecque ont secoué la région la même année. Plus tard (1981), Anouar el-Sadate a été assassiné par des djihadistes au sein de l’armée égyptienne. Ces évènements ont probablement incité Ahmad Yassine à réfléchir sur la transformation du réseau sympathisant de l’appareil associatif, orienté vers la religion et les œuvres de charité, vers le champ politique et à ajouter la violence à leur « boîte à outils ».
La violence est tout d’abord tournée vers les Palestiniens eux-mêmes. Deux efforts principaux pour utiliser la violence systématique : premièrement, les frères musulmans ont voulu conquérir l’espace public (voiler les femmes, imposer le ramadan dans l’espace public, pousser les gens à la prière). Pour cela, ils se sont reposés sur les adhérents de leurs associations. Un début de fatigue des fronts laïcs et marxistes a également facilité le recrutement. Au début des années 1980, il y a eu un vrai travail pour conquérir l’espace public avec des manières de mafia : incendies de commerces et de voitures, passer les gens à tabac, etc.
L’autre effort était concentré sur la prise de contrôle des associations caritatives, pas nécessairement musulmanes, mais qui pouvaient être facilement noyautées par la violence. Par exemple, le croissant rouge palestinien, équivalent de la croix rouge, ou des organisations syndicales étudiantes.
Comment ce mouvement a-t-il basculé d’un réseau de militants à une organisation de combattants ?
À ce moment-là, la notion de la lutte armée contre Israël s’intégrait à leur réflexion parce que c’était clair que leur entrée dans le champ politique avait pour objectif de reprendre la Palestine par la force. En tant que Frères musulmans, ce n’était pas Israël mais les Juifs qu’il fallait combattre. Cette idéologie se situait à la croisée de la libération nationale, c’est-à-dire d’un mouvement palestinien, et de l’union religieuse de l’umma, globale et internationale, qu’on a vu plus tard dans des mouvements comme al-Qaïda ou Daech. L’objectif de ces courants panislamistes n’est pas une libération nationale quelconque, mais la conquête de la planète et l’islamisation de l’humanité. Les Frères musulmans palestiniens oscillaient constamment entre le registre palestinien et le registre panislamiste. Les ancêtres du Hamas ont beaucoup utilisé cette ambiguïté. Avec les mêmes mots, ils pouvaient envoyer deux messages.
Ces transformations entre les années 1960 jusqu’au milieu des années 1980 aboutirent à la fondation du Hamas. Il s’est agi de convertir tout le capital militant cumulé par les Frères musulmans palestiniens en mouvement de résistance, avec une dimension militaire. L’objectif était d’éliminer Israël et la remplacer par une République islamiste qui fera partie plus tard d’un grand ensemble musulman et la lutte armée.
Comment le Hamas s’est-il imposé face aux autres organisations politiques palestiniennes ?
Le mouvement Hamas a probablement été fondé lors de la première Intifada, début décembre 1987. Le projet est entré en contradiction avec le Fatah ou l’OLP, mouvements d’inspirations marxistes, qui viraient vers la stratégie politique de négociations et donc, implicitement, ouverts à une solution de deux États. Ils défendaient aussi l’idée d’un État palestinien laïc, ouvert aux autres religions, notamment aux nombreux Palestiniens chrétiens. Ces derniers composaient d’ailleurs une part importante de l’élite palestinienne laïque.
Très vite, le Hamas s’est différencié des autres mouvements par la violence et l’intransigeance de ses actions, et plus tard, par la dénonciation des accords de partage du territoire entre les deux peuples. L’organisation s’est aussi mobilisée pour faire dérailler les processus de paix lancé à Oslo à coups d’attentats suicides. Hamas a largement contribué au fait qu’Oslo n’aboutissait pas à la création d’un État palestinien comme espéré.
À côté du Hamas, proche du peuple et aimé de lui, pieux, intransigeant, les autorités palestiniennes passaient pour des jet-setters corrompus. La bonne image du Hamas lui a permis de prendre le contrôle de Gaza quand Israël s’est retiré de la bande en 2005. Il a d’abord gagné les élections de 2006, puis a pris le contrôle à la suite d’un putsch en 2007. La ligne était de ne pas négocier avec Israël, si ce n’est des trêves, car l’objectif est de détruire l’État hébreu. Certains Israéliens – j’en faisais partie – ont pu penser que comme avec l’OLP, à l’épreuve du pouvoir et des besoins quotidiens des Palestiniens, le Hamas aurait pu sans abandonner son armée qui est sa raison d’être, se tourner vers une stratégie plus politique.
On est finalement arrivé à la situation actuelle avec une organisation qui suit la trajectoire classique des islamismes au Moyen-Orient : actions pieuses et sociales dans les années 1960, des activités politiques et militaires dans les années 1980, puis une « daeschisation » expliquée par une génération qui a grandi avec les vidéos de l’État islamique et les exemples comme Mohammed Merah.
Comment le Hamas est-il perçu par les Palestiniens ? Sont-ils otages de l’organisation ou globalement militants ?
Gaza est une république avec un régime dictatorial qui ressemble à un Iran sunnite. Aussi longtemps que les gens restent dans le cadre, il n’y a pas de problème. Mais c’est une dictature : il n’y a pas d’élection, pas d’alternance politique, les médias ne sont pas libres et un système de clientélismes népotiste règnes sur les destins et les trajectoires des individus. La plupart des Gazaouis sont prisonniers plus ou moins consentants du gouvernement du Hamas. Il est impossible de connaître les résultats d’éventuelles élections libres à Gaza, mais on n’est pas dans une situation où une minorité a pris le pouvoir sur une grande majorité, et qui la gouverne uniquement par la contrainte et la violence. Un certain niveau de consentement et une certaine convergence existe entre le Hamas et ses administrés. En Iran par exemple dans des conditions comparables la société civile a démontré son mécontentement. A Gaza beaucoup, beaucoup moins.
En Cisjordanie, la situation est beaucoup plus calme. Le Hamas est-il moins implanté dans ces territoires ?
En Cisjordanie, à la différence de Gaza, le territoire est contrôlé par l’Autorité palestinienne – qui a intérêt pour sa propre survie de veiller au grain – et Israël. En revanche, il est très compliqué d’infiltrer la bande de Gaza au départ d’Israël en 2005, l’Autorité palestinienne a été chassée manu militari 2007 par le Hamas qui a transformé Gaza en plateforme de lutte armée. L’Autorité palestinienne et Israël veillent à la sécurité dans les territoires de Cisjordanie. Il y a parfois des attentats, il faut détruire des réseaux de temps en temps, mais l’intervention est plus facile. La solution n’est ni parfaite ni définitive, mais il est plus facile d’intervenir pour tondre la pelouse avant que cela ne devient la jungle.