Une vision “sphérique” de l’histoire
Toutes ces tendances, perceptibles dans la France sainement contestatrice des années 30, sont tributaires d’une lecture de Nietzsche, philosophe qui avait brisé à coups de marteau les icônes conventionnelles d’une société qui risquait bien, à la fin du “stupide XIXe siècle”, de se figer définitivement, comme le craignaient tous les esprits non conformes et aventureux. Le nietzschéisme, via les mouvements d’avant-gardes ou via des séismographes comme Arthur Moeller van den Bruck, va compénétrer tout le mouvement dit de la Révolution conservatrice puis passer dans le corpus national-révolutionnaire avec Ernst Jünger, tributaire, lui aussi, du nietzschéisme ambiant des cercles “jungkonservativ” mais tributaire également, dans les traits tout personnels de son style et dans ses options intimes, de Barrès et de Bloy.
Quand Armin Mohler, secrétaire d’Ernst Jünger après la Seconde Guerre mondiale, voudra réactiver ce corpus qu’il qualifiera de “conservateur” (ce qu’il n’était pas aux sens français et britannique du terme) ou de “nominaliste” (pour lancer dans le débat une étiquette nouvelle et non “grillée”), il transmettra en quelque sorte le flambeau à la “nouvelle droite”, grâce notamment aux recensions de Giorgio Locchi, qui résumera en quelques lignes, mais sans grand lendemain dans ces milieux, la conception “sphérique” de l’histoire.
Pour les tenants de cette conception “sphérique” de l’histoire, celle-ci n’est forcément pas “linéaire”, ne s’inscrit pas sur une ligne posée comme “ascendante” et laissant derrière elle tout le passé, considéré sans la moindre nuance comme un ballast devenu inutile. L’histoire n’est pas davantage “cyclique”, reproduisant un “même” à intervalles réguliers, comme pourrait le faire suggérer la succession des saisons dans le temps naturel sous nos latitudes européennes. Elle est sphérique car des volontés bien tranchées, des personnalités hors normes, lui impulsent une direction nouvelle sur la surface de la “sphère”, quand elles rejettent énergiquement un ronron répétitif menaçant de faire périr d’ennui et de sclérose un “vivre-en-commun”, auparavant innervé par les forces vives de la tradition. S’amorce alors un cycle nouveau qui n’a pas nécessairement, sur la sphère, la même trajectoire circulaire et rotative que son prédécesseur.
Le nietzschéisme diffus, présent dans la France des années 20 et 30, mais atténué par rapport à la Belle Époque, où des germanistes français comme Charles Andler l’avaient introduit, ensuite l’idéal de la jeunesse vagabondante, randonneuse et proche de la nature, inauguré par les mouvements dits du Wandervogel, vont induire un engouement pour les choses allemandes, en dépit de la germanophobie ambiante, du poids des formes mortes qu’étaient le laïcardisme de la IIIe République ou le nationalisme maurrassien (contesté par les “non-conformistes” des années 30 ou par de plus jeunes éléments comme ceux qui animaient la rédaction de Je suis partout).
BHL : exécuteur testamentaire de Mister Yahvé
Je répète la question : pourquoi l’Allemagne ? Malgré la pression due à la propagande revancharde d’avant 1914 et l’hostilité d’après 1918, la nouvelle Allemagne exerce,comme je viens de le dire, une fascination sur les esprits : cette fascination est esthétique (les “cathédrales de lumière”) ; elle est due aussi au culte de la jeunesse, présent en marge du régime arrivé au pouvoir en janvier 1933. L’organisation des auberges et des camps de vacances apparait plus convaincante aux yeux de Saint-Loup que les initiatives du Front Populaire, auquel il a pourtant adhéré avec enthousiasme. La fascination exercée par la “modernité nationale-socialiste” (à laquelle s’opposera une décennie plus tard la “modernité nord-américaine” victorieuse du conflit) va bien au-delà du régime politique en tant que tel qui ne fait que jouer sur un filon ancien de la tradition philosophique allemande qui trouve ses racines dans la pensée de Johann Gottfried Herder (1744-1803), comme il jouera d’ailleurs sur d’autres filons, secrétant de la sorte diverses opportunités politiques, exploitables par une propagande bien huilée qui joue en permanence sur plusieurs tableaux. Herder, ce personnage-clef dans l’histoire de la pensée allemande appartient à une tradition qu’il faut bien appeler les “autres Lumières”.
