par Yves Loir.
La stratégie britannique après la défaite franco-britannique de 1940
Après la défaite franco-britannique de mai-juin 1940 et le retrait des Britanniques en Grande-Bretagne (évacuation de Dunkerque) il n’est bien entendu pas question pour ceux-ci de reprendre pied sur le Continent. Il leur faut par ailleurs tout d’abord affronter la menace de débarquement allemand (opération Lion de Mer-Seelow) même si celle-ci n’a guère de consistance, Hitler songeant dès cette époque avant tout à l’invasion de l’Union soviétique puis résister à l’offensive aérienne allemande contre les villes britanniques (Blitz).
Dès que ces deux menaces sont conjurées (octobre 1940) quelle stratégie militaire va adopter le gouvernement du Premier Ministre Churchill face à l’Allemagne ? Un débarquement sur le Continent étant exclu, la stratégie britannique va consister à tenter d’affaiblir l’Allemagne par des bombardements aériens de plus en plus intensifs À plus long terme, la Grande Bretagne compte bien sûr sur l’entrée en guerre des États-Unis. Outre l’Allemagne, les bombardements britanniques vont également viser des objectifs allemands en France occupée notamment des centres industriels.
Après l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Allemagne (décembre 1941) la perspective d’un débarquement sur le continent inimaginable jusque là, reprend consistance et lors de la Conférence d’Anfa (Casablanca) qui se tint du 14 au 24 janvier 1943 et qui réunit Churchill, Premier Ministre britannique et le Président américain Roosevelt, entourés de leurs hauts responsables militaires, un certain nombre de décisions importantes furent prises dont celle consistant à étudier la faisabilité d’un débarquement en Europe pour 1944 et à en planifier le projet. Quelques semaines plus tard, une structure fut crée à cette fin, connue sous son sigle anglo-saxon de C.O.S.S.A.C et dirigée par le général britannique Morgan. L’année 1943 fut consacrée à cette étude très approfondie de l’opération qui reçut par la suite le nom de code d’« Overlord » et qui prévoyait un débarquement sur les côtes normandes primitivement à l’échéance de mai 1944.
La composante aérienne “d’Overlord”
Parmi les conditions préalables requises pour la réussite du débarquement, figurait tout d’abord la double nécessité d’un affaiblissement considérable de la puissance aérienne allemande et de l’impossibilité pour l’armée allemande de déplacer des unités stationnées en Europe de l’Ouest et notamment en France pour les diriger vers les zones de débarquement , le dispositif militaire allemand statique en place dans celles-ci n’étant en mesure, loin de là, tant au niveau quantitatif que qualitatif, de résister par ses moyens propres à un assaut.
Les deux conditions absolument impératives qui viennent d’être rappelées, nécessitaient tout d’abord la possession par les alliés d’une puissance aérienne surclassant d’une manière décisive celle des Allemands et d’autre part l’engagement de moyens propres à empêcher ou retarder, le moment venu, le déplacement d’unités allemandes évoqué précédemment. La maîtrise aérienne anglo-américaine absolue fut essentiellement rendue possible grâce à la puissance industrielle des États-Unis qui put produire en très grand nombre les avions de tous types équipant les forces aériennes alliées. La réalisation de la seconde condition, relative aux déplacements des réserves allemandes, nécessitait la destruction préalable la plus complète possible de leurs moyens de transport notamment ferroviaires Très tôt, début 1943, des plans sont établis, côté allié, pour atteindre cet objectif par une campagne de bombardement intensifs contre les infrastructures ferroviaires principalement françaises.
Les plans aériens généraux accompagnant “Overlord” – le “Transportation Plan”
Après la conférence d’Anfa, dès que la planification du débarquement est engagée, sa composante aérienne est définie à partir des conditions préalables à la réussite du débarquement établies par le Général Morgan :
La directive « Pointblank » publiée en juin 1943 vise à « atteindre et maintenir une supériorité aérienne de telle sorte que les forces aériennes allemandes soient rendues incapables d’interférer efficacement avec les opérations alliées »
Cette directive est complétée par l’Overall Air Plan dressé par le Général Morgan (planificateur d’Overlord) durant l’été 1943.
