C’était un 11 novembre de brouillard et de pluie, avec une éclaircie trop brève, comme le symbole climatique des temps de 1918 et de 2024… Il ne faisait pas meilleur temps en 1918, et l’humidité de ce jour de 2024 n’est rien au regard des orages d’acier que subirent les poilus et leurs adversaires teutons : l’avons-nous oublié ? Car la mémoire des nations est capricieuse, parfois oublieuse, et l’actualité permanente dans laquelle vivent nos sociétés contemporaines de consommation, de communication et de présent permanent, n’aide guère à se souvenir pour ceux qui n’ont pas vécu ces temps désormais lointains des guerres et des occupations de notre territoire historique. Une anecdote pour s’en convaincre : ce matin, une mère de famille et sa fille adolescente s’apprêtaient à payer le stationnement de leur véhicule dans une rue de Versailles, toute proche de la Mairie et de son immense monument aux morts couvert de centaines de noms et de quelques dates à l’écho de glas. Leur rappelant alors que le 11 novembre était jour férié et que, donc, le stationnement était gratuit, je vis leur surprise, non feinte : « Férié ? Ah bon, mais pourquoi ? ».
« Mais nous sommes le 11 novembre ! Le jour de l’armistice ! », repris-je alors, un peu estomaqué. La surprise de mes interlocutrices sembla alors se muer en certitude : « Ah oui : la Libération ! »… Visiblement, la mère de famille pensait à la Seconde Guerre mondiale, achevée en 1945 : celle d’avant, la Grande comme on l’appelait avant qu’elle devienne la Première, semble désormais appartenir à un passé révolu, presque préhistorique, n’ayant plus de témoin de ce temps-là à présenter encore. Pourtant, cette mère avait sans doute passé quelques années sur les bancs de l’école et sa fille était en âge d’être lycéenne. Sans doute ont-elles répondu, durant leur scolarité, à des questions de leur professeur d’histoire sur les guerres du XXe siècle, sur les tranchées de Verdun et sur le débarquement de Normandie. Mais tout cela ne fait pas une mémoire collective, une mémoire qui reste ; juste le souvenir, diffus, de quelques images en noir et blanc de soldats à moustache et, pour les films d’époque, marchant en accéléré au milieu de champs de barbelés… Pour lier les générations présentes à celles qui furent, bien avant hier, combattantes et souffrantes, il manque cette transmission par la parole, le conte, la légende même, qui font de la mémoire une chaîne éternellement vivante et vibrante. Les quelques misérables pages des manuels d’histoire dédiées à la guerre de 14-18, agrémentées de textes convenus et, disons-le, froids, voire inexpressifs, techniques, malgré la sempiternelle lettre du poilu à ses parents ou à sa bien-aimée qui apporte un peu d’émotion et d’humanité à l’ensemble, ces quelques pages sont vite oubliées une fois le contrôle de connaissances passé. On peut évidemment le regretter, et quelques collègues arrivent néanmoins à transcender ces pages et ses simples connaissances par un travail de mémoire sur un lieu, un monument, quelques noms inscrits sur une stèle, ce qui reste un bon moyen, à défaut d’être toujours suffisant, pour raccrocher des jeunes (et des moins jeunes) à ce passé des trépassés qui, pourtant, nous permet, vaille que vaille, de vivre dans un pays encore libre, du moins « libre dans sa tête » pour reprendre la chanson de France Gall.
L’entretien de la mémoire de la France, à travers le souvenir de ses combattants d’hier, ceux qui tombèrent au combat et ceux qui réchappèrent à la mort et poursuivirent leur ouvrage ou leur mission terrestre après les temps de guerre, est une nécessité civique et nos rassemblements à dates fixes devant les monuments aux morts, une occasion de renouer un peu plus ce lien invisible entre les vivants et les morts, entre les héritiers d’aujourd’hui et ceux qui, hier, ont préservé l’héritage, à la fois riche et lourd, issu des siècles précédents.
Ce matin, après l’étrange et révélateur dialogue conté plus haut, j’assistais à la messe du souvenir en la cathédrale Saint-Louis de Versailles, puis à la procession vers le grand monument aux morts de la ville, avant de participer à la cérémonie d’hommage à tous les morts pour la France de ces derniers siècles et décennies. Je n’étais pas seul : au-delà de mes élèves de la Classe Défense du lycée Hoche, il y avait aussi nombre de collégiens et lycéens des autres établissements de la ville, et, au-delà des anciens combattants et des actuels militaires d’active, une foule nombreuse de simples citoyens qui, malgré une pluie persistante, se tenaient debout, tout autour de nous et des personnalités officielles, respectueux et attentifs. Savaient-ils tous l’histoire des guerres de la France ? Sans doute pas, mais ils en partageaient le sens… Avec eux, la France vit, et sur-vit, au-delà du souvenir.
Il y avait aussi, en ce jour de commémoration, des Français de toutes les opinions de l’arc-en-ciel politique, à l’image de la France contemporaine. Comme toujours, je portais sur ma veste l’insigne des Camelots du Roi qui côtoyait ainsi le bleuet de France : n’est-ce pas aussi le moyen de résumer ce qu’est l’état d’esprit de nombre de mes amis, « Sauvegarder l’héritage, en attendant l’héritier » ? Sauvegarder la France, en attendant celui qui saura la valoriser, marchant avec tous les siècles et non avec les seules troupes électorales…
Si « 1918 s’éloigne » chaque année un peu plus, la France, elle, continue, encore et toujours : « La France finie ? Mais non ! Ils finiront avant, ceux qui le disent. (…) Même par eux, elle ne finit pas. (…) Chaque fois qu’un enfant naît, tout recommence. Chaque fois que le langage est présent, tout reprend. Chaque fois que l’on parle français, nous retournons aux sources. (1) » L’espérance française, toujours…
Notes : (1) : Pierre Boutang, entretien paru dans la Nouvelle Action Française en 1972.