En avril dernier, interrogé par une chaîne de télévision russe sur la russophobie occidentale, j’avais eu une illumination. J’avais à peu près répondu : cela va vous être désagréable d’entendre ça, mais notre russophobie n’a aucun rapport avec vous. C’est un fantasme, une pathologie des sociétés occidentales, un besoin endogène d’imaginer un monstre russe.
Pour la première fois à Moscou depuis 1993, je vivais un choc de normalité. Mes indicateurs habituels – mortalité infantile, suicide et homicide – m’avaient montré, sans bouger de Paris, que la Russie était sauvée, après sa crise de sortie du communisme. Mais Moscou normale à ce point, c’était au-delà de tout ce que j’avais conçu. J’ai eu sur place l’intuition que la russophobie était une maladie.
Cette intuition résout toutes sortes de questions. Je m’obstinais, par exemple, à rechercher dans l’histoire les racines de la russophobie anglaise, la plus obstinée de toutes. L’affrontement des empires britanniques et russe au dix-neuvième siècle semblait justifier une telle approche. Mais quand même, durant les deux guerres mondiales, la Grande-Bretagne et Russie furent alliées, et elles se durent mutuellement leur survie durant la seconde. Alors, pourquoi tant de haine ? L’hypothèse géopsychiatrique nous donne une solution. La société anglaise est la plus russophobe, tout simplement parce qu’elle est la plus malade d’Europe. Acteur majeur et victime première de l’ultralibéralisme, l’Angleterre n’en finit pas de produire des symptômes graves: effondrement universitaire et hospitalier, sous-alimentation des vieux, sans oublier Liz Truss, la plus brève et la plus folle des premiers ministres britanniques, hallucination fulgurante au pays de Disraeli, Gladstone et Churchill. Qui aurait osé une chute des recettes fiscales sans la sécurité d’une monnaie, non pas seulement nationale, mais impériale, monnaie de réserve du monde ? Trump aussi fait n’importe quoi avec son budget mais il ne menace pas le dollar. Dans l’immédiat.
En quelques jours, Truss avait détrôné Macron au hit-parade de l’absurdité occidentale. J’avoue attendre beaucoup de Friedrich Merz, dont le potentiel belliciste antirusse menace l’Allemagne de beaucoup plus qu’un effondrement monétaire. La destruction des ponts du Rhin par des missiles oreshnik ? Malgré la protection nucléaire française ? En Europe, c’est carnaval tous les jours.
La France va de plus en plus mal, avec son système politique bloqué, son système économique et social à crédit, sa hausse de mortalité infantile. Nous coulons. Et hop, poussée russophobe. Macron, le chef d’état-major des armées et le patron de la DGSE viennent d’entonner en cœur la chanson. La France, ennemi numéro 1 de la Russie. On croit rêver. Notre insignifiance militaire et industrielle fait de la France le cadet des soucis de la Russie, suffisamment occupée par son affrontement planétaire avec les États-Unis.
Cette dernière absurdité macronienne rend le recours à la géopsychiatrie indispensable. Un diagnostic d’érotomanie est inévitable. L’érotomanie, c’est cette affection, plutôt féminine mais non exclusivement, qui conduit le sujet à se penser universellement désiré sexuellement et menacé d’une pénétration par, mettons, tous les mâles environnants. La pénétration russe donc, menace…
Je dois avouer ma lassitude à taper sur Macron (d’autres s’en chargent désormais, malgré la servilité journalistique générale). Heureusement pour moi, nous avions été préparés au discours de 14 juillet du Président par du neuf, les interventions de deux petits soldats du régime, Thierry Burkhard (chef d’Etat-major des armées) et Nicolas Lerner (patron de la DGSE). Je ne suis pas constitutionnaliste et ne sais s’il est de bon augure pour la démocratie que des gérants du monopole de la violence légitime de l’État se répandent sur les ondes, en conférence de presse (Burkhard) ou en divagations angoissées sur la chaîne LCI (Lerner) pour y définir en avant-première la politique extérieure de la France.
