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Martin Buber, d’Alain de Benoist

 
Martin Buber, d’Alain de Benoist
Martin Buber (1878-1965) demeure une figure méconnue des Européens. Alain de Benoist lui consacre sa dernière monographie, révélant l’inclination « conservatrice-révolutionnaire » d’un philosophe habituellement connu pour sa philosophie des relations humaines (Je et Tu, 1923) et son intérêt pour la culture juive traditionnelle (Récits hassidiques, 1949). Par-delà les questions identitaires, Buber révèle la pertinence d’un tempérament et d’une psychologie politiques.

Sous la plume d’Alain de Benoist, la figure de Martin Buber illustre l’existence d’un type politique irréductible aux circonstances historiques, voire au contexte culturel. S’il existe vraisemblablement des partis et individualités de gauche (aspiration à l’égalité) et de droite (déploiement des différences) — suivant l’axiomatique de Norberto Bobbio (Droite et gauche, 1996) —, d’aucuns peuvent y voir une manière hémiplégique d’être au monde.

Est-il seulement possible d’être et de droite et de gauche ? Martin Buber est l’un des exemples étonnants d’un tel franchissement des bornes apparemment établies de la politologie classique. Par-delà droite et gauche, Buber agit — de l’Europe au Proche-Orient — comme l’une des figures de la « révolution conservatrice ». Si l’identité se trouve au centre de la pensée de Buber, c’est qu’elle est à la fois la condition de l’être-au-monde et le lieu communautaire d’un questionnement. Si la judéité relève de la singularité irréductible parmi les cultures et nations, c’est qu’elle permet l’articulation à l’universel — à la manière de Herder. Le recours à la mystique permet le dépassement paradoxal de la religiosité juive, soutient l’effort d’établissement d’une culture laïque. Les contraires et contrastes apparents sont ainsi la condition d’une dialectique dont l’achèvement n’est pas l’enjeu premier — précisément parce qu’elle accompagne, intellectuellement ou spirituellement, la dynamique vitale elle-même.

Né à Vienne dans une famille juive orthodoxe, Buber parle exemplairement yiddish et hébreu, allemand et français. Sa formation le situe au carrefour d’influences ethniques et religieuses ; le porte à l’esprit de synthèse comme à la tentation du choix. Son engagement précoce au sein du mouvement sioniste ne résout pas par-lui même l’équation. De fait, Buber n’émigre définitivement en Palestine qu’en 1938, après avoir débuté une carrière universitaire en Allemagne. Faut-il rompre avec le judaïsme ? lui préférer les Lumières allemandes et leurs manifestations tardives ? S’agit-il de rester fidèle ou de dépasser son propre héritage ?

S’inscrivant dans la lignée du romantisme allemand, de Kierkegaard et de Nietzsche, Martin Buber est d’abord un penseur vitaliste. Son interprétation de la vie religieuse juive le conduit à privilégier le hassidisme (courant mystique apparu en Europe orientale au XVIIIe siècle) sur la Loi. Quel avenir pour le judaïsme ? Il ne peut échapper au matérialisme (à la modernité) s’il ne parvient pas à dépasser simultanément l’orthodoxie rabbinique et le réformisme libéral. S’impose alors un recours : « le sang » apparaît comme un élément constitutif de l’âme. La Première Guerre mondiale est donc plus qu’un simple conflit entre États européens. Elle est comparable à la révolte des Maccabées (menée au IIe siècle av. J.-C. par les Juifs « traditionalistes » contre les partisans de l’occupant grec-hellénistique). Elle permet la régénérescence d’une Europe en déclin ; assure l’intégration des Juifs engagés à la « nation allemande du salut ». La défaite et le constat de l’auto-destruction continentale conduisent cependant Buber à faire retour sur lui-même. Une démarche qui prend ici valeur d’exemple. Au regard du désastre, il ne peut être question d’abandonner toute identité — comme s’il était possible de se dissoudre dans un système social, ou dans un ensemble d’échanges marchands. Il s’agit cependant d’établir un dialogue. Dialogue avec soi, et dialogue avec le tiers en vue de l’établissement d’une synthèse pratique. « Une histoire, il faut qu’on la raconte de telle sorte qu’elle agisse et soit un secours en elle-même », comme l’explicitera Buber dans les Récits hassidiques.

Le recours à la pensée européenne, décisif chez Buber, n’est pas en lui-même exceptionnel. Nietzsche suscite, légitime ou oriente ainsi les formulations utopiques innervant l’activité d’une partie notable des pionniers du projet sioniste. Reuben Brainin (1862-1939) écrit à ce propos que « la génération future ne sera ni faible ni chétive, ni brimée et maladive comme cette génération de nains. Ce sera une génération forte et vigoureuse, une génération de grands et de géants, qui saura insuffler de nouvelles forces, tant corporelles que spirituelles, une génération comme nous n’aurions pu nous l’imaginer, la génération des fils de l’homme supérieur ». Suivant le rabbin David Neumark (1886-1924), le « surhomme » (Übermensch) n’est-il pas assimilable à « l’homme suprême » (Adam elion) du Zohar de la Kabbale ?