Dès le début 1944 un plan précis consistant à paralyser le système ferroviaire français pour empêcher l’envoi de renforts allemands , le moment venu , de l’intérieur vers les zones de débarquement est établi par Solly Zuckerman, conseiller scientifique du Général Tedder, adjoint d’Eisenhower, fin janvier 1944, s’inspirant d’abord en profondeur du rapport de Solly Zuckerman lui-même (Rapport Bombing Survey Unit, B.S.U, Structure créée en 1943) sur les effets des bombardements sur le théâtre méditerranéen. C’est le Plan Transport (Transportation Plan). L’exécution du Transportation Plan avant et pendant Overlord va démontrer une certaine efficacité militaire même si il est accompagné d’importantes pertes civiles françaises qui susciteront une très forte préoccupation chez les dirigeants britanniques, chez le Premier Ministre britannique Churchill notamment, même si cette préoccupation n’est pas exclusivement d’ordre humanitaire .
Bombardement “Road-blocks”
A la fin avril 1944, les planificateurs du 21è groupe d’armées de Montgomery identifient trente six villes essentiellement normandes devant être « lourdement bombardées les D Day et D Day + 1 pour créer des road blocks ». Comme l’a affirmé l’Historien américain Stephen Alan Bourque dans un ouvrage qu’il a consacré aux bombardements sur la France en 1944, « en d’autres termes l’Armée voulait que l’aviation pulvérise des localités françaises pour ralentir les mouvements de troupes allemandes ».
Le 20 mai, Montgomery s’implique directement en recommandant une telle opération. Le même jour appelle Leigh Mallory pour lui demander si il avait lui-même changé d’avis sur le projet de bombardement massif des villes normandes évoqué ci-dessus. Mallory répond par la négative à la question de Montgomery et réaffirme son soutien à celui-ci quant à sa détermination à procéder aux bombardements « road blocks » .Sa volonté « d’aplatir » les bourgs normands – pour reprendre ses propres termes – répondait, selon lui, à une nécessité. Un ensemble de considérations exposé ci-après, contredit de manière absolue, le bien fondé de cette soi-disant « nécessité ».
L’exécution du plan « road blocks » à partir du 6 juin va avoir des conséquences dramatiques pour les populations normandes. Tenu en échec à Caen qu’il comptait prendre le soir du 6 juin, Montgomery le chef du 21ème groupe d’armées allié, décide de frapper un grand coup contre les… civils caennais : le 7 juin de minuit à 3 heures du matin, 1065 quadrimoteurs britanniques, aux côtés des forces aériennes américaines, poursuivent la destruction des villes normandes déjà bombardées la veille.
Le nombre de civils tués à l’occasion des premiers bombardements « road-blocks » ( avec notamment la destruction quasi-complète de Caen, Lisieux, Saint-Lô) et de très importantes destructions dans de nombreuses autres villes normandes s’élève à plus de 3000 sans compter les très nombreux blessés et les dégâts matériels immenses comprenant l’anéantissement de sites culturels d’une valeur inestimable comme le bâtiment contenant les Archives départementales de la Manche à Saint-Lô ou la Bibliothèque de la Faculté de Caen renfermant 160.000 livres et 116.000 publications universitaires détruits lors des bombardements « road blocks » de Caen.
Inefficacité militaire des “Road-blocks”, les exemples de Saint-Lo et de Caen
Depuis le début de la seconde guerre mondiale, l’armée de l’Air britannique s’était attachée les services d’un certain nombre de scientifiques , afin d’analyser d’une façon planifiée et rigoureuse, les effets des bombardements aériens ainsi que de conseillers également de formation scientifique qui soient à même de faire des recommandations aptes à rendre plus efficaces les opérations de bombardement aérien menées par eux.