Reste que l’expression publique et libre de leur parole russophobie est un trésor pour le géopsychiatre. J’en ai tiré deux enseignements essentiels sur l’état d’esprit des classes dirigeantes françaises (ces interventions ont été reçues comme normales par la majorité du monde politico-journaliste et nous parlent donc de la classe qui nous guide)
Écoutons d’abord Burkhard. Je reprends la transcription du Figaro avec ses évidentes imperfections. Je ne touche à rien. Comment notre chef d’État-major définit-il la Russie et les Russes? « C’est aussi par sa capacité de sa population à durer, voir à endurer, même si la situation est compliquée. Là aussi, historiquement et culturellement, c’est un peuple qui est capable d’endurer des choses qui nous semblent d’ailleurs complètement inimaginables. C’est un aspect important pour la résistance et à la capacité à soutenir l’État ». Je traduis : le patriotisme russe est pour notre militaire inimaginable. Ce n’est pas de la Russie qu’il nous parle, c’est de lui et des siens. Il ne sait pas, ils ne savent pas, ce qu’est le patriotisme. Grâce au fantasme russe, nous découvrons pourquoi la France a perdu son indépendance, pourquoi, intégrée dans l’OTAN, elle est devenue un proxy des États-Unis. Nos chefs n’aiment plus leur pays. Réarmer, pour eux, ce n’est pas pour la sécurité de la France, c’est pour servir un empire en décomposition qui, après avoir jeté les Ukrainiens puis les Israéliens à l’assaut du monde des nations souveraines, s’apprête à mobiliser les Européens pour continuer de semer le désordre en Eurasie. La France est loin du front. Notre mission de proxy, si l’Allemagne est un Hezbollah, sera d’être les Houthis de l’Empire.
Passons à Nicolas Lerner s’étalant sur LCI. Cet homme semble en grande détresse intellectuelle. Décrire la Russie comme une menace existentielle pour la France… Avec une population qui diminue, déjà trop petite pour ses 17 millions de kilomètres carrés. Seul un malade des nerfs peut croire que Poutine veut pénétrer la France. La Russie de Vladivostok à Brest? Reste que dans sa détresse, Lerner est utile pour comprendre la mentalité des gens qui nous mènent à l’abîme. Il voit la Russie impériale là où elle est nationale, viscéralement attaché à sa souveraineté. La Nouvelle Russie, entre Odessa et le Donbass, c’est tout bêtement l’Alsace-Lorraine des Russes. Aurait-on décrit la France de 1914, prête à se battre pour résister à l’Empire allemand et reprendre ses provinces perdues comme impériale? Burkhard ne comprend pas le patriotisme, Lerner ne comprend pas la nation.
Une menace existentielle pour la France ? Oui bien sûr, ils la sentent, ils ont raison, ils la cherchent en Russie. Mais c’est en eux-mêmes qu’ils devraient la chercher. Elle est double. Menace n°1 : nos élites n’aiment plus leur pays. Menace n°2 : ils le mettent service d’une puissance étrangère, les États-Unis d’Amérique, sans jamais tenir compte de nos intérêts nationaux.
C’est quand ils parlent de la Russie que les dirigeants français, britanniques, allemands ou suédois nous disent qui ils sont. La russophobie est certes une pathologie. Mais La Russie est surtout devenue un formidable test projectif. Son image est semblable aux planches du test de Rorschach. Le sujet décrit au psychiatre ce qu’il voit dans des formes à la fois aléatoires et symétrisées [1]. Il projette ainsi des éléments cachés de sa personnalité. La Russie est notre Rorschach.
JUL 17
[1]Le test de Rorschach est un test projectif de la personnalité qui utilise 10 planches avec des taches d'encre symétriques pour explorer les mécanismes psychiques d'une personne. Il est utilisé en psychologie clinique pour évaluer la personnalité, diagnostiquer des troubles psychologiques et comprendre le fonctionnement psychique d'un individu.
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