Après avoir présenté précédemment le chapitre sur l’inégalité protectrice de La politique naturelle, nous vous proposons aujourd’hui le deuxième chapitre de ce texte incontournable pour les royalistes d’Action française.
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Par Charles Maurras
La croissance achevée, voici la seconde naissance. Du petit homme sort l’adulte. La conscience, l’intelligence, la volonté, apparues, exercées, il se possède. C’est à son tour de vivre, son moi est en mesure de rendre à d’autres moi tout ou partie, ou le plus ou le moins, de ce qui lui fut adjugé sans aucune enchère.
Son effort personnel ressemble à celui de ses pères, il tend aux mêmes fins de mélancolie éternelle et d’universel mécontentement qui pousse tout mortel à essayer de changer la face du monde. Cela ne va jamais sans vertige ni griserie. Les étourdissements de la chaude jeunesse ne peuvent pas beaucoup contribuer à lui ouvrir les yeux sur la vérité de sa vie. Commençons par feindre de faire à peu près de même, et suivons notre jeune adulte dans le tourbillon de cette activité que le désir, l’exemple et leurs entraînements nouent, dénouent, stimulent, traversent.
L’éternel ouvrier se met donc à l’œuvre ; il fait et il défait, arrache et ajoute, détruit et reconstruit, à moins que, voyageur et médiateur, il ne trafique, achète, vende. Ainsi peut-il entrer dans tous les tours et retours de commandement et d’obéissance qui le font s’éprouver et parfois se connaître : constant ou non avec lui-même, fidèle ou non envers autrui, il ne peut manquer de prendre la hauteur de ses frères, supérieurs ou inférieurs, les dépassant, dépassé d’eux, selon sa valeur ou sa chance, mais rencontrant fort peu d’égaux bien qu’il lui soit usuel, commode et courtois de faire et dire comme s’ils l’étaient tous.
Ce qu’il peut reconnaître de véritable égalité entre les hommes qui se révèlent à lui ressemblerait plutôt à une chose qui serait la même chez tous. Comment se représenter cette identité ?
C’est un composé de science et de conscience, quelque chose de même qui porte les uns et les autres à voir, sentir, retenir, en tout objet, ce qui est aussi le même, invariable, invarié, fixé ; une faculté d’adhérer spontanément aux axiomes universels des nombres et des figures, à se réfugier et à se reposer dans les perceptions ou les acquisitions immémoriales du bon sens et du sens moral ; la distinction du bien et du mal, l’aptitude à choisir ou à refuser l’un et l’autre. Enfin, d’un mot, ce qui, avec des formes ou des intensités diverses, constitue, en son essentiel, le Personnel.
Pour en rendre l’idée plus claire, supposons l’architecte de la Cité de l’Âme ou son géomètre et dessinateur-arpenteur, occupé à délimiter, avec la plume ou le crayon, les vastes espaces vagues occupés et disputés par les sentiments, les passions, les images, les souvenirs, tous éléments divers d’énergie comme de valeur, qui sont naturels à chaque homme ; la courbe irrégulière dont il les cerne peut tendre à former un cercle ou un ovale ou toute autre figure, mais flottante, mobile, extensible, étant douée des élasticités de la vie. Or, voici qui va obliger le même praticien à se servir de son compas, et d’une ouverture constante, pour le rayon qui décrira un petit cercle concentrique à circonférence rigide ; le cercle déterminera le réduit où tient, où s’accumule le trésor, le dépôt des biens spirituels et moraux dont la Raison et la Religion s’accordent à faire l’attribut de l’humanité. Tout homme, ayant cela, vaut tout autre homme, pour cela. Là siège donc l’impénétrable et l’inviolable, l’inaltérable, l’incoercible, le sacré. Les neuf dixièmes de l’Amour, qui sont physiques, reçoivent là leur mystérieux dernier dixième, demi-divin, étincelle qui l’éternise ou le tue. C’est le lieu réservé du plus haut point de nos natures. Et, comme il se répète tel quel en chacun des hommes les plus dissemblables, c’est leur mesure, enfin trouvée. Combien de fois ce mètre mental et moral pourra-t-il être reporté sur la stature et le volume des innombrables exemplaires réalisés de l’être humain ? L’intensité de leurs passions ! L’étendue de leurs besoins ! Leurs talents ! Leurs vigueurs ! Leurs vices ! Celles de leurs vertus qui sont de source corporelle ou d’origine mixte ! Tout ce que la Personne associe et agrège de minéral, de végétal et d’animal, dans le socle vivant de son humanité !
De l’humaine expansion universelle émerge ce point de repère. Il ne faut pas penser que les modernes l’aient découvert. Sophocle et Térence l’ont bien connu. Les auditeurs de leur théâtre ne l’ignoraient point. Quelques abus que l’on fasse de certains de leurs textes, nos Anciens ne doutaient pas que la personnalité fût également présente dans l’esclave et dans le maître. Le petit serviteur platonicien portait en lui, comme Socrate, toute la géométrie. Ce qui ne veut point dire qu’il fût l’égal de Socrate ni considéré, ni à considérer comme tel ; autant eût valu soutenir que nous sommes tous égaux parce que nous avons tous un nez. Mais, que cette identité générale existe, qu’elle serve et puisse servir d’unité de rapport, il suffit ; toute l’activité rationnelle et morale des hommes s’en trouve soumise à une même législation. Il est autre par ailleurs. Il est le même là. Que l’action personnelle tienne à la vie privée, qu’elle tienne à la vie sociale et politique, tout ce qu’elle a de volontaire, engagé au cadre des droits et des devoirs, tombe sous le critère du Juste et de l’Injuste, du Bien et du Mal.