Parmi ceux-ci, penchons-nous sur l’un de ceux qui va se distinguer tout au long de la guerre dans ce domaine, Solly Zuckerman. Né en 1904 au Cap en Afrique du Sud, il va gagner la Grande Bretagne en 1928 et au cours de la décennie 1930-1940 va devenir un spécialiste reconnu de l’étude des primates. Au début de la guerre, il va être affecté aux recherches sur les bombardements aériens. A ce titre il va tout d’abord opérer en Grande Bretagne puis en Afrique (Libye) ou l’armée britanniques est aux prises avec les germano-italiens. En mars 1943, Zuckerman fait la connaissance à Alger du général américain Eisenhower et de son adjoint le maréchal de l’air britannique Tedder ainsi que d’autres hauts responsables des forces aériennes américaines, Spaatz et Doolittle.
Les opérations militaires vont se poursuivre à partir de juillet 1943 en Sicile puis en Italie du Sud. Au cours de ces opérations, Tedder demande des suggestions à Zuckerman pour rendre les bombardements aériens plus efficaces. Celui-ci insiste beaucoup sur l’importance des cibles ferroviaires à détruire et rejette les bombardements de nœuds routiers (« road blocks ») qu’il considère inefficaces sur le plan militaire. En prévision d’ « Overlord », Zuckerman revient en Grande Bretagne en décembre 1943.
Dès son arrivée, il va être immédiatement impliqué de près dans la planification des opérations aériennes préparatoires d’ « Overlord » et notamment, à partir de janvier 1944, à la conception du « Plan Transport » (« Transportation Plan ») qui vise à détruire les noeuds ferroviaires français (centres de triage, dépôts de locomotives, centres de réparation ferroviaire…) pour paralyser le moment venu les mouvements de troupes allemandes de l’intérieur vers les zones du futur débarquement. Comme sur le théâtre méditerranéen, Zuckerman va déconseiller, en raison de leur inefficacité, les raids sur les nœuds routiers (« road blocks »). Le 5 mai 1944, dans un rapport rédigé par lui, il indique notamment que :
« Dans l’ensemble, ces attaques ne semblent pas capables de produire autre chose que des retards mineurs dans le trafic ennemi (…) Il apparaît clairement que ces opérations contre des villages ne peuvent qu’avoir de très légers effets sur les communications ennemies. La forte densité du système routier couvrant l’ensemble de la Normandie offre de telles possibilités de routes alternatives que l’ennemi peut même ne pas se donner la peine de déblayer les dégâts. »
L’utilité et l’efficacité militaires des bombardements « road blocks » sont contestées jusqu’au sein de l’AEAF (haut commandement aérien anglo-américain) par les hauts responsables du bombardement aérien, Spaatz, Doolittle, Tedder, qui obéiront néanmoins aux ordres de Leigh Mallory, couverts par Montgomery et Eisenhower. Fortement déconseillés par l’expert Zuckerman qui avait une longue expérience dans le domaine du bombardement aérien, contestés par les hauts responsables précités avant qu’ils ne soient exécutés, les bombardements « road blocks » vont montrer leur inefficacité militaire après qu’ils auront été réalisés, cette inefficacité étant reconnue par l’un des principaux promoteurs de ce type de bombardement, le Maréchal britannique Leigh Mallory lui-même, par des témoignages allemands et par l’évolution de la situation militaire en Normandie à partir du 6 juin 1944.
Le 8 juin 1944, après les premiers bombardements « road blocks » qui ont causé la mort de plusieurs milliers de civils normands, une réunion réunissant les hauts responsables des forces aériennes anglo-américaines a lieu pour faire un premier « bilan » de ces opérations. Lors de cette réunion, Leigh Mallory signale que les bombardements « road blocks » ont échoué et n’ont pas empêché les premiers mouvements de réserves allemandes vers la tête de pont, ce à quoi ils étaient censés s’opposer.
Par ailleurs, l’interrogatoire de prisonniers allemands appartenant à 11 divisions ayant rejoint la Normandie est sans appel : les principales voies routières traversant les « choke-points » (points d’étranglement du trafic) résultant des bombardements « road blocks », ont été sommairement et rapidement déblayés ou tout simplement contournés par des routes secondaires ou à travers champs.
