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Les pirates barbaresques – Partie 3 : La Lingua Franca des esclaves et du Bourgeois Gentilhomme

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La Lingua Franca (ou Langue Franque, ou Franco)  est la langue véhiculaire utilisée jusqu’au XIX ème siècle dans les contacts entre le nord et le sud de la Méditerrannée, entre marchands chrétiens et marchands musulmans ou juifs, entre maîtres et esclaves.

La langue de personne, parlée par tout le monde

La Lingua Franca  présente cette caractéristique étonnante : elle est très largement répandue, mais ce n’est la langue de personne. Dakhlia parle de “no man’s langue“, de “langue-sas“, de “langue de l’entre-deux“. C’est une pure langue de contact, et de contact contraint. Les maîtres musulmans n’acceptent pas que leurs esclaves parlent les langues européennes normales : ils veulent comprendre ce qui se dit. Ils n’acceptent pas non plus qu’ils parlent arabe, soit par refus que  leur langue “sacrée” soit souillée par des infidèles impurs, soit pour des raisons plus pragmatiques, comme le souligne Dakhlia :  “Thévenot explique qu’à Tunis, au XVII ème siècle, il faut cacher que l’on entend l’arabe. Sans doute voulait-on éviter les fuites d’esclaves ou de captifs si trop d’entre eux s’initiaient à la langue du pays. L’argument de la sacralité de l’arabe ne doit pas être trop systématiquement invoqué.”

Reste donc la Langue Franque, indissociablement liée à l’esclavage, aux coups, aux insultes, aux viols pour les femmes. Si l’esclave est libéré et rentre chez lui, il retrouve sa langue d’origine. S’il se convertit à l’islam et finit par être affranchi, il passe à l’arabe ou au turc. La Lingua Franca n’a rien d’un phénomène marginal. Pourtant, elle ne se créolise pas, c’est à dire qu’elle ne se transforme pas en langue maternelle. Personne ne l’aime assez pour la défendre. Elle disparaîtra sans bruit quand elle aura perdu son utilité, avec la conquête française.

Au niveau social, la Lingua Franca est souvent décrite comme la langue des marins, des esclaves, des prostituées et des tavernes du port. C’est vrai, mais elle est aussi utilisée dans toutes les bonnes maisons d’Alger, d’abord entre maîtres et esclaves, mais également (la femme étant souvent une captive et son maître de mari un renégat affranchi depuis peu) entre mari en femme, ou entre femme et amant (car les femmes algéroises, voilées de la tête aux pieds devant leurs voisins musulmans, ne prenaient pas la moindre précaution pour se cacher de leurs esclaves chrétiens, supposés invisibles.

C’est aussi la langue des marchands, de leurs affaires souvent interlopes mais rénumératrices ; c’est la langue qu’utilisent verbalement les diplomates pour les discussions libres, même s’ils usent d’interprêtes pour les audiences solennelles et passent au turc pour rédiger les traités. La Lingua Franca est donc présente dans les meilleures maisons des Régences barbaresques, à Versailles (par le biais du Bourgeois Gentilhomme) et dans les chancelleries, mais un peu en contrebande. Elle n’a  pas l’honneur d’être admise à l’écrit, et c’est bien dommage pour nous, car le corpus disponible s’en ressent. Il n’est composé à peu près que de bribes notées au vol par tel voyageur, ou de passages comiques dans telle pièce ou dans tel opéra.

Jocelyne Dakhlia, auteur de l’ouvrage de référence cité en sources, remarque que, lorsqu’un énoncé en Langue Franque figure dans un livre de voyageur, il n’est jamais placé par l’auteur dans sa propre bouche. De même, dans l’opéra, dans la Comedia dell’Arte et dans le Bourgeois gentilhomme de Molière, les passages en langue franque sont toujours sur le registre comique.

Ce manque d’affection des locuteurs pour leur langue véhiculaire finit par produire des biais multiples dans le corpus disponible. Dakhlia note l’absence du registre de l’amour, alors même que l’on sait que des idylles se nouaient entre esclaves chrétiens et maîtresses musulmanes, et qu’elles se déroulaient en langue franque. Cette absence s’explique probablement par la crainte de ridiculiser ces idylles en les associant à une langue que le théatre réservait au registre comique.

