ÉLÉMENTS : Traitez-vous d’abord des auteurs que vous aimez, et d’autant plus longuement des auteurs que vous aimez ?
PIERRE LE VIGAN. La réponse est non. Je me suis astreint à parler des penseurs importants. Tous ceux cités dans mon livre sont intéressants. Tous ont joué un rôle non négligeable dans la pensée. Mais certains ne me parlent pas intimement. Ils me sont à dire vrai étrangers. Mais il faut savoir côtoyer l’étrangeté. C’est une ascèse.
Je peux aussi apprécier certains auteurs dans leur dimension la moins philosophique. C’est le cas avec Voltaire. Enfin, je n’ai pas parlé d’auteurs à la lisière de la philosophie. Je pourrais citer Mircea Eliade et Cioran. Ce ne sont pas pour moi les moins importants. Ce serait presque le contraire. Je les trouve si importants que je n’ose guère en parler. Que dire de Cioran, sinon qu’il est immense. Il faut, avant tout, le lire. Je pense la même chose de l’œuvre, qui touche à la philosophie à divers égards, de Montherlant. Je pourrais ajouter Charles Péguy, Ernst Jünger (voire les deux frères Jünger), et quelques autres.
Pour résumer, mon livre ne fait pas le tour des auteurs que j’aime, mais de ceux qui sont importants, et qu’il faudrait compléter par les auteurs qui ne sont pas dans ce livre, reprenant seulement les cinq volumes de Avez-vous compris les philosophes ? (plus Voltaire), mais qui sont dans les deux tomes publiés chez Dualpha (60 auteurs au total).
ÉLÉMENTS : Comment définir votre livre ? Une histoire de la philosophie ?
PIERRE LE VIGAN. C’est plutôt un manuel d’approche des philosophes. Un guide de lecture. Un livre qui donne des pistes de compréhension et de préhension pour aller plus loin. Des pistes et des prises pour monter. C’est une présentation et une initiation à la pensée des philosophes. La philosophie en soi, sans la pensée des philosophes, cela n’existe pas. En quoi je suis peut-être nominaliste plus que je ne le pense.
ÉLÉMENTS : Avez-vous un projet idéologique ?
PIERRE LE VIGAN. Je ne prétends pas échapper à l’idéologie, mais mon projet consiste avant tout à comprendre et faire comprendre, d’où le titre Avez-vous compris… C’est un projet pédagogique, heuristique (découvrir une œuvre, la dévoiler) et maïeutique (mettre de la clarté dans ce qui peut de prime abord paraître parfois confus, ou bien obscur). Vaste projet qui est avant tout un horizon de travail. Travail de l’auteur, et travail du lecteur.
Il s’agit de comprendre la logique interne de chaque « système » de pensée, même quand il est peu systématique, comme dans le cas de Nietzsche. La critique externe – celle qui relève de la cohérence externe des systèmes, par rapport aux autres philosophes, et par rapport à l’époque – relève du lecteur avant tout, de sa raison, mais aussi de ses goûts. On ne peut échapper à une dimension subjective dans le domaine de la pensée.
ÉLÉMENTS : Alors, philosophie de droite ou de gauche ?
PIERRE LE VIGAN. Comme disait Ortega y Gasset, que j’apprécie plus que beaucoup, être de droite ou être de gauche sont deux façons d’être hémiplégiques. Je suis à la fois de droite et de gauche. De droite au plan anthropologique si être de droite veut dire penser qu’il y a des constantes anthropologiques et qu’il est absurde de vouloir les nier ou les dépasser. De droite si cela veut dire être influencé par Konrad Lorenz et Robert Ardrey. De droite si cela veut dire que je ne pense pas qu’il suffise d’ouvrir des écoles pour fermer des prisons (Victor Hugo). Ou d’être entre « purs Germains » pour supprimer la délinquance (en quoi les nazis étaient peut-être de gauche).
Je suis de gauche si être de gauche est penser que personne n’est au bout de son histoire, que la nation doit tirer tout le monde vers le haut, même si je pense que tout le monde, même tiré vers le haut, ne sera pas au même niveau à l’arrivée. N’étant ni égalitaire ni anti-égalitaire, je ne le déplore pas, ni ne m’en réjouis. C’est comme cela. Je suis réaliste, non doctrinaire ni moraliste.
ÉLÉMENTS : Êtes-vous moderne ou antimoderne ?
PIERRE LE VIGAN. J’ai écrit « contre la modernité » (c’est le titre d’un de mes livres Écrire contre la modernité). Il y a une modernité bourgeoise, calculatrice, conformiste, formaliste que je n’aime pas. Mais il y a une modernité cosmique, celle de Giordano Bruno et de Giambattista Vico, qui me convient bien. En art, j’aime beaucoup Nicolas de Staël de Holstein : c’est une autre modernité que la modernité bourgeoise. Cela fait sans doute de moi un inclassable. Ce n’est pas ce qu‘il y a de plus confortable. Trop à droite pour les gens de gauche, trop à gauche pour les gens de droite. Si être inclassable est le prix à payer pour être soi-même, je choisis d’être moi-même.
ÉLÉMENTS : Pour comprendre une pensée, il faut comprendre un auteur. D’où une question plus personnelle : qu’est-ce que vous aimez et détestez dans la vie ?