Ce constat est confirmé par le témoignage de responsables militaires allemands présents dans la région. C’est ainsi que Friedrich Hayn de l’état-major du 84ème corps d’armées allemand (commandé par le Général Marcks) stationné à Saint-Lô en juin 1944 déclara après la guerre :
« Les pertes allemandes (jusqu’au 20 juin) étaient pour ainsi dire nulles (…) Il faut réfuter le fait que les décombres accumulées dans les nœuds routiers aient dérangé d’une façon déterminante le trafic et le ravitaillement de la Wehrmacht . Naturellement elles l’ont gêné mais le point décisif fut que la supériorité aérienne absolue des alliés obligea le trafic à s’effectuer pendant la nuit , et que les lourdes pertes arrêtèrent la concentration de troupes quand ces mouvements avaient lieu de jour (…) Même le pont de Vire à proximité de la gare était remis en état dès le premier soir . »
Ajoutons un témoignage, français celui là, à ceux qui précèdent et qui est relaté par le général Béthouard dans ses mémoires de guerre. Au début juin 1944, il se trouve à Londres aux côtés du Général de Gaulle, venu d’Alger en Grande Bretagne peu avant le débarquement. Après les premiers bombardements « road blocks » des 6, 7 et 8 juin qui ont fait des milliers de victimes civiles en Normandie, Béthouard rencontre un pilote français venant de participer aux opérations aériennes en Normandie.
« Le 9 juin au matin – relate t-il –, je reçois le témoignage direct et bouleversant d’un officier français servant dans la R.A.F, le colonel Livry-Level. Il est normand, sa famille est restée au pays. Il connaît le terrain mieux que personne. Depuis trois nuits, il mitraille les colonnes et convois allemands. Je ne vois personne, mon général, les routes sont vides les Allemands passent par les chemins creux que vous connaissez bien. Aucun ne passe par les grands carrefours que j’ai vu bombarder et ou ne meurent que des Français. J’ai vu tomber en quarante minutes 500 tonnes de bombes sur Coutances, autant sur Vire. J’ai vu la fumée de Lisieux s’étendre sur 20 kilomètres. Mon général, c’est du massacre, arrêtez cela. »
Béthouard rencontre quelque temps après, le Général Bedell-Smith, l’adjoint d’Eisenhower et lui raconte sa conversation avec Livry-Level en reprenant ses arguments :
« Les Allemands évitent les grands carrefours repérés, dangereux et généralement situés dans les villes ».
Bedell-Smith, apparemment sensible à ses arguments lui promet d’intervenir, mais il est clair qu’au dessus de lui les décisions sont prises.
Ainsi, sur le plan militaire, les « barrages routiers » (« road-blocks » ) destinés à stopper ou retarder les mouvements de troupes allemandes par voie routière vers les zones de débarquement furent un échec total . Au delà des témoignages irréfutables qui viennent d’être évoqués, l’évolution des opérations militaires immédiatement après le 6 juin, dans la zone proche de la tête de pont, le prouve d’une façon qui ne peut être contestée. Pour franchir la quinzaine de kilomètres séparant Ouistreham de Caen qui devait être conquis le soir du 6 juin, il faudra plus d’un mois. La ville ne sera en effet atteinte par Montgomery que le 9 juillet.
En ce qui les concerne, les Américains partis de la plage d’Omaha dans le Calvados, le 14 juin auront également besoin de plus d’un mois pour progresser de 40 kms et atteindre Saint-Lô (le 19 juillet), cette ville devant être investie au jour « J+9 » soit le 15 juin selon les prévisions. Les renforts allemands venant de l’intérieur auront la possibilité, aux côtés des troupes stationnées sur le littoral, de stopper rapidement l’avancée britannique et américaine dans ces secteurs, sans être le moins du monde gênées dans leur progression par les décombres des villes normandes détruites. La destruction des villes de Caen et de Saint-Lô avec les milliers de morts civils qui l’ont accompagnée n’a donc en rien ni empêché ni même retardé l’arrivée et l’irruption des forces allemandes à proximité de la tête de pont alliée.
