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Maurice G. Dantec, Européen désabusé

D’abord connu comme cyberpunk écrivant du polar et de la science-fiction, Maurice Georges Dantec ne laisse pas indifférent. En tout cas, il inquiète le Tout-Paris des Lettres qui lit avec une surprise mêlée d’incompréhension et d’effroi ce Français exilé à Montréal. La parution de son Laboratoire de catastrophe générale a permis à la majorité de la presse, de droite comme de gauche, d’organiser un violent tir de barrage. Le Monde des livres l’a recensé sous le titre éloquent de « Dantec le furieux ». Maurice G. Dantec ne sait pas se rendre agréable auprès des critiques littéraires. Banlieusard parisien des années 70 et ancien créateur de pub, Dantec met à profit son éloignement pour écrire et, surtout, lire le maximum de livres. Il l’écrit à plusieurs reprises : il espère épancher une inextinguible soif de lecture. Il passe de la philosophie à la littérature, de la science-fiction à la physique, de la stratégie à la génétique. Son Théâtre des opérations. Journal métaphysique et polémique relate entre autres cette boulimie livresque. Tout à la fois journal intime et pensum, Le Théâtre des opérations décrit aussi son mode de création littéraire. Tel le gentilhomme de l’Ancien France, Dantec commente l’actualité et ses lectures. Ni théoricien, ni penseur politique, s’il dérange le monde refermé et germanopratin des Lettres parisiennes, c’est parce qu’il tient à saluer le style de confrères plus ou moins sulfureux selon les canons de la Doxa officielle : George Steiner, Léon Bloy, Joseph de Maistre, Pierre Drieu La Rochelle... Véritable commando du stylo, il s’attaque à l’imposture intellectuelle, à la bien-pensance, à la gauche caviar périmée, à la droite saumon décatie. D’aucuns l’accusent de populisme littéraire, d’extrémisme scriptural. Dantec méprise ces appréciations. Auteur qui écrit avec ses tripes (c’est si rare de nos jours !), Dantec rugit aux événements. Dans le cadre de cet article, on s’intéressera plus précisément aux rapports d’amour-haine qu’il entretient avec l’idée européenne.

Dantec s’est installé avec sa famille à Montréal, ce qui serait la marque d’une défiance envers le Vieux Monde. Pourtant, ce dépaysement est pour lui le seul moyen de comprendre pleinement le fait européen, de se sentir l’héritier complet d’une très vieille civilisation. Certes, on peut objecter qu’il communie dans les valeurs occidentales, s’est fait tatoué sur l’épaule le symbole de l’O.T.A.N. et qu’il a approuvé l’intervention militaire au Kosovo. Très tôt défenseur de la cause de la Bosnie-Herzégovine, il vilipende le pouvoir national-communiste de Milosevic. N’envisage-t-il pas d’atomiser Belgrade et de promouvoir le génocide des Serbes ?

Pour l’Eurofédération !