PIERRE LE VIGAN. Commençons par ce que je déteste. Les cons. La méchanceté est désagréable, mais la connerie donne le vertige. Elle est sans fond. Et comment se battre contre les cons ? On peut négocier avec les méchants, tandis que, avec les cons… On peut pardonner une méchanceté virile, pas une méchanceté conne.
« Et on tuera tous les affreux », disait Boris Vian. On peut toujours rêver ! La connerie protège le con comme la coquille protège l’escargot, ou les piquants protègent le hérisson. Mais ces deux derniers sont beaux, ce que le con n’est pas. À l’inverse, l’intelligence et la beauté vont ensemble. Sachant que la vraie intelligence, comme la vraie beauté, est toujours généreuse.
ÉLÉMENTS : Du coup, comment reconnaître les cons ?
PIERRE LE VIGAN. Le con se reconnaît notamment par sa fausse bienveillance. Le con vous écrira par exemple : « En espérant que ce mail vous trouve tous en bonne santé. » Le con est hypocrite et toujours de mauvais goût. Le con se repère aussi par des tournures de langage. Il ne vous écrira pas simplement : « Bonne journée », mais « Très belle journée » ou « Très belle soirée » (de quoi je me mêle !) Dépourvu d’imagination et d’humour, le con parle comme les annonces SNCF, ou comme nombre d’hommes politiques. Du reste, le politique pas con ne fait pas long feu : voir Henri Guaino. Il ne fait pas bon avoir une culture en politique et en histoire, fût-elle orientée dans un sens que chacun partagera ou pas du tout. Il ne fait pas bon faire des parallèles historiques non agréés par la doxa politico-médiatique dominante. Voir le député David Guiraud de La France insoumise (dont bien des prises de position ne sont pas les miennes, mais ce n’est pas ici le sujet).
On reconnaît de plus en plus facilement le con, car il se rapproche d’un modèle unique, homogénéisé. Un monotype. La biodiversité des cons a beaucoup baissé, ce qui appauvrit beaucoup l’univers de la littérature. Le con asymptomatique se fait rare. On repère facilement le con (cf. les indices ci-dessus) mais en même temps le con évolue volontiers au milieu d’autres cons. La boussole du con indique la bassesse sans se tromper. Il y a des milieux presque entièrement connifiés. Le non-con (ou la non-conne) est alors l’exception, voire une bête curieuse. Il est tenu à l’écart. Il inquiète, il dérange. Il fait tâche (d’intelligence).
ÉLÉMENTS : Comment éviter les cons ?
PIERRE LE VIGAN. Ne pas fréquenter de trop petits groupes : l’entre-soi des entre-cons est chose terrible. Pour le reste, les cons détiennent des postes-clés partout. Ils sont très bien implantés dans l’Éducation nationale, la « culture », les réunions de copropriété, etc. Difficile de les tenir à distance et de ne pas passer par eux comme interlocuteurs. D’où les stratégies de certains. Ainsi, les voyageurs fuient d’abord les cons plus qu’autre chose (la peur de s’engager comme on le dit parfois bêtement), tel Sylvain Tesson. « Le plus court chemin vers soi-même passe souvent par un tour du monde »,dit Hermann von Keyserling.
« Tout voyageur est un monsieur Jourdain : il fait de la philosophie sans le savoir, dit pour sa part Sylvain Tesson (Géographie de l’instant). Les écoles de pensée, grecques, épicuriennes, stoïciennes l’ont affirmé : philosopher n’est pas construire des systèmes. Cela, c’est bon pour les artistes de la raison, comme les appelait Kant. Philosopher, c’est apprendre à vivre. Et vivre, c’est descendre en soi pour se connaître, accepter ce qui advient. Et comprendre que les sens sont des fenêtres. L’essentiel est de les ouvrir. » Merleau-Ponty disait : « La vraie philosophie, c’est de réapprendre à voir le monde. » Certains hommes, de leur côté, font de la philosophie pour fuir les cons, tel Cioran. Pour la connerie, il n’y a pas de traitement, et elle est très confortable pour les cons. Il fut un temps où la connerie était une affaire privée, elle est devenue une religion d’État.
ÉLÉMENTS : Ce n’est pas très encourageant…
Je ne dirai pas le contraire.
ÉLÉMENTS : Y-a-t-il des milieux moins colonisés par les cons que d’autres ?
PIERRE LE VIGAN. Le sport en fait partie, à condition de ne pas se rapprocher des milieux du développement personnel et autre yoga (yogaga ?) pour Occidentaux. La danse aussi est encore peu affectée (et infectée). C’est appréciable. Mais c’est assez en dire sur un sujet aussi sinistre. Parlons de ce que j’aime : à peu près tout le reste. Et d’abord les paysages, et le défilement des paysages. Paysages naturels, paysages façonnés par l’homme, paysages humains, visages (sauf ceux des cons !). Nietzsche nous invite à l’espérance : « Tu n’auras pas soif longtemps,/ cœur consumé !/ Une promesse est dans l’air,/ je la sens souffler de bouches inconnues :/ la grande fraîcheur arrive… » (Poèmes complets, Les Belles Lettres, 2019).
Pierre LE VIGAN, Avez-vous compris les philosophes ? Volumes I à V. Introduction à l’œuvre de 42 philosophes, 512 pages, La barque d’or (diffusion Amazon, 24,99 € – en ce moment, en promotion à 12 €). ISBN 978-2-491020-05-7.
Contact La Barque d’or : labarquedor@gmail.com
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