L’hostilité des Normands envers les auteurs des bombardements inutiles ou ceux qu’ils considéraient comme étant leurs complices
Un certain nombre de témoignages montre que les bombardements de centres urbains dont la nécessité stratégique n’apparaissait pas justifiée et qui occasionnait un grand nombre de victimes civiles, tuées et blessées, sans compter les destructions matérielles considérables qu’elles entraînaient suscitaient chez de nombreux Normands des sentiments d’hostilité et même de haine à l’égard des anglo-américains.
Citons à ce sujet le journal londonien Sunday Pictorial (Londres) du 18 juin 1944, Rex North : Après avoir évoqué des manifestations explicites d’hostilité d’une partie importante de la population normande à son égard , l’auteur de l’article conclut de la manière suivante :
« D’une manière ou d’une autre nous devons convaincre ces gens que nous bombardons et détruisons leurs villes pas uniquement pour nous préserver nous mêmes .Quoiqu’il en soit je dois confesser que l ‘attitude de ces gens me terrifie ».
Pour sa part , le Ministre des Affaires étrangères britannique, Anthony Eden, évoquant dans ses Mémoires les bombardements « odieux » contre les civils français indique que, lors d’une réunion du Cabinet de guerre britannique le 27 avril 1944, « ne croyant pas absolument nécessaires ces attaques, je demandai que nos bombardiers fussent détournés vers d’autres objectifs ». Après une courte interruption, jusqu’au 5 mai, Eisenhower reprit les bombardements. Eden souligne alors son inquiétude de voir, après la guerre « de la haine dans les yeux des habitants des nations occidentales si nous poursuivions nos attaques ».
Les civils normands, innocentes victimes de l’hostilité du président américain Roosevelt envers la France du Général de Gaule
Refaire ici l’historique du combat – le mot n’est pas trop fort – mené pendant toute la seconde guerre mondiale par le président américain Franklin Roosevelt contre le général de Gaulle, n’entre pas dans le cadre de cette étude. Néanmoins, quelques faits le concernant doivent être rappelés pour la compréhension du contexte. En 1940, après la décision prise par lui de poursuivre la guerre contre l’Allemagne hitlérienne, le Général de Gaulle va préciser ses objectifs politiques : une fois la victoire contre l’Allemagne assurée – ce dont il ne doute pas –, il annonce le rétablissement d’un régime démocratique en France s’inscrivant dans la continuité républicaine. Le président américain Roosevelt en est parfaitement informé. Malgré cela, il va entretenir des relations politiques amicales pendant plus de deux ans avec le maréchal Pétain, chef de l’État français, qui n’est pas – c’est le moins qu’on puisse dire – l’exemple d’un parfait démocrate, ayant installé en France depuis juillet 1940, une dictature très autoritaire.
Le président américain va par ailleurs, fin 1942, en Afrique du Nord, alors sous contrôle français, et où les troupes américaines ont débarqué peu avant, être le promoteur de l’Amiral Darlan, haut dignitaire du régime du maréchal Pétain et antérieurement fervent partisan d’une « collaboration » étroite avec Hitler. Très « compréhensif » avec ces deux personnalités, Roosevelt va se montrer, par contre, totalement intransigeant avec De Gaulle qui, bien que poursuivant depuis juin 1940 la lutte contre Hitler et ayant annoncé cette même année son intention de rétablir un régime démocratique en France après la victoire, affiche un grave défaut à ses yeux, celui d’être un partisan déterminé de l’indépendance de la France y compris vis-à-vis de ses « alliés ».
D’abord établi à Londres depuis 1940, De Gaulle, en juin 1943, crée avec le Général Giraud un « Comité Français de Libération Nationale » ( C.F.L.N ) en quelque sorte gouvernement provisoire de la France. Le CFLN, en liaison très étroite avec la Résistance intérieure en France occupée et l’antenne qu’il possède à Londres, est parfaitement informé en 1944 des bombardements aériens effectués sur la France en prévision d’ « Overlord » et des nombreuses victimes civiles françaises « collatérales » qui les accompagnent.