Ce parti-pris s’apparente à un soutien sentimental envers un État qu’il considère comme le dernier fragment de l’Empire habsbourgeois. Cette nostalgie impériale joue un rôle important dans sa fougue en faveur d’une autre construction européenne. « L’Eurofédération est la seule configuration susceptible d’assurer le saut quantique nécessaire à ce que l’ensemble de ces vieilles nations usées par quinze siècles de divisions depuis la chute de Rome atteigne la masse critique pour en faire quelque chose au XXIe siècle. L’autre issue, c’est le déclin nationaliste, et à court terme régionaliste, avec une intensification des forces centrifuges et des conflits inter-ethniques. Les États-nations d’Europe ont le choix entre la dissolution vers plus de puissance - la Fédération - et la dissolution vers l’effondrement ethno-autarcique : Zéropa-Land. » À plusieurs reprises, Dantec exprime son dégoût du nationalisme. « Il est d’ailleurs plus que temps de dégonfler cette baudruche idéologique qu’est le nationalisme, même démocratique, car le mot nation sur lequel elle s’est gonflée a été par elle comme un retour vidé de son sens. » Soucieux de revenir à la racine du mot, il explique que chez les Grecs de l’Antiquité, la nation « signifiait un défi géopolitique à relever entre des peuplades de différentes cultures, aux langues diverses, aux origines variées, mais qui partageaient un espace et un destin communs, en vue de réaliser un ensemble régional supérieur, une confédération politique qui s’animait pour les affaires essentielles : diplomatie, défense, guerre, droit maritime, perception des impôts afférents. Il ne s’agissait pas d’une communauté naturelle. Mais d’un effort concerté, d’une volonté singulière et créatrice ». L’interprétation n’est valide que pour la période hellénistique ! Eurofédéraliste, Dantec l’est, mais l’actuelle construction européenne le navre et l’agace. Il lui assène de très violents coups. « La Non-Europe et ses institutions anti-démocratiques sont tout bonnement en train de rater la plus importante fenêtre de tir de l’histoire du XXIe siècle. Celle de la distribution des cartes pour la colonisation humaine de l’espace. [...] Dix mille crétins en poste à Bruxelles, et à peu près autant dans chaque pays de l’Union - tsoin - tsoin - tagada, voilà qui est somme toute à la portée d’une authentique révolution politique. Celle d’une constitution fédéraliste et impériale, dont il ne faut pas faire semblant d’espérer qu’elle sortira d’une discussion entre Lionel Jospin, Joschka Fischer et Tony Blair, avec José Bové et Pasqua en amuse-gueule pour les petits extrémismes à la retraite. Les Européens doivent se mettre dans le crâne que l’heure est venue pour eux d’accomplir ce que les U.S.A. ont entrepris il y a près de deux cent cinquante ans. Unifier le territoire. Réinventer la justice et la liberté, au prix, sachons-le tout de suite une bonne fois pour toutes, d’un bain de sang généralisé. Au prix d’une guerre. D’une krisis. D’un changement fondamental et irréversible. » Irrité par tant de technocratie, d’incompétences et d’inerties, il traite l’Union européenne en des termes peu flatteurs : « avorton de Frankenstein », « hydrocéphale bureaucratique », « superbureaucratie sans Constitution », « “machin” onuforme », etc. Dantec trouve d’ailleurs stupide « cette idée sociale-démocrate de recomposer l’Europe par le seul biais de la macro-économie et de la bureaucratie anonyme ! »

On l’a vu, Dantec regrette l’Empire qui s’est manifesté sous diverses formes dans l’histoire européenne. Ayant en tête tout le déroulement meurtrier du XXe siècle, il salue le génie exécuté de l’archiduc François-Ferdinand : « Le projet politique de l’archiduc d’Autriche, fonder un État fédéral européen sur le modèle américain, fut promptement assassiné, et par deux fois : une première par la mort prématurée de ce jeune visionnaire, de la main d’un terroriste tchetnik armé par les services de Belgrade, une seconde par le carnage qui s’ensuivit. » L’Eurofédération est d’une urgente nécessité afin de contenir les prochains 11-septembre intercivilisationnels. Il demande aux peuples européens de choisir entre l’Europe fédérale et la mort qui ne peut être que la sujétion des Européens à une volonté historique implacable.

Mission de la France

Écrivain de langue française, Dantec estime que la France a vocation d’être à l’origine de l’Eurofédération. Mais, avant de réaliser cet objectif, « une authentique Fédération des peuples français reste à faire, en attendant que celle des peuples d’Europe surgisse enfin de la crasse médiocrité de ses élites ». Grand connaisseur des œuvres de science-fiction et ce genre si particulier qu’est l’uchronie, il rêve alors d’une Europe jamais désunie. « Imaginer un instant l’Europe du traité de Verdun (843), soit la France, l’Allemagne et l’Italie actuelles, s’unifier en un seul État fédératif, impérial et chrétien, à la fois unitaire et multinational, et comprendre que, même avec l’ajout plus tardif de l’Angleterre et de l’Espagne, la France aurait conservé son rôle central de pont entre le monde gréco-latin méditerranéen et le monde germanique centreuropéen, sur un ancestral fond celtique qui traçait les frontières d’un continent s’étendant des hautes terres d’Écosse au Bosphore, de Gibraltar à la Baltique, destin toujours en suspens à l’orée du XXIe siècle ! » Dantec connaît bien les réticences françaises, qu’elles soient officielles ou plébéiennes, à s’impliquer plus fortement encore dans l’aventure européenne. Il sait que « la France ne voudra jamais admettre la fondation d’une véritable Fédération européenne : car pour exister celle-ci devrait rédiger une Constitution impériale plus ou moins inspirée du modèle américain, et pour ce faire, vassaliser son texte fondateur à la Souveraineté-Liberté suprême, celle de Dieu, ce que la gauche au pouvoir depuis 1789, quelles que soient les formes variées qu’elle a prises avec le temps, n’acceptera tout bonnement jamais ». Ce sont les institutions de la République qui produisent cette discrète mais intense résistance. Cela ne le surprend pas, lui qui note que « la France ne tient plus que par l’État. C’est-à-dire par rien : une fiction à laquelle plus personne ne croit, y compris ses serviteurs ». Certes, Charles de Gaulle « essaya vainement de réformer la bourgeoisie française qui le lui fit payer très cher au moment crucial (un an après mai-juin 68, lorsqu’il essaya de relancer le projet d’une France fédérative, et d’un capitalisme démocratique et populaire, par un référendum perdu qui lui coûta le pouvoir), bref, la France, incapable de s’affirmer libre et souveraine, donc d’identifier un nouveau processus libre et souverain dans l’établissement d’une Fédération des nations européennes, aborde désormais le dernier cycle de sa décadence, celui de la Chute de la Maison Zéropa », d’où un puissant pessimisme sur l’avenir de l’Hexagone. Dantec prévoit qu’ « en l’état actuel des choses, je ne donne pas dix ans à la France, allez... quinze, et conséquemment moins de vingt à la prétendue “Union européenne” ». À moins que « les Français conduisent l’Europe à la Révolution fédérale constituante qui lui est nécessaire, ou ils s’exileront d’eux-mêmes du processus métapolitique du XXIe siècle. Cet exil se traduira entre autres choses par la désagrégation de l’État-nation dinosaurien, puis par l’explosion armée des néonihilismes “révolutionnaires” qui se répandront comme une traînée de poudre dans tout l’espace “européen”, comme au début du XXe siècle ou à la fin du XVIIIe ».