Enfin, il a fallu attendre des études de linguistes juifs pour que le corpus de la langue commerciale apparaisse au jour. Cette langue commerciale présente des spécificités non seulement au niveau du vocabulaire, mais aussi de la grammaire, avec une meilleure maîtrise de l’expression des temps (car il importe à un commerçant de savoir si une facture a été payée ou le sera).

Morphologie :

L’absence supposée de règles grammaticales dans la Lingua Franca est fréquemment soulignée par les voyageurs ; en réalité, il faut simplement entendre par là que la grammaire est simplifiée et non normative. Contrairement à ce que disent ces voyageurs, le Franco possède bien une structure interne solide, puisqu’il permet une inter-compréhension durable. Il n’y a pas de déclinaisons, même pour des pronoms. Mi, c’est je, me moi.Pas de conjugaisons non plus. Les verbes restent à l’infinitif (“Se ti sabir, ti respondir”) ; passé et futur se rendent par des tournures indirectes ; par exemple, pour le futue, voler + infinitif (“Voler far un paladina de Giordina“).

Un peu de vocabulaire :

Les ordres : Abasso (en bas !) ; Sursa (Debout !)

Les lieux : Bagno (bagne) ; Matamore (prison souterraine) ; Casa (maison) ; Masseria (maison de campagne) ; Caisserie (caserne, marché) ; Pescaderie (pêcherie, nom d’une porte d’Alger) ; Fondouque (auberge)

Les fonctions : Bassa (Pacha) ; Capitan, ou raïs (capitaine pirate) ; amirante (amiral) ; barbiero (barbier, médecin) ; drogman, truchement (interprête) ; patron (maitre)

Termes maritimes et militaires : Scarcina (cimeterre) ; galima (butin) ; Yoldach (corps des Janissaires) ;preza (prise, capture), buona preza (de bonne prise = capturé légalement) ; vogar (voguer, ramer sur une galère) ;

Religion : Senza Fe (sans-foi, renégat) ; Papas (prêtre ; toutes religions) ; Pasqua de carniero (Aïd el Kebir, littéralement Pâques de la boucherie) ; esnoga (synagogue) ; nizarane (Chrétien, littéralement : Nazaréen) :

Les mots qui reviennent souvent :

Leurs sous-entendus permettent la gestion de crises relationnelles. On note particulièrement :

No Paura (“N’ayez pas peur”) : utilisé après l’abordage pour diminuer la tension chez les captifs ;

Fantasia (“fantaisie” de l’esclave qui va vite lui attirer des coups) ; ce mot permet au maître de menacer en usant malgré tout d’un vocabulaire d’apparence modérée ;

Uzansa (“usage”, sous-entendu usage de guerre généralement brutal) ; Avanie (embrouille suscitée volontairement dans un but de racket) ; utilisés quand le locuteur est sur le point de  commettre une malhonneteté ou une brutalité grave, qu’il ne peut ou ne veut plus cacher, ils tendent à  banaliser le comportement ainsi qualifié, généralement typique le la pire piraterie ;

Fortuna (la Fortune, surtout la fortune de mer qui va et qui vient ; synonime : Ventura) ; Dio Grande (Dieu est grand ; sous-entendu : il trouvera bien le moyen de te libérer un jour ; en attendant accepte ton sort) ; Cosi-cosi (une fois comme-ci, une fois comme ça ; sous entendu : tout change) ;  on note le grand nombre d’expressions qui reviennent à souligner les caprices de la fortune et la fragilité des situations ; l’expression de cette idée, la seule partagée du haut en bas de l’échelle sociale et toutes religions confondues, sert aussi bien à consoler l’esclave qu’à rappeler le vainqueur à moins d’arrogance ; elle permet de mettre un minimum de liant dans des situations potentiellement explosive.

SOURCES

Jocelyne Dakhlia, Lingua Franca, Actes Sud, 2008

Alan Corré : A Glossary of Lingua Franca

https://www.fdesouche.com/2010/09/08/les-pirates-barbaresques-partie-3-la-lingua-franca-des-esclaves-et-du-bourgeois-gentilhomme/

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