Le 4 septembre 1870, plus ou moins spontanément, une multitude de Parisiens envahit au matin la Chambre des députés. L’Empire vit ses dernières heures : Gambetta et Favre, entraînant à leur suite la foule, proclament la République à l’Hôtel de ville. Le baron Eugène Eschassériaux est témoin de cette scène. Bonapartiste autoritaire, député de la Charente-Inférieure (actuelles Charentes-Maritimes) de 1848 à 1892 sans interruption, il se distinguera plus tard comme l’un des piliers du parti de l’Appel au peuple (impérialistes) et restera fidèle jusqu’à sa mort à la dynastie déchue.
“[…] on nous annonce que la Chambre est envahie. A ce moment, nous assistons à l’appel aux armes fait à un bataillon qui nous gardait dans la cour. Les soldats disséminés dans les cours s’élancent sur leurs fusils en faisceaux et leurs sacs. Gambetta revint et ressort aussitôt. Nous déclarons que, sans nous préoccuper de l’envahissement de la salle des séances nous devons rester à notre poste et délibérer. Mais l’émotion gagne le bureau ; on n’écoute pas un orateur, on regarde le bataillon qui entre sous le bureau pour prendre l’escalier et pénétrer dans la salle des Quatre Colonnes. Nous sortons alors du bureau. Je pénètre alors dans la salle des Quatre Colonnes, d’où j’aperçois à travers la porte la salle des Pas perdus envahie, des têtes, des bras en l’air, des bayonnettes, des chapeaux et un bruit très grand. Dans la salle des Quatre Colonnes j’assiste à un conflit de députés de la gauche, de journalistes, de gardes nationaux, de soldats, d’officiers de Trochu et de Palikao. Les uns veulent faire évacuer la salle, les journalistes ; les députés de gauche et les officiers de Trochu [républicain] veulent faire descendre la troupe et l’empêcher d’agir. […] Le Général de Palikao était bousculé, molesté parce qu’il persistait à vouloir faire évacuer la salle par la troupe. Sa vie était en danger. On le poussait dans un coin. Au milieu de tout cela, la troupe de ligne, sur deux hommes de front, montait dans l’escalier, tandis que la tête descendait. Tout le monde lui donnait des ordres. Les jeunes soldats ne savaient s’ils devaient obéir. Le député Wilson [républicain] lui faisait mettre la bayonnette au fourreau. Il faisait descendre une tête de colonne, tandis qu’un sergent lui disait de rester.
Nous nous tenions sur le palier au-dessus de l’escalier, assistant à cette scène et en même temps empêchant de chaque côté le flot des envahisseurs de pénétrer dans le couloir allant aux bureaux.
[…] j’entendis un grand bruit dans le jardin. C’était M. Schneider [président de la Chambre], descendant précipitamment le perron de la Salle des Quatre Colonnes et poursuivi par une bande jusqu’au perron de la présidence ; la foule grossissait à vue d’oeil pendant cette rapide traversée du jardin intérieur. On lui avait arraché ses décorations, déchiré les vêtements ; il avait reçu dans le jardin un coup de crosse sur le chapeau ; il était tout contusionné, et sans l’intervention de M. Chesnelong et de quelques autres, il aurait été tué, évidemment par des gens de l’Internationale qui l’apostrophaient par ces mots : Assassin du Creusot ! Nous assistâmes pendant une heure à des divagations politiques, économiques, sociales de la part de la foule d’envahisseurs, de nature à faire douter la raison et à mettre Paris en-dessous du dernier des villages et au niveau d’une maison de fous. Il n’y a pas de stupidités, d’insanités qui ne soient sorties de ces têtes de gens armés et plus ou moins équipés en gardes nationaux. Pour eux les députés de la droite étaient des monstres, des voleurs, des brigands, des pillards emportant chaque soir chez eux une partie du trésor public. Les candidats officiels avaient été désignés sans élection par les préfets corrompus. D’autres protestaient contre le 2 Décembre, ne faisant pas attention qu’ils faisaient la même chose, au nom du désordre, quand l’ennemi est aux portes. Pour eux Paris est tout, les départements rien. Paris doit imposer la loi, et dans Paris les faubourgs, le peuple.
On peut se demander dans quel milieu vivent de pareils hommes ; dans quelles ténèbres, dans quelle fournaise de passions aveugles et brutales ces gens passent-ils leur vie ? Ces hommes ne parlent pas notre langue, ne nous comprennent pas, et cependant ils vivent à quelques pas de nous. […] Ainsi a fini l’Empire […]. L’Empire aurait pu être sauvé après Sedan, par l’abdication de l’Empereur, si l’Impératrice et le ministère Palikao avaient transféré derrière la Loire, à Tours, le siège du gouvernement, en justifiant hautement le patriotisme de cette résolution par la nécessité de la défense nationale. C’eut été imiter les Valois pendant la ligue. Cette mesure de salut a été prise, quelques semaines après la chute de l’Empire, par les gens du 4 septembre. Elle s’imposait du jour où l’on a prévu le siège de Paris qui allait isoler le gouvernement du reste de la France et briser par cet isolement tous les moyens de défense. L’Impératrice et le ministère ont sacrifié au préjugé de croire que Paris est la France et surtout la peur de mécontenter les Parisiens. Les pouvoirs publics transférés à Tours eussent été libres, à l’abri des craintes de l’émeute, d’assurer la défense et de traiter de la paix sans cession de territoire. C’est ce qui aurait dû être fait au lendemain de Sedan.”
ESCHASSÉRIAUX Eugène (baron), Mémoires d’un grand notable bonapartiste, 1823-1906, présentés par François Pairault, Saintonge, éd. des Sires de Pons, 2000, pp. 99-104.
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