L’enjeu francophone

Ce puissant dépit envers le sort futur de la France conduit Dantec à réfléchir aussi sur l’avenir de la langue de Molière. « Si notre langue est par nature (par son histoire donc) le médium vernaculaire capable de faire se rencontrer en elle, et par elle, les autres langues et cultures de l’Europe, et si en revanche, nourrie de toutes les inventions successives du continent, aux confluences des racines gréco-latines, celtiques et germaniques, elle se révèle toujours moins entendue, toujours plus faible, et sans plus beaucoup d’écho alentour, on peut se dire qu’une sorte de conspiration inconsciente (donc essentielle) a voulu qu’il en soit ainsi, que notre incapacité à faire de notre langue autre chose qu’une machine autocentrée sur ses mensonges n’est pas explicable par le seul hasard, ou la seule fatalité, qu’un saisissant parallélisme nous apparaît lorsque nous plaçons ce phénomène en comparaison avec cette lutte forcenée que la nation française a entamée contre son propre destin, contre la création politique de l’Europe. » Pour lui, c’est évident, la francophonie et l’Europe se complètent ! Il va plus loin en proposant à la francophonie un dessein géopolitique mondiale. « Isolée dans sa République-forteresse, la France se montre définitivement incapable de tenir le rôle majeur qui aurait dû être le sien à l’orée du IIIe millénaire. Sur le plan linguistique, alors que tout le monde chiale sur les reculs de la francophonie dans le monde, personne n’ose entreprendre la nécessaire transformation politique (pour ne pas dire reformation transpolitique) qui ferait de la France une démocratie fédérale au sein d’une vaste unité paneuropéenne de démocraties fédérales, et leurs “commonwealths circumterrestres” respectifs, s’il leur en reste. Ainsi, le français pourrait à nouveau se définir comme la langue d’exception de l’Ouest européen, puisque aux confluences celtico-gréco-germaniques, et ici en Amérique oser s’affirmer comme langue synthétique créant un pont culturel et linguistique ENTRE l’espagnol et l’anglais. Pour cela le français doit non seulement se reconstituer comme héritage actif des langues européennes, mais comme une arme de la pensée dont personne ne pourra se passer au XXIe siècle. » Bref, Dantec rêve d’un ensemble français européen à résonance planétaire, ce qui est le pire des cauchemars tant pour les nationaux-républicains que pour les technomondialistes ! Ayant une intuition qui rejoint les réflexions de Carl Schmitt et de Julien Freund - dont il ne semble pas connaître les textes -, Dantec remarque que « ce n’est pas l’État qui meurt avec le lent et douloureux dépérissement des États-nations, c’est sa forme moderne (celle qui s’est instituée comme telle à partir du XVIIe siècle). Quant à l’État du XXIe siècle, sa forme constituée n’apparaît pas encore clairement mais elle semble se définir en creux, en négatif, dans le vide laissé par l’ancien système de régulation ».