C’est dans ce contexte que de Gaulle envoie, dans la perspective du débarquement imminent et de la campagne de bombardements aériens préparatoires qui l’accompagne, le 5 mai 1944, un Mémorandum concernant les bombardements aériens adressé aux gouvernements américain et britannique. Dans ce mémorandum de Gaulle, après avoir souligné que la population française rend tout d’abord un « chaleureux hommage », non seulement aux combattants de la Résistance mais également aux aviateurs alliés, indique plus loin que :
« Ce sentiment (d’hommage) toutefois risquerait, en ce qui touche les alliés, d’être sérieusement affecté s’il apparaissait que les destructions et les pertes de vies humaines qu’entraînent les attaques aériennes ne sont pas en rapport avec les résultats techniques obtenus ».
Le mémorandum, après avoir souligné que « Le C.F.L.N estime de son devoir de mettre en garde les Gouvernements américain et britannique contre les conséquences des opérations aériennes telles qu’elles sont actuellement menées », précise dans sa conclusion que « le Comité Français de la Libération Nationale a l’honneur de proposer aux gouvernements américain et britannique que la collaboration des commandements américain et britannique et du commandement français soit organisée immédiatement en ce qui concerne la désignation des objectifs militaires à détruire sur le territoire français et le choix des moyens à employer à cet effet ».
Bien entendu, le mémorandum de de Gaulle n’aura aucune réponse de Roosevelt. Pour une raison évidente : répondre à De Gaulle et au CFLN qu’il dirige à Alger constituerait une forme de reconnaissance pour ceux-ci, dont le président américain ne veut à aucun prix. Il n’en aura non plus aucune de Churchill contraint de s ‘aligner sur Roosevelt.
L’inquiétude antérieurement manifestée par le Premier Ministre britannique auprès de Eisenhower (notamment les 3 et 29 avril) quant aux nombreuses victimes civiles françaises accompagnant les bombardements aériens préparatoires à « Overlord » au printemps 1944 (notamment dans le cadre du « Transportation Plan ») l’inciterait a donner suite aux demandes de de Gaulle exprimées dans le mémorandum, mais le poids très prépondérant des États-Unis dans l’alliance anglo-américaine le contraint à demander l’avis de Roosevelt quant à la poursuite des bombardements aériens avec leur lot de victimes civiles françaises. C’est ce qu’il fait le 7 mai 1944. Le 11 mai, le président américain lui répond que, concernant ce problème, il s’en remettait à la décision des chefs militaires, que, de cette façon , il « couvrait ».
Après le feu vert de Roosevelt aux “barons du bombardement” d’Overlord, l’enchaînement du cycle des massacres de civils normands est déclenché
La réponse de Roosevelt à Churchill donnant le feu vert pour les bombardements de tous types sur la Normandie va ouvrir, un mois plus tard, le cycle de l’anéantissement pur et simple de nombreuses cités normandes dans le cadre de l’opération « Road blocks ». Le 20 mai, Montgomery qui a fait planifier fin avril la destruction de 36 villes normandes exige le soutien des hauts responsables des forces aériennes américaines et britanniques. L’après midi du même jour il obtient celui inconditionnel de Leigh Mallory. Le 5 juin, celui-ci approuve la liste des villes à détruire qui n’a pas changé depuis le 10 mai. Malgré les réserves de Spaatz, Doolittle et Harris, opposés à l’opération, non pour des raisons humanitaires mais parce qu’ils considèrent que ce n’est pas la mission de bombardiers « stratégiques » d’exécuter des opérations « tactiques » et qu’il serait plus logique d’utiliser ceux-ci pour des bombardements sur l’Allemagne.