Quand on évoque la philosophie des “Lumières” aujourd’hui, on songe immédiatement à la soupe que veulent nous servir les grands pontes du “politiquement correct” qui sévissent aujourd’hui, en France avec Bernard-Henri Lévy et en Allemagne avec Jürgen Habermas, qui nous intiment tous deux l’ordre de penser uniquement selon leur mode, sous peine de damnation, et orchestrent ou font orchestrer par leurs larbins frénétiques des campagnes de haine contre tous les contrevenants. On sait aussi que pour Lévy, les “Lumières” (auxquelles il faut adhérer !) représentent une sorte de pot-pourri où l’on retrouve les idées de la révolution française, la tambouille droit-de-l’hommiste cuite dans les marmites médiatiques des services secrets américains du temps de la présidence de Jimmy Carter (un Quaker cultivateur de cacahouètes) et un hypothétique “Testament de Dieu”, yahvique dans sa définition toute bricolée, et dont ce Lévy serait bien entendu l’unique exécuteur testamentaire.
Tous ceux qui osent ne pas croire que cette formule apportera la parousie ou la fin de l’histoire, tous les déviants, qu’ils soient maurassiens, communistes, socialistes au sens des non-conformistes français des années 30, néo-droitistes, gaullistes, économistes hétérodoxes et j’en passe, sont houspillés dans une géhenne, celle dite de l’“idéologie française”, sorte de cloaque nauséabond, selon Lévy, où marineraient des haines cuites et recuites, où les spermatozoïdes et les ovaires de la “bête immonde” risqueraient encore de procréer suite à des coïts monstrueux, comme celui des “rouges-bruns” putatifs du printemps et de l’été 1993. Il est donc illicite d’aller remuer dans ce chaudron de sorcières, dans l’espoir de faire naître du nouveau.
Habermas, théoricien de la “raison palabrante”
Pour Habermas — dont, paraît-il, le papa était Kreisleiter de la NSDAP dans la région de Francfort (ce qui doit nous laisser supposer qu’il a dû porter un beau petit uniforme de membre du Jungvolk et qu’on a dû lui confier une superbe trompette ou un joli petit tambour) — le fondement du politique n’est pas un peuple précis, un peuple de familles plus ou moins soudées par d’innombrables liens de cousinage soit, en bref, une grande famille concrète; il n’est pas davantage une communauté politique et/ou militaire partageant une histoire ou une épopée commune ni une population qui a, au fil de l’histoire, généré un ensemble d’institutions spécifiques (difficilement exportables parce que liées à un site précis et à une temporalité particulière, difficilement solubles aussi dans une panade à la BHL ou à la Habermas). Pour Jürgen Habermas, le fiston du Kreisleiter qui ne cesse de faire son Œdipe, le fondement du politique ne peut être qu’un système abstrait (abstrait par rapport à toutes les réalités concrètes et charnelles), donc une construction rationnelle (Habermas étant bien entendu, et selon lui-même, la seule incarnation de la raison dans une Allemagne qui doit sans cesse être rappelée à l’ordre parce qu’elle aurait une tendance irrépressible à basculer dans ses irrationalités), c’est-à-dire une constitution basée sur les principes des Lumières, que Habermas se charge de redéfinir à sa façon, deux siècles après leur émergence dans la pensée européenne. Dans cette perspective, même la constitution démocratique adoptée par la République Fédérale allemande en 1949 est suspecte : en effet, elle dit s’adresser à un peuple précis, le peuple allemand, et évoque une vieille vertu germanique, la “Würde”, qu’il s’agit de respecter en la personne de chaque citoyen. En ce sens, elle n’est pas universaliste, comme l’est la version des “Lumières” redéfinie par Habermas, et fait appel à un sentiment qui ne se laisse pas enfermer dans un corset conceptuel de facture rationnelle.