Mégaborée ou le rêve d’une alliance boréale

Face aux faiblesses intrinsèques des Européens et à leur lent déclin, Dantec envisage dès janvier 2001 une nouvelle configuration géopolitique planétaire. Il accorde toujours sa préférence à l’O.T.A.N. : « La seule institution légitime de l’Europe d’après 1945 était le traité de l’Atlantique Nord. La rose des vents me semblait en toute logique le seul symbole fédérateur capable de se dresser face à l’étoile rouge, et ses petits collabos locaux, et d’unifier la civilisation gréco-chrétienne de l’Ouest européen autour d’un projet historique. Les petites étoiles jaunes sur fond bleu, dont les douze occurrences ne signifiaient rien à mes yeux, et pas plus aujourd’hui, ne symbolisaient que la division, la simulation et le néant » et va même jusqu’à lancer « Zéropéens, priez pour que l’O.T.A.N. existe encore quand viendra l’heure des décisions vitales, quand vous cherchez une chaloupe ou quelque embarcation improvisée pour vous sauver. » Derrière cette provocation, et jugeant l’Europe dans l’impossibilité de s’unir, Dantec mise ouvertement sur un nouvel espace géopolitique dont le cœur serait l’Occident. Deux pages incroyables du Laboratoire de catastrophe générale décrivent la grande rivalité du premier tiers du XXIe siècle entre la Chine populaire et les États-Unis. Pékin entend, tôt ou tard, reprendre Taïwan et soutient en secret les mouvements islamistes d’origine wahhabite. En s’appuyant aussi sur divers régimes despotiques tels que la Corée du Nord ou l’Irak, l’Empire du milieu cherche à « se hisser dans les vingt ans à venir à un niveau d’égalité avec les Occidentaux ». Dantec pense que la Chine a les moyens de constituer « un nouveau bloc despotique asiatique “modernisé”, maîtrisant directement la masse centrale et orientale du continent, et étendant ses pseudopodes jusqu’au Bosphore, la péninsule Arabique, l’Afrique du Nord et de l’Est, le Pacifique occidental et l’océan Indien ». « La seule issue pour l’Occident, affirme-t-il, est donc bien de définir un nouvel arc stratégique panocéanique, trinitaire, avec l’Amérique au centre, l’Europe du côté atlantique, et la Fédération de Russie, assistée du Japon, pour l’espace pacifique-sibérien. » Pour cela, « l’O.T.A.N. doit donc non seulement intégrer au plus vite toutes les anciennes républiques populaires de l’Est européen, mais prévoir à moyen terme une organisation tripartite unifiant les trois grandes puissances boréales : Amérique du Nord, Europe Unie (quel que soit son état, malheureusement) et Russie, plus le Japon, au sein d’un nouveau traité Atlantique-Pacifique Nord... » Rappelons qu’il rédige ses impressions au début de 2001, soit bien avant les événements du 11 septembre et la création du comité O.T.A.N.-Russie qui établit un véritable espace intercontinental de défense de Vancouver à Vladivostok... Maurice G. Dantec serait-il le prophète de la Mégaborée ?

S’il a choisi cette option, c’est parce qu’il est las d’attendre qu’on ose « enfin se demander comment faire de l’Europe une entité géopolitique viable au XXIe siècle ». « Encore faudrait-il qu’une civilisation européenne soit capable de se constituer !, précise-t-il. Encore faudrait-il que ce continent soit doté d’une quelconque volonté, de la plus petite puissance ! » Dépité devant l’atonie européenne et exaspéré du regain des nationalismes, y compris au Canada avec le nationalisme social-démocrate québécois, Dantec enrage de la petitesse de ses contemporains, principalement européens. Lucide et désabusé, n’écrit-il pas : « Ce n’est pas la première fois que l’Europe meurt. Mais ce sera sans doute la dernière » ? Souhaitons qu’il se trompe. Comment un homme dont les valeurs « remontent au Saint Empire de Charlemagne, à la Rome républicaine de Caton et Cincinnatus, à la Grèce de Périclès, ou bien à la Révolution américaine de 1776 » pourrait-il d’ailleurs sombrer dans le doute mortifère ? Laissons l’Europe suivre l’amor fati. Comme le disait volontiers Nietzsche, elle se fera au bord du tombeau.

Bibliographie

La sirène rouge, Gallimard, Série noire n° 2326, 1993.

Les racines du mal, Gallimard, Série noire n° 2379, 1999.

Babylon Babies, Gallimard, La Noire, 1999.

Le Théâtre des opérations. Journal métaphysique et polémique 1999. Manuel de survie en territoire zéro, Gallimard, 2000.

Le Théâtre des opérations 2000-2001. Journal métaphysique et polémique. Laboratoire de catastrophe générale, Gallimard, 2001. 

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