
Voici la lettre du collectif “Notre humanité en péril” aux parlementaires sur la “loi fin de vie” :
« Donner la mort n’est pas un soin » : la formule résume l’opposition à l’euthanasie et au suicide assisté manifestée par de très nombreux médecins, soignants, juristes, psychiatres et acteurs des politiques de prévention du suicide, ainsi que par beaucoup d’associations au service des plus vulnérables, dont récemment le Collectif Démocratie, Ethique et Solidarités, qui analyse lumineusement la lettre et l’esprit du projet de loi.
Ce texte que vous allez voter, ou non, implique directement le corps médical. Mais il affecte aussi tout le corps social, et chaque personne qu’elle en ait conscience ou non, en imposant une vision fragmentaire, purement rationaliste et pragmatique, de la condition humaine. Est-ce bien au législateur de choisir à notre place la forme de notre existence ?
« Apprends-nous la vraie mesure de nos jours », dit un psaume qui consonne avec la profonde expérience humaine des soignants et des proches penchés sur un corps souffrant, un cœur qui défaille. « Apprends-nous la vraie mesure de nos jours », car nous l’ignorons. Nous ne savons pas lire les destins humains. Nous ne voyons pas l’invisible sous le visible. Nous ne savons pas ce qui s’accomplit dans le cœur profond à l’heure où vient pour chacun, non la finitude commune, mais sa propre mort, « la mort née de sa propre vie » (Rilke).
C’est sur ce fond d’ignorance et de mystère que va s’inscrire votre décision. Sans doute, les progrès de la médecine et l’état de la société rendent nécessaire ce débat politique. Mais la question ne peut se réduire à des calculs, à des statistiques, à des opinions, à des intérêts, quand on met à l’ordre du jour l’effacement volontaire du visage humain.
Parce qu’ils allient la technicité professionnelle et la relation sensible, la présence attentive, les médecins et soignants sont aux avant-postes, et les porte-parole de notre humanité. Lorsqu’ils refusent d’administrer la mort – d’en faire un dossier administratif – ils marquent les limites du pouvoir technique. Ils donnent la profondeur de champ existentielle, irréductible à tout protocole. Qu’est-ce qu’un texte de loi, face au texte vivant de l’univers que la sagesse interroge depuis toujours, que la science écoute dans les lointains de l’astrophysique ou dans le langage codé de la génétique ? « Avez-vous une seule fois, depuis que vous êtes nés, commandé au matin de se lever, à la nuit de se faire ? Connaissez-vous le séjour de la lumière, et le lieu où l’obscurité a sa demeure ? ». Un vote électronique permet-il d’ouvrir ou de fermer les portes de la vie et de la mort ?
En se rapprochant du visage humain, on pourrait poursuivre : avez-vous compris tous les paradoxes de la vie ? Avez-vous vu naître un sourire dans la douleur, sous la caresse d’une main amie ? Avez-vous senti l’amour se diffuser à travers la présence d’une personne handicapée ? Vous êtes-vous étonnés, devant une peinture ou un poème, de la beauté surgie au cœur de la détresse psychique ?
Les soignants, qui ont partie liée avec l’intimité des êtres, témoignent des complexes nuances d’une relation chaque fois unique et jamais anonyme.
« La loi ne peut être que générale » a écrit un médecin spécialiste des soins palliatifs, alors que l’alliance qui lie patient et soignant est « recherche attentive du singulier ». C’est « l’alliance entre une confiance accordée et une promesse donnée de ne pas abandonner ». Confiance et promesse qui engagent les soignants dans une extrême responsabilité, lourde d’angoisse, de doute, de remords.
Et ne serait-il pas juste que ceux qui tiennent ainsi fraternellement la main des mourants, sentent que la leur est tenue par nous tous avec la même fraternité ? Que leur engagement est soutenu par celui de la société à « ne pas abandonner » – ni ceux qui faiblissent, ni ceux qui les entourent.
Quelques-uns revendiquent la liberté d’en finir, qui leur appartient en effet. Mais l’inscrire dans la loi suppose l’abolition de la liberté de tous les professionnels contraints de procurer une « aide active à mourir » au mépris de leur vocation de soigner, c’est-à-dire de nourrir la relation qui est au principe de la vie.
Ce conflit très net contient un autre conflit, moins apparent mais non moins fondamental. Car une telle loi cautionne et « officialise » l’anthropologie qui la sous-tend. Or il s’agit d’une réorientation majeure. Le refus des soignants nous rappelle que « nul homme n’est une île », que, de la naissance à la mort, il dépend des autres et influe sur eux, propageant et recevant des ondes bénéfiques ou mortifères bien au-delà de chacun. Les tenants de la loi imposent la conception d’une vie comme isolée, autarcique, sans conséquences.
Ceux qui veulent « éteindre la lumière », en commandant à d’autres de manier l’interrupteur, indiquent par cette métaphore leur rapport à l’existence : la lumière électrique d’une chambre individuelle, contrôlée à la demande. Là encore, cette liberté leur appartient. Mais l’inscrire dans la loi, c’est couper à leurs seules mesures l’indivisible tissu d’interdépendances, physiques, spirituelles, du monde vivant. Et léser gravement l’humanité tout entière dans ce qu’elle a de plus profond et de plus doux.
Il faut savoir gré aux soignants de représenter pour nous tous le visage humain, l’attention à son mystère et à sa fragilité. La guerre et le crime le détruisent sans cesse. Faut-il y ajouter la loi ?
Recevez, Madame, Monsieur, l’expression de notre haute considération.
Collectif Notre humanité en péril !