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Les craintes de Samuel Huntington

Il y a environ deux ans, dans le cadre de son émission “Répliques” diffusée chaque samedi matin sur France-Culture, Alain Finkielkraut affirma très justement que Samuel P. Huntington est un auteur dont tout le monde parle en France, mais que personne n'a vraiment lu. Il dénonçait ainsi une maladie endémique des milieux intellectuels français, leur incorrigible frivolité.

Bien que Huntington, aujourd'hui âgé de 78 ans, ancien conseiller de Jimmy Carter et depuis longtemps professeur émérite de relations internationales à Harvard, ait publié son premier livre à la fin des années 1950 (en 1970, il codirigera un ouvrage collectif sur les régimes à parti unique, The Authoritarian Politics in Modern Society. The Dynamics of Established One-Party System), ce n'est que 40 ans plus tard qu'il sortit des sphères universitaires pour accéder à la notoriété internationale, avec un gros ouvrage très vite traduit dans de nombreuses langues, Le Choc des civilisations (1).

Il n'est pas indifférent de rappeler que la première mouture de ce livre fut « un cycle de conférences qui [se tint] à l'American Enterprise Institute de Washington, en octobre 1992 » [p. 10-11], soit dans les locaux du plus important think tank (boîte à idées) néo-conservateur, « dont est issue une bonne partie de l'administration Bush » (2). En effet, après des débuts comme libéral et démocrate typique de la côte Est, Huntington s'est peu à peu “droitisé” pour finir, non par rejoindre en réalité les néoconservateurs, mais par se faire le défenseur d'un “néonationalisme” américain. En France, Le choc des civilisations eut droit à un succès d'estime, et il faut croire que ses ventes furent satisfaisantes puisqu'il fut bientôt réédité dans une collection de poche.

Pour autant, ce livre a-t-il été lu chez nous comme il le mérite, c'est-à-dire ligne à ligne et crayon en main (3) ? À considérer les jugements hâtifs dont il fit l'objet, et ce dans les milieux les plus opposés, il est permis d'en douter. Huntington, il est vrai, ne fait aucune concession à la facilité, entrecoupant volontiers ses analyses de graphiques, statistiques et pourcentages rébarbatifs. Son allure même est à contre-courant : le vieux professeur est un WASP (White Anglo-Saxon Protestant) plus vrai que nature, un Bostonien aux yeux bleus, vifs et pénétrants, dont la calvitie laisse encore voir des cheveux blonds et qui ne porte que des blazers et des cravates rayées d'un classicisme indémodable.

Puisqu'un second livre de Huntington, consacré à la crise de l'identité nationale américaine, est paru en traduction française il y a quelques mois, il semble utile de mettre en relief les raisons de lire ou de relire le politologue américain. On va voir qu'elles sont excellentes et concernent des enjeux essentiels. Il sera bon, pour commencer, de procéder par le rappel de quelques-uns des reproches faits à Huntington et de montrer, citations à l'appui, l'inanité de ces reproches.

Huntington a d'abord été accusé de laisser entendre avec présomption qu'il avait découvert, quelques années après la fin de l'empire soviétique et le dépérissement des idéologies, la clé du dynamisme historique, donc accusé de retomber, même à son corps défendant, dans une approche idéologique. En fait, s'il a bien énoncé sa thèse centrale comme une règle (« Dans le monde nouveau qui est désormais le nôtre, la politique locale est ethnique et la politique globale est civilisationnelle » [p. 21]), Huntington s'est bien gardé de conférer à cette règle une validité permanente. Son regard est toujours strictement politique et historique : « L'approche civilisationnelle, écrit-il, peut aider à comprendre la politique globale à la fin du XXe siècle et au début du XXIe. Pour autant, cela ne veut pas dire que cette grille de lecture est pertinente pour le milieu du XXe ni qu'elle le sera pou le milieu du XXIe » [p. 10]. Ce grand défenseur de la culture anglo-protestante s'est également vu reprocher de n'avoir pas encore vraiment compris que le temps de la domination blanche est définitivement révolu. Or, non seulement Huntigton refuse toute supériorité intrinsèque à l'Occident, mais il ne croit pas que le modèle occidental soit réellement universalisable : « L'Occident, affirme-t-il, a vaincu le monde non parce que ses idées, ses valeurs, sa religion étaient supérieures […], mais plutôt par sa supériorité à utiliser la violence organisée. Les Occidentaux l'oublient souvent, les non-Occidentaux jamais. […] Seule l'arrogance incite les Occidentaux à considérer que les non-Occidentaux “s'occidentaliseront” en consommant plus de produits occidentaux. Le fait que les Occidentaux identifient leur culture à des liquides vaisselle, des pantalons décolorés et des aliments trop riches, voilà qui est révélateur de ce qu'est l'Occident » [p. 61 et p. 72-73].