Les principaux responsables des massacres inutiles de civils normands en 1944
Dans le prologue qui ouvre l’ouvrage dont il est l’auteur, intitulé Les Français sous les bombes alliées : 1940-1945 , l’historien britannique Andrew Knapp , rapporte une conversation qu’il avait eu quelques années auparavant avec un Commandant de ferry arrivant au Havre. Celui ci, relatant un souvenir personnel, lui fit part des propos que lui tint un passager nonagénaire, alors qu’ils arrivaient au Havre à l’issue d’une traversée transmanche. Le passager en question qui avait pour nom Harris et était chef du « Bomber Command » britannique pendant la seconde guerre mondiale et avait pour surnom « the Butcher » (« le boucher ») avait ordonné le bombardement du Havre qui, en 1944, fit plus de 2000 morts civils et détruisit la totalité le port normand sans justification stratégique avérée. Harris demanda alors au capitaine de ferry de ne pas révéler son identité à son arrivée imminente au Havre.
Aujourd’hui en 2019, 75 ans après les faits, tous les responsables directs de la mort inutile de plusieurs milliers de civils normands en 1944, ne sont plus de ce monde. Il peut sembler vain de rechercher leurs noms, notamment ceux qui ordonnèrent et exécutèrent les bombardements « road blocks » en Normandie en 1944. Il faut cependant entreprendre cette démarche, d ‘abord par respect dû à la mémoire des victimes civiles innocentes de 1944, pour l’information des générations actuelles, pour le respect de la vérité historique et, enfin, pour que soit inscrits à jamais dans la mémoire normande les noms de ceux qui furent les responsables « alliés » de ces massacres inutiles
Il est juste d’ajouter à cette désignation des responsables principaux des bombardements « road-blocks », ceux qui , à l’inverse, ont tenté de s’opposer à ce qui constitue en fait un « crime de guerre ». Ces responsabilités se situent à deux niveaux : l’un est civil, l’autre est militaire étant entendu qu’en régime de démocratie, le militaire est subordonné au civil, notamment pour les décisions d’ordre stratégique
Il ne fait pas de doute que le responsable politique principal des bombardements inutiles de civils est le président des Etats-Unis de l’époque, Franklin Roosevelt. En effet, comme cela a été indiqué précédemment dans un message au Premier Ministre britannique, daté du 11 mai 1944 , Roosevelt – tel Ponce Pilate – répond : « Je ne suis pas prêt à imposer une quelconque restriction d’action aux responsables militaires qui pourrait provoquer des pertes additionnelles parmi les forces d’invasion alliées ». Le feu vert politique est ainsi donné, trois semaines avant le déclenchement d’ « Overlord », aux chefs militaires anglo-américains.
Ceux-ci ont pour nom, tout d’abord, le Général Montgomery, chef du 21ème groupe d’armées allié qui a fait planifier par ses services, fin avril 1944, la destruction de nombreuses villes normandes (« road blocks »). Mais Montgomery a été « couvert » par Eisenhower, le Commandant d’Overlord. Il est par ailleurs fortement soutenu par le Maréchal britannique Leigh Mallory, commandant en chef des forces aériennes anglo-américaines. D’autres hauts responsables militaires anglo-américains doivent être associés à ces trois noms : ceux du Britannique Arthur Harris (Bomber Command) et de l’américain Spaatz (U.S Strategic Air Forces) qui, bien que faisant état de leurs réserves (pour des raisons autres qu’humanitaires) avant l’exécution des bombardements « road blocks », n’en obéiront pas moins aux ordres reçus.
D’autres responsables civils et militaires, comme cela a été évoqué précédemment, tentèrent vainement de s’opposer aux bombardements des populations civiles. Parmi eux, citons le Premier Ministre britannique Winston Churchill et son ministre des affaires étrangères (Secrétaire au Foreign Office ) Anthony Eden , même si les raisons qui les motivent ne sont pas exclusivement humanitaires, et bien sûr, le Général De Gaulle, Chef du Gouvernement provisoire français (C.F.L.N). Il faut aussi citer parmi ceux qui s’opposèrent avant le déclenchement d’Overlord aux bombardements « road blocks », le nom de Solly Zuckerman, conseiller scientifique du général britannique Tedder dont l’avis était établi en connaissance de cause puisqu’il avait constaté directement l’année précédente, en 1943, sur le théâtre méditerranéen (Afrique, Sicile, Italie), l’inefficacité militaire des bombardements « road blocks ».