Les mots sont confus, piégés, générateurs d’erreurs, que mettent à profit les manipulateurs. Tout ce qui relève de l’ « extrême droite » appartient souvent à la légende ou au fantasme. C’est une expression générique dont l’extension est si vaste et floue qu’elle ne signifie plus rien. Elle recouvre des appartenances, des choix si dissemblables qu’elle aboutit à dire tout, et son contraire. Du national révolutionnaire à l’ultra libéral néoconservateur, elle serait l’étiquette commode permettant l’incapacité de ne pas penser des différences essentielles marquant de vraies fractures.
L’exemple récent du tueur d’Oslo, Anders Behring Breivik, suffit à illustrer cette aporie journalistique qu’est la définition impossible de l’extrême droite. Ce terroriste passe pour l’un des produits du mouvement populiste européen, qui a pu, ces dernières années, progresser électoralement dans plusieurs pays. Les références culturelles de Breivik sont toutefois difficilement assimilables à la tradition noire de l’extrémisme de droite. Il se dit admirateur de Churchill et du résistant anti-nazi Max Manu, il est chrétien, homosexuel et pro-Israël. Voilà qui cadre mal avec le profil du militant antisémite et nostalgique du Troisième Reich. La figure qui vient toute de suite à l’esprit serait celle de Pim Fortuyn, assassiné en 2002. On a tenté aussi d’identifier le parcours du tueur en soulignant qu’il avait adhéré en 2006 aux jeunesses du Le Parti du progrès (en norvégien Fremskrittspartiet, abrégé en FrP), lequel a démenti tout lien avec lui. Ce mouvement « populiste » est devenu, depuis les législatives de 2010, le second parti de Norvège, après les Travaillistes, avec 23% des voix.
Bien qu’il soit peu correct d’établir une logique entre une adhésion ancienne de cinq ans et un comportement présent, il semble intéressant de s’arrêter sur le programme d’une organisation que des commentateurs paresseux situent à « l’extrême droite », et qui, appartiendrait plutôt à un courant thatchérien, où l’on placerait volontiers Reagan et Bush.
Le Parti du progrès est en effet libéral. Il prône les baisses d’impôts, moins d’Etat et la dérégulation économique et sociale. Il est farouchement partisan du marché « libre », de la mondialisation marchande, et, bien qu’il se présente comme adversaire d’une immigration incontrôlée, il est partisan de l’utilisation sélective de la main d’œuvre étrangère. Il souhaite des liens forts avec l’Otan, les Etats-Unis, Israël. Il veut limiter l’aide aux pays sous développés. Ces caractéristiques appartiennent encore, remarquons-le, aux propos de Anders Behring Breivik.
Son programme s’apparente par ailleurs à d’autres organisations « populistes » considérées comme « d’extrême droite », comme le Parti du peuple danois », l'UDC de Christoph Blöcher en Suisse, le parti de la Liberté de Geert Wilders aux Pays Bas, ou la Ligue du Nord en Italie. En revanche, il faudrait le distinguer du « Parti des Vrais Finlandais » et du Front National français, dont les revendications sociales et la défiance par rapport à la mondialisation marchande, ainsi qu’une volonté de prendre des distances par rapport à l’Otan et l’emprise américaine, marquent des différences considérables.
Les autres cas européens que sont le mouvement Jobbik en Hongrie, le FPÖ et le BZÖ en Autriche sont très liés à des causes spécifiques qu’il est difficiles de faire entrer dans un moule.
Néanmoins, le point commun entre ces organisation est la revendication nationaliste (ou patriotique), le rétablissement des contrôles aux frontières, et un rejet de l’immigration, voire du danger islamiste (avéré ou non) et une extrême défiance vis-à-vis de l’Union européenne.
L’existence de ces mouvements identitaires et populistes sont l’expression du crise, dont on a maintes fois identifié les causes : crise économique, sociale, mais aussi et surtout, crise de confiance par rapport aux « élites » européennes et nationales, hostilité face au monde qu’ils ont proposé aux peuples européens, un univers « nomade », multiculturel, déraciné, ouvert au monde dans le même temps où toutes les garanties de protection tombent les unes après les autres. Le projet d’une société harmonieuse, progressiste, unissant tous ses membres dans un élan optimiste vers un bien-être économique et social, a été violemment mis à l’épreuve par le réquisit mondialiste considéré comme nécessité. Les discours hautains, cyniques et machiavéliques des technocrates et des professionnels de la politique ont aggravé le malaise. On a l’impression d’être en présence de deux peuples : l’un, très minoritaire, profitant du Nouvel Ordre du Monde, et l’autre, majoritaire, étant abandonné à son sort, comme des indigènes laissés à leur médiocrité d’existence. D’une certaine manière, et cet état des choses perdurant depuis maintenant une ou deux décennies, il est étrange que la violence ne se soit pas manifestée plus tôt. Il a fallu que la classe moyenne soit touchée particulièrement par la crise de 2008, et que les discours lénifiants s’érodent d’autant plus. Maintenant, il semblerait que nous soyons à un carrefour.
Quelle orientation prendre ?
Carl Schmitt disait que la politique, c’est d’abord identifier ses ennemis. Il est clair que l’ennemi, pour les peuples européens, c’est celui qui cherche, par tous les moyens, à lui faire perdre toute maîtrise de son destin. A ce titre, tous ceux qui sont favorables au libéralisme, à la mondialisation, à la dérégulation, à la marchandisation sans limites (et l’immigration de masse fait partie de ce processus) sont leurs ennemis. Les partis « populistes », qui utilisent, pour se faire une santé électorale, le malaise réel, la souffrance éprouvée par les gens, les ouvriers, les employés livrés à leur sort malheureux, qui stigmatisent un islam fantasmatique ou s’en prennent aux immigrés, qui sont aussi victimes que le sont les masses populaires autochtones, sont les ennemis des peuples européens.
A vrai dire, quand on est obligé de démystifier les discours démagogiques, on se heurte à l’irrationnel, au pathos, à l’hyperbole, lesquels ne sont pas appropriés pour mener une réflexion de fond. Il est évident par exemple que la présence de populations allogènes dans certains quartiers engendre de sérieux problèmes pour la société et l’ordre public, et que des difficultés économiques, sociales, éducatives en sont aussi le résultat, à vrai dire, de plus en plus intolérable. Cependant, outre que certaines réactions avilissent l’être humain, la haine ethnique, le racisme, par exemple, ou que certaines solutions simplistes ne résoudraient rien, il se peut que nous soyons à un tournant de la civilisation européenne où tout peut être possible, le pire, comme le meilleur. A condition d’identifier les causes véritables de notre malheur, à savoir l’adoption d’un mode d’existence qui nous mine. Dès lors que l’Europe, dans son ensemble, a opté pour l’american way of life, l’hédonisme de supermarché, le productivisme déréglé, le culte de l’argent et l’avachissement décadent, nous avons forgé nos chaînes, et nous nous sommes livrés au plus fort. Désormais, nous ne sommes plus que des esclaves. Le salut, n’en doutons pas, passe par une révolution d’abord spirituelle. Elle doit être européenne. Le problème des immigrés, musulmans ou non, n’en sera plus un, si nous avons assez d’imagination, de souffle, d’énergie, pour reconstruire une Europe, de Lisbonne à Vladivostok, tolérante, puissante et entreprenante, plurielle et unie autour de vraies valeurs. Ne nous laissons pas enivrés par des gestes stupides et criminels. Le pire serait que l’acte d’un imbécile fasse partie d’une légende romantique qui susciterait des actes aussi fous.
Juillet 2011 Claude Bourrinet http://www.voxnr.com