La seconde partie de la citation renvoie à ce que l'on peut considérer comme l'apport le plus novateur et le plus original du Choc des civilisations à savoir la distinction capitale entre modernisation et occidentalisation. Là encore, c'est l'immense mérite de Huntington que de ne pas confondre l'ethnologie ou l'anthropologie culturelle avec l'histoire. Jusqu'à la parution de son livre ou presque, modernisation et occidentalisation étaient entendues comme des quasi-synonymes : soit pour s'en féliciter, au nom de la démocratie et de l'idéologie des droits de l'homme, réputées universalisables ; soit pour condamner le phénomène, au nom du relativisme des valeurs et de la défense du droit à la différence.

Sous l'effet d'un paradoxe qui n'est qu'apparent, l'analyse bien plus fine de Huntington nous permet de saisir que, dans notre déploration sur la perte de substance des cultures “traditionnelles” et notre croyance à leur incapacité à résister au choc de l'influence occidentale, il entre précisément beaucoup de condescendance “occidentalo-centrée”. C'est un regard de touristes cultivés, penchés avec mauvaise conscience sur l'Autre, mais qui n'imaginent même pas que cet Autre puisse opérer un tri sélectif parmi tout ce qui vient de chez nous. Huntington, lui, restitue à ces processus leurs cassures, étapes et rythmes : « Lorsque la modernisation s'accroît, cependant, le taux d'occidentalisation décline et la culture indigène regagne en vigueur […] À l'échelon sociétal, la modernisation renforce le pouvoir économique, militaire et politique de la société dans son ensemble et encourage la population à avoir confiance dans sa culture et à s'affirmer dans son identité culturelle » [p. 98-99]. Pour Huntington, c'est plutôt à l'échelon individuel que la modernisation « engendre des sentiments d'aliénation et d'anomie […], des crises d'identité auxquelles la religion apporte une réponse » [p. 99].

L'exemple de l'Inde hindouiste, où le mouvement de renouveau national sous la conduite du BJP repose avant tout sur la classe moyenne supérieure — avec des hommes et des femmes maîtrisant parfaitement les technologies de pointe d'origine occidentale, mais faisant chaque matin leurs dévotions à Ganesha ou à Shiva — semble bien confirmer la pertinence de la conclusion de Huntington : « Fondamentalement, le monde est en train de devenir plus moderne et moins occidental » [p. 103].

Mais l'universitaire américain ne se contente pas de prendre le contre-pied de nombreuses idées reçues. Il lui arrive parfois d'être politiquement très incorrect. Dans Le choc des civilisations, renvoyant explicitement au Camp des saints de Jean Raspail, il écrit : « L'Afrique, quant à elle, non seulement n'a rien à offrir pour contribuer à la reconstruction de l'Europe, mais elle déverse des hordes d'immigrants résolus à se partager les restes » [p. 477]. Au sujet de l'islam, Huntington déchire les rideaux de fumée sémantiques et affirme nettement : « Le problème central pour l'Occident n'est pas le fondamentalisme islamique. C'est l'islam, civilisation différente dont les représentants sont convaincus de la supériorité de leur culture et obsédés par l'infériorité de leur puissance » [p. 320]. Sans doute le lecteur comprend-il mieux maintenant pourquoi Huntington, malgré une impeccable carte de visite universitaire, fait grincer des dents chez les bien-pensants et autres chantres progressistes de la douce tolérance musulmane.

Il semble que ce soit le lot de Huntington, auteur complexe et subtil, d'être de toute façon mal interprété. Quand sa pensée n'est pas présentée de manière déformée pour cause d'anti-américanisme rabique, elle est par trop simplifiée. C'est ainsi que son dernier livre, qui fait grand bruit outre-Atlantique, a pu être lu (…) comme celui d'un “suprémaciste blanc”. Pourtant, dès la préface, l'auteur précise que son ouvrage « vise à défendre l'importance de la culture anglo-protestante, et non celle des Anglo-Protestants » (4).