Pensée nietzschéenne, exégèse ou mystique juive tendent ici à fusionner. Martin Buber révèle cependant son originalité. Le ferment culturel européen ne doit pas justifier une quelconque suprématie territoriale, économique, militaire sioniste. Il doit permettre d’assumer nouvellement — en tant que telle — la singularité éthique du nationalisme juif. On songe ici à l’analyse de David Ohana (Université Ben Gourion du Néguev) : « Parallèlement à son discours à l’égard du mysticisme qu’il estime être l’un des constituants sociaux du judaïsme, Buber étudie avec un intérêt non moindre les fondements mythiques, ce qui l’amène à une volte-face qui fut vitale à la juste évaluation du mythe. Cette nouvelle appréciation, commune à Buber et à nombre de ses contemporains, découlait directement de l’influence de Nietzsche ». L’entreprise sioniste ne doit pas relever d’une simple prolongation du paradigme européen — comme le rechercheraient Herzl et le courant dominant —, mais d’une véritable réinvention ou de retrouvailles heureuses avec la tradition juive, désormais laïcisée. Il ne s’agit ni de s’inscrire dans le colonialisme germanique, ni de s’inscrire dans le néo-messianisme surfait voulant que « les Juifs » seuls « héritent » de la Palestine. Le sionisme de Martin Buber relève du questionnement et de l’exercice introspectif, comme de la tentative d’instauration d’une nouvelle culture.

Le sociologue Ferdinand Tönnies, bien connu pour sa distinction de la communauté et de la société — de la Gemeinschaft organique et de la Gesellschaft contractualiste-juridique — offre à Buber ses concepts fondamentaux. La tradition hassidique vient dans un second temps les féconder, pour définir un nouvel idéal social. Le sionisme est dès lors questionné comme affirmation vitale, ou source de ressentiment, ou entreprise coloniale étrangère à la singularité juive. Comment se confier à ceux qui « parlent de renaissance » alors qu’ils « pensent affaires » (1918) ? Faut-il devenir auprès des Arabes « des agents et des policiers détestés » ou « des éducateurs révérés » (1920) ? Tel que l’appréhende Buber, le nationalisme juif doit se distinguer du nationalisme européen. Il ne peut qu’échouer s’il récuse sa dimension métaphysique. Le « nationalisme métaphysique » de Buber n’est pas clos sur lui-même : il est un nationalisme ouvert à l’idée de Dieu ; ouvert à l’idée d’altérité. « Supposons que nous soyons les habitants d’Eretz Israël et que d’autres arrivent chez nous, alors nous comprendrions ce que cela signifie » (1929).

La croyance en Dieu et ses élus n’est pas une condition nécessaire à l’exercice de la critique. Le mythe juif de l’Unique s’avère cependant indispensable au nouvel ordre culturel en Palestine. C’est lui qui peut seul informer l’éthique propre d’Israël, telle que le philosophe entend la redéfinir. Dieu n’a-t-il pas établi une Alliance avec un peuple ? La pensée de Buber postule ainsi le primat de la relation. Plus précisément : la relation seule fonde le monde. « L’homme devient un Je au contact du Tu. Le partenaire paraît et s’efface, les phénomènes de relation se condensent ou se dissipent, et c’est dans cette alternance que s’éclaircit et croît de proche en proche la conscience du partenaire qui demeure, la conscience du Je » (Buber). La relation se fait ainsi « catégorie de l’Être », suivant l’expression qu’affectionne Alain de Benoist — et l’on devine ici que deux pensées se rencontrent —.

Il y a près de 20 ans déjà, Alain de Benoist proposa une solide réflexion sur la problématique de l’identité. Nous et les autres (Krisis, 2006) évoqua côte à côte deux thématiques fondamentales : « La perte d’identité, pour les individus comme pour les peuples, c’est la sortie du symbolique. Cette sortie condamne à l’errance dans le perpétuel présent, c’est-à-dire à une fuite en avant qui n’a plus ni but ni fin. » A fortiori si l’on admet que les « identités se construisent par l’interaction sociale, si bien qu’il n’existe pas d’identité [y compris ethnique] en dehors de l’usage qu’on en fait dans un rapport avec autrui ». Le portrait de Martin Buber par Alain de Benoist ne témoigne donc pas seulement d’un effort intellectuel constant et cohérent. Il fait signe vers un thème fondateur : vers l’identité qui est toujours fonds et projet, accomplissement et dépassement.

Benjamin Demeslay
10/10/2024

Alain de Benoist, Martin Buber. Théoricien de la réciprocité, Paris, Via Romana, 2023, 128 p.

https://institut-iliade.com/martin-buber-dalain-de-benoist/

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