Dans la sphère du politique, l’émergence des principes des Lumières, revus suite aux cogitations de Jürgen Habermas, s’effectue par le “débat”, par la perpétuelle remise en question de tout et du contraire de tout. Ce débat porte le nom pompeux d’ “agir communicationnel”, que le philosophe Gerd Bergfleth avait qualifié, dans un solide petit pamphlet bien ficelé, de “Palavernde Vernunft”, de “raison palabrante”, soit de perpétuel bavardage, critique pertinente qui a valu à son auteur, le pauvre Bergfleth, d’être vilipendé et ostracisé. Notons que Habermas a fabriqué sa propre petite géhenne, qu’il appelle la “pensée néo-irrationnelle” où sont jetés, pêle-mêle, les tenants les plus en vue de la philosophie française contemporaine comme Derrida (!), Foucault, Deleuze, Guattari, Bataille, etc. ainsi que leur maître allemand, le bon philosophe souabe Martin Heidegger. Si l’on additionne les auteurs jetés dans la géhenne de l’ “idéologie française” par Lévy à ceux que fustige Habermas, il ne reste plus grand chose à lire… Il n’y a plus beaucoup de combinatoires possibles, et tenter encore et toujours de “combiner” les ingrédients (“mauvais” selon Lévy et Habermas) pour faire du neuf, pour faire éclore d’autres possibles, serait, pour nos 2 inquisiteurs, se placer dans une posture condamnable que l’on adopterait que sous peine de devenir immanquablement, irrémédiablement, inexorablement, un “irrationaliste”, donc un “facho”, d’office exclu de tous débats…
Jean-François Lyotard, critique des “universaux” de Habermas
Avec un entêtement qui devient tout-à-fait navrant au fil du temps, Habermas veut conserver dans sa philosophie et sa sociologie, dans sa vision du fonctionnement optimal de la politique quotidienne au sein des États occidentaux, posés comme modèles pour le reste du monde, une forme procédurière à la manière de Kant, gage d’appartenance aux Lumières et de “correction politique”, une forme procédurière qui deviendrait le fondement intangible des mécanismes politiques, un fondement privé désormais de toute la transcendance qui les chapeautait encore dans la pensée kantienne. Ce sont ces procédures, véritables épures du réel, qui doivent unir les citoyens dans un consensus minimal, obtenu par un “parler” ininterrompu, par un usage “adéquat” de la parole, conditionné par des universaux linguistiques que Habermas pose comme inamovibles (“Kommunikativa”, “Konstativa”, “Repräsentativa / Expressiva”, “Regulativa”). Bref, le Dieu piétiste kantien remplacé par le blabla des baba-cools ou des députés moisis ou des avocaillons militants, voir le “moteur immobile” d’Aristote remplacé par la fébrilité logorrhique des nouvelles “clasas discutidoras”…
Le philosophe français Jean-François Lyotard démontre que de tels universaux soi-disant pragmatiques n’existent pas : les jeux de langage sont toujours producteurs d’hétérogénéité, se manifestent selon des règles qui leur sont propres et qui suscitent bien entendu des inévitables conflits. Il n’existe donc pas pour Lyotard quelque chose qui équivaudrait à un “télos du consensus général”, reposant sur ce que Habermas appelle, sans rire, “les compétences interactionnelles post-conventionnelles” ; au contraire, pour Lyotard, comme, en d’autres termes, pour Armin Mohler ou l’Ernst Jünger national-révolutionnaire des années 20, il faut constater qu’il y a toujours et partout “agonalité conflictuelle entre paroles diverses/divergentes” ; si l’on s’obstine à vouloir enrayer les effets de cette agonalité et à effacer cette pluralité divergente, toutes deux objectives, toutes deux bien observables dans l’histoire, on fera basculer le monde entier sous la férule d’un “totalitarisme de la raison”, soit un “totalitarisme de la raison devenue folle à force d’être palabrante”, qui éliminera l’essence même de l’humanité comme kaléidoscope infini de peuples, de diversités d’expression; cette essence réside dans la pluralité ineffaçable des jeux de paroles diverses (cf. Ralf Bambach, “Jürgen Habermas”, in J. Nida-Rümelin (Hrsg.), Philosophie der Gegenwart in Einzeldarstellungen von Adorno bis v. Wright, Kröner, Stuttgart, 1991 ; Yves Cusset, Habermas – L’espoir de la discussion, Michalon, coll. “Bien commun”, 2001).
En France, les vitupérations de Lévy dans L’idéologie française empêchent, in fine, de retourner, au-delà des thèses de l’Action Française, aux “grandes idées incontestables” qu’entendait sauver Hauriou (et qui suscitaient l’intérêt de Carl Schmitt), ce qui met la “République”, privée d’assises solides issues de son histoire, en porte-à-faux permanent avec des pays qui, comme la Grande-Bretagne, les États-Unis, la Turquie ou la Chine façonnent leur agir politique sur l’échiquier international en se référant constamment à de “grandes idées incontestables”, semblables à celles évoquées par Hauriou. Ensuite, l’inquisition décrétée par ce Lévy, exécuteur testamentaire de Yahvé sur la place de Paris, interdit de (re)penser une économie différente (historique, institutionnaliste et régulationniste sur le plan de la théorie) au profit d’une population en voie de paupérisation, de déréliction et d’aliénation économique totale; une nouvelle économie correctrice ne peut que suivre les recettes issues des filons hétérodoxes de la pensée économique et donc de parachever certaines initiatives avortées du gaullisme de la fin des années 60 (idée de “participation” et d’”intéressement”, sénat des régions et des professions, etc.). Les fulminations inquisitoriales des Lévy et Habermas conduisent donc à l’impasse, à l’impossibilité, tant que leurs propagandes ne sont pas réduites à néant, de sortir des enlisements contemporains. De tous les enlisements où marinent désormais les régimes démocratiques occidentaux, aujourd’hui aux mains des baba-cools saoulés de logorrhées habermassiennes et soixante-huitardes.
À suivre