Il est clair pour Huntington que l'identité nationale américaine repose sur deux piliers, la culture et la religion, non sur la race. Toute singularité de cette identité lui paraît résider en ceci que la culture anglo-protestante a perduré pendant trois siècles, alors même que le nombre de descendants d'immigrants d'origine anglo-protestante diminuait par rapport à la population globale.

Ce qui s'est délité depuis 1965 avec l'apparition du mouvement dit de la “déconstruction” et la montée des identités communautaires infranationales, c'est le ciment qui tenait ensemble tant d'éléments disparates : le “credo américain”, qui signifie prédominance publique et rendue obligatoire de la langue anglaise, attachement aux principes de l'État de droit, responsabilité des dirigeants, défense farouche des droits individuels et, plus généralement, des valeurs issues du “protestantisme dissident”.

Alors que les États-Unis avaient absorbé sans difficultés majeures, entre 1820 et 1924, 34 millions d'immigrants européens, l'intégration étant chose faite à la troisième génération, ils sont aujourd'hui confrontés « à un afflux, contigu, dont la population équivaut à plus d'un tiers de celles des États-Unis et est séparée d'eux par une frontière de 3.500 kilomètres matérialisée par une simple ligne tracée sur le sol et un fleuve peu profond. Cette situation est unique pour les États-Unis et unique au monde » (5). À la différence des vagues migratoires antérieures, la vague mexicaine n'est pas dispersée sur le territoire mais regroupée dans les États du Sud-Ouest (certains auteurs parlent déjà de “Mexamérique” ou d’“Amexique”) et en Californie (rebaptisée “Mexifornie”), et ne veut absolument pas abandonner la pratique de l'espagnol mais imposer au contraire un bilinguisme officiel. Elle entend bien, enfin, dans le cadre d'une double allégeance, maintenir des liens permanents avec son pays d'origine. Là comme ailleurs, les binationaux veulent et ont, comme le dit dans détour Huntington, le beurre et l'argent du beurre.

Le cauchemar americano de Huntington serait que les États du Sud-Ouest subissent un sort analogue à la “cubanisation” de Miami, devenue la vraie “capitale de l'Amérique latine” ; Miami qui, entre 1983 et 1993, a été désertée par 140.000 de ses habitants d'origine anglo-saxonne. D'autres chiffres fournis par Huntington donnent véritablement le tournis (en 2000, Los Angeles comptait 46,50 % d'habitants d'origine hispanique contre 29,70 % de “Blancs”) et justifient la formule qu'il emploie : il s'agit d'une “reconquista démographique” de territoires enlevés par la force dans les années 1830 et 1840.

Huntington sait qu'à l'horizon 2040 les Blancs d'origine européenne pourraient n'être, aux États-Unis qu'une minorité parmi d'autres, réduite à s'organiser en lobby pour se faire entendre. Chez le vieux Bostonien lucide et courageux, on perçoit même souvent des accents spengleriens, comme s'il ne s'agissait désormais que de différer le moment de la disparition. Cependant, ce réaliste qui n'a pas seulement fréquenté les bibliothèques, mais aussi les sphères du pouvoir et de la décision, cet homme qui rejette tout irénisme et qui ne perd jamais de vue les rapports de force, refuse absolument de battre sa coulpe, de s'excuser d'être né WAPS et de vouloir le rester. Observateur désenchanté du phénomène de “dénationalisation des élites”, qu'il dénonce, ce produit type de l'élite à choisi franchement la cause du peuple et de la nation.

Philippe Baillet, Nouvelle Revue d'Histoire n°17, 2005.

Notes :

1. Odile Jacob, 1997. Éd. de poche chez le même éditeur, 2000. Les citations sont tirées de cette dernière édition. 
2. Pierre Hassner et Justin Vaïsse, Washington et le monde : Dilemmes d'une superpuissance, CERI/Autrement, 2003. p. 166.
3. Le choc des civilisations a fait l'objet de plusieurs réflexions dans La Nouvelle Revue d'Histoire, et not. dans notre n°7, p. 27 et dans notre n°13, p. 5.  
4. S. P. Huntington, Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures, Odile Jacob, 2004, p. 11.
5. Ibid., p. 220.

http://www.archiveseroe.eu/recent/150

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