Tel est le petit cercle, et sa juridiction. Il ne saurait l’étendre à toute la vivante forêt des actions inconscientes et involontaires qui recouvre et qui peuple toute la grande figure diffuse dont il est entouré. La mesure des lois morales ne peut suffire à la police de cette aire immense.
Voici d’abord (ce qui n’est discuté de personne) la loi du corps ; se couvrir pour ne pas s’enrhumer, s’appuyer pour ne pas tomber, se nourrir pour ne pas périr. Mais il doit exister d’autres lois. Un chœur de bienfaits collectifs s’est déjà imposé au naissant animal humain en vue de sa croissance physique et morale. Si grandir et mûrir l’émancipe des liens originels, ne va-t-il pas être soumis à d’autres conditions qui auront aussi leur degré de nécessité ? Il n’est point promis à la solitude. Il ne la supporterait pas. L’homme adulte, quelque trouble agitation qui l’emporte, et souvent par l’effet de ce trouble, ne cesse de subir un premier mouvement qui est de rechercher son semblable, pour se l’adjoindre ou se joindre à lui.
Or, prenons garde que, d’abord, il ne va pas lui proposer ou imposer quelque condition définie d’entente délibérée. Son mouvement sera personnel tout à l’heure : il n’est encore qu’individuel.
Avant d’être électives, ses affinités ont été instinctives. Elles ont même commencé par être fortuites et confuses ; souvent dues au concours des seules circonstances. L’enfant a déjà beaucoup joué, avec bien des compagnons (et les premiers venus) avant d’aller articuler le gentil « voulez-vous jouer avec moi ? » des jardins publics de nos grandes villes. L’habitude d’être ensemble s’est nouée toute seule ; cette consuetudo où la Morale antique vit un caractère de l’Amitié. Cela est resserré par les camaraderies de l’adolescence. Enfin, avec l’intelligence de la vie, les motifs d’ainsi faire apparaissent de plus en plus raisonnables et bons ; dès lors tout se passe, on peut le dire hardiment, comme si l’homme prenait conscience des avantages prodigieux que lui a valus sa fonction sociale innée et qu’il ait décidé de les accroître en imitant l’ouvrage de la Nature, non sans le renouveler par son art. Ainsi la créature de la Société VEUT à son tour inventer et créer l’Association.
Dans la réalité, cela est moins net. Un jet incompressible de confiance initiale lui fait désirer et solliciter de son semblable le secours, le concours, ou les deux ensemble. Mais là, un instinct, non moins fort, engendre un mouvement inverse, un jet de défiance, qui conduit à désirer et solliciter des précautions et garanties dans l’usage de ce secours ou de ce concours. Soit par quelque coup de génie, soit par tâtonnements, il cherche et trouve comment éliminer de l’association ce qu’il en redoute : le risque de variation, le danger de perversion. Il cherche, il trouve comment associer à la durée la sécurité. Les clauses d’un Contrat vont s’ajouter à tous les biens de l’association désirée ; qu’elles soient jurées ou non, orales ou non, écrites sur la brique ou sur la pierre, la peau de bête, le tronc d’arbre ou le papier, il y est fait mention de la foi des personnes qui décident enfin d’engager leur volontés libres selon leurs esprits conscients.
La première confiance dans l’association initiale ne peut étonner ; elle jaillit du sentiment d’un même destin de faiblesse et d’effort, de besoin et de lutte, de défense et de labeur. À moi ! À l’aide ! Le coup d’épaule. Le coup de main. Rien de plus naturel à l’homme. Faible, il se trouve toujours trop seul ; fort, ne se sent jamais assez suivi ni servi. Aurait-il cherché si avidement le concours de ses semblables s’ils n’avaient été dissemblables, s’ils avaient tous été ses pairs, et si chacun lui eût ressemblé comme un nombre à un autre nombre ? Ce qu’il désirait en autrui était ce qu’il ne trouvait pas exactement de même en lui. L’inégalité des valeurs, la diversité des talents sont les complémentaires qui permirent et favorisèrent l’exercice de fonctions de plus en plus riches, de plus en plus puissantes. Cet ordre né de la différence des êtres engendra le succès et le progrès communs.
Quant à la méfiance entre associés, elle devait tenir, elle tient aux modes de collaboration : à l’embauche et à la débauche, à l’horaire, aux saisons, au plexus des conditions favorables et hostiles. Elle tient surtout aux produits qui résultent du travail en commun. Ce sont des objets matériels, qu’il faut partager ; ils sont prédestinés aux réclamations continues que font naître tous les partages. L’associé se met en garde contre l’associé tout aussi spontanément qu’il peut l’être contre le pillard et le filou.
Si donc la nécessité impose la coopération, le risque de l’antagonisme ne sera jamais supprimé non plus ; la surabondance des produits issus du machinisme n’y fera rien. Dans l’abondance universelle, il y aura toujours du meilleur et du moins bon, les différences de qualité seront appréciées, désirées, disputées. Ce qui aura l’honneur et le bonheur d’apaiser les faims élémentaires, éveillera d’autres désirs, nombreux, ardents, entre lesquels renaîtra la contestation. L’histoire nous apprend que les guerres, étrangères ou intérieures, ne sont pas toutes nées de la pénurie. Les litiges civils ont aussi d’autres causes. Est-ce que les plus riches ne se disputent pas leur superflu ? On s’efforce de prévenir ce mal universel en le prévoyant ; on se règle, on se lie soi-même. Que le Contrat produise à son tour des difficultés, c’est la vie et son jeu d’intérêts passionnés. Les semences de guerre sont éternelles, comme les besoins et les volontés de la paix.
Il faut s’associer pour vivre. Pour bien vivre, il faut contracter. Comme si elle sortait d’un véritable élan physique, l’Association ressemble à un humble et pressant conseil de nos corps dont les misères s’entr’appellent. Le Contrat provient des spéculations délibérantes de l’esprit qui veut conférer la stabilité et l’identité de sa personne raisonnable aux changeantes humeurs de ce qui n’est pas lui. Pour illustrer la distinction, référons nous aux causes qui conjoignent le couple naturel — puissantes, profondes, mouvantes comme l’amour —, et comparons-les à la raison distincte du pacte nuptial qui les rassemble et les sublime pour un foyer qui veut durer.
Nouée, scellée par le Contrat, l’Association mérite d’être tenue pour la merveille des chimies synthétiques de la nature humaine. Cette merveille, bien introuvable à l’origine des connexions sociales, naît à leur centre florissant, dont elle est le fruit. L’Association contractuelle a été précédée et fondée — et peut donc être soutenue — par tout ce qui a part à « la constitution essentielle de l’humanité » ; il faut lui souhaiter de poser avec force sur les conglomérats préexistants, mi-naturels, mi-volontaires, que lui offre l’héritage gratuit de millénaires d’histoire heureuse, foyers, villes, provinces, corporations, nations, religion.
Bref, le Contrat, instrument juridique du progrès social et politique, traduit les initiatives personnelles de l’homme qui veut créer à son tour des groupements nouveaux, qui soient au goût de sa pensée, à la mesure de ses besoins, pour la sauvegarde de ses intérêts : l’art, le métier, le jeu, la piété, la charité. Il suffit de songer à ces compagnies, à ces confréries, pour sentir combien la personne y peut multiplier la personne, l’humain passer l’humain, les promesses et les espoirs se féconder les unes les autres. Une action qui sait faire servir les constructions de la Nature à la volonté de l’Esprit confère à ses ouvrages une fermeté surhumaine.
Bien qu’on l’ait beaucoup dit, il ne faudrait point croire que l’Association volontaire ait fait un progrès particulier de nos jours.
Sa puissance s’est plutôt affaiblie, et la cause en est claire. Elle tient à la décadence de la personne et de la raison.
Le Moyen Âge a vécu du contrat d’association étendu à l’édifice entier de la vie. La foi du serment échangé d’homme à homme a présidé aux enchaînements de la multitude des services bilatéraux dont la vaste et profonde efficacité s’est fait sentir durant de longs siècles. Maître statut des volontés, l’engagement contractuel naissait à la charrue, s’imposait à l’épée et réglait le sceptre des rois. Mais cette noble mutualité juridique, vivifiée par la religion, était fortement enfoncée et comme entée sur le solide tronc des institutions naturelles : autorité, hiérarchie, propriété, communauté, liens personnels au sol, liens héréditaires du sang. Au lieu d’opposer l’Association à la Société, on les combinait l’une à l’autre. Sans quoi, le système eût rapidement dépéri, s’il fût jamais né.
Depuis, l’on s’efforce de faire croire à l’homme qu’il n’est vraiment tributaire ou bénéficiaire que d’engagements personnels : ainsi prétend-il tout régler d’un je veux ou je ne veux pas. Les créations impersonnelles de la Nature et de l’Histoire lui sont représentées comme très inférieures aux siennes. On lui fait réserver les caractères de la convenance, de l’utilité et de la bonté à ce qu’il a tiré lui-même de l’industrie individuelle de son cerveau, du choix plus ou moins personnel de son cœur. Cependant est-ce lui qui, en naissant, s’est soustrait à la mort certaine ? Il a été saisi et sauvé par un état de choses qui l’attendait. Est-ce lui qui a inventé la discipline des sciences et des métiers à laquelle il emprunte si largement ? Il a reçu tout faits ces capitaux du genre humain. S’il ne se plaint pas de ces biens, il y songe trop peu et distingue de moins en moins tout ce qu’il doit encore en recevoir et en tirer.
Prochainement La politique naturelle et hérédité et